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Le Hirak, de l'oligarchie à la tyrannie de l'ochlocratie (Suite et fin)

par Mohamed Belhoucine*

Lorsqu'une oligarchie est évincée ou discréditée (à l'exemple de celle d'avant le 22 février 209), elle est invariablement remplacée par une autre en quête de prestige, c'est-à-dire de légitimité d'exercice, prête s'il le faut à utiliser la démagogie.

La souveraineté populaire est un mythe qui permet aux oligarques tous les abus et toutes les arnaques imaginables. L'utopiste qui rêve qu'il est possible d'éliminer l'égoïsme et la açabiya en politique et de fonder un système politique sur la seule moralité n'atteint pas sa cible, pas plus d'ailleurs que le réaliste qui croit que l'altruisme est une illusion et que toute action politique est basée sur l'égoïsme. En politique, il n'y a ni consensus ni compromis, il n'y a que des alternatives, et tous les régimes qui se sont succédé depuis 30 ans en Algérie restent cantonnés dans la gestion du capitalisme et de l'ordre néolibéral. A l'évidence la partitocratie métapolitique s'exhibe à chaque échéance électorale inlassablement à nous proposer des programmes administratifs de gestion d'intendance qui n'ont rien de politique et qui se ressemblent tous. Un parti politique n'est ni plus ni moins qu'un groupe de personnes qui s'unissent pour conquérir et conserver le pouvoir. Tout le reste (même l'idéologie) est secondaire.

Le peuple n'est pas dupe ; il sait que la plupart des promesses faites par les politiques sont fausses. Notamment celle de redistribuer la richesse, alors que l'écart entre les puissants et les riches (y compris les nouveaux riches) et le reste de la population s'est accru de façon exponentielle

Les partis naissent comme des groupes élitistes et se convertissent en organisations de notables ; même avec le suffrage universel, ils n'ont jamais su propager et diffuser des idées politiques hégémoniques dans le sens commun de notre population, et de là ratent le coach de ne plus pouvoir se transformer en partis de masse. La tendance oligarchique est consubstantielle aux partis. Seule une minorité participe aux décisions du parti et, souvent, cette minorité est ridiculement exiguë. Le parti est un instrument de domination (voir mes précédents papiers). Contrairement à ce qu'ils prétendent, les partis sont des organisations qui veulent que les élus dominent les électeurs et que les mandataires dominent les mandants.

L'Etat des partis appartient clairement à la catégorie des Etats qui servent les oligarques. L'Etat des partis est en réalité un Etat totalitaire qui est masqué par sa propagande, son apparent pacifisme et ses bonnes actions, lesquelles permettent aux oligarques de séduire les gens qui doivent en revanche payer pour cela. Le parti sans masse n'a jamais été le moyen par lequel la société civile pénètre dans l'Etat. C'est la fin de la politique.

Une révolution a besoin de dirigeants, mais l'étatisme et les ?'professionnels de la politique'' ont infantilisé, voire dévitalisé la conscience des Algériens et son êthos s'est trouvé défiguré (sa manière d'être). L'émergence de véritables dirigeants (à l'exemple d'un Boumediene ou d'un Medeghri formés à l'école de la révolution) est devenue quasiment impossible et si cela se produira un jour, la méfiance empêchera de les suivre.

06 ouvrages fondamentaux, de première main et pionniers révèlent particulièrement bien la caractéristique fondamentale des sociétés et de leur tendance à l'oligarchie.

1- L'étude des partis politiques réalisée par le sociologue et philosophe allemand Robert Michels dans son ouvrage de 1911 (Les partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, édit. Flammarion).

2- Vilfredo Pareto célèbre économiste et sociologue italien dans son ouvrage écrit en 1903 (Les systèmes socialistes, Genève, Librairie Droz 1965).

3- Le politicien, historien, juriste et sociologue russe Moisey Ostrogorski dans son ouvrage écrit en 1903 (La Démocratie et l'Organisation des partis politiques, 1912[Nouvelle édition, refondue].

4- Le philosophe, juriste et journaliste italien Gaetano Mosca auteur de (Histoire des doctrines politiques depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Paris, Payot, 1936. Traduction par Gaston Bouthoul).

5- Guglielmo Ferrero, historien-philosophe et anthropologue politique, qui fut conseiller de grands chefs d'Etat, auteur de (Pouvoir, les génies invisibles de la cité, Col.Poche, Genève, 1942).

6- Finalement l'économiste et politologue austro-américain Joseph Schumpeter dans son célèbre ouvrage écrit en 1942 (Capitalisme, Socialisme et Démocratie. édit. Payot 1954).

De ces 06 ouvrages fondamentaux et de première main, nous avons puisé matière pour nourrir, inspirer et guider notre réflexion. Les foules à l'image du Hirak constitutivement ne peuvent avoir de leaders en tant que mouvement horizontal. Cette incapacité politique congénitale est inhérente à toutes les jacqueries de foules déferlantes. Gustave Lebon est le premier à mettre en évidence les comportements irraisonnés des foules (1896), ce comportement d'individus réunis qui ne s'avère pas être plus le même que lorsque les individus raisonnent de manière isolée. A son tour Edward Bernays (1891-1995), le père de la manipulation de l'opinion publique, a montré dans son ouvrage «Propaganda», un grand classique, comment façonner par tous les moyens possibles l'opinion publique en s'appuyant sur les medias, les journalistes et ceux qui habitent toute l'année les plateaux de TV.

Dans l'impossibilité de ne pouvoir choisir ou désigner un grand guide ou timonier, le Hirak est frappé d'une sorte d'incapacité politique (inhérente aux foules) qui tôt ou tard l'inclinera à se retirer et à abandonner le champ politique. Le principe d'organisation est une condition absolument essentielle pour la lutte politique et son fatal et inévitable corollaire, l'oligarchie, est une nécessité sociale.

Dans le Hirak nous voyons poindre des leaders sectaires et opportunistes, de tous les camps, tendances, idéologies, ethnies, etc. Même les gestionnaires des ONG étrangères sont de la partie, tous se présentent de façon tacite comme les porte-parole du peuple, mais en réalité c'est toujours la lutte entre l'ancienne minorité qui défend son hégémonie et la nouvelle minorité ambitieuse qui entend conquérir le pouvoir.

Cette nouvelle minorité ambitieuse qui entend conquérir le pouvoir confond le langage et le logos ; la magie des mots qu'elle emprunte de façon habile aux répertoires poétiques et littéraires de notre patrimoine arabe a pour effet et objectif de mobiliser les pulsions émotionnelles de la vox populi. Nous l'avons vu très récemment ; cette nuance heuristique reste imperceptible pour les tribunaux d'Alger transformés en «maisons des phrases», en «tribunes politiques» et en «théâtres du lyrisme et de l'aberration». L'éphémère et le sensationnel prime sur la rigueur intellectuelle.

Le leadership est tendanciellement autocratique. Les leaders ne se contentent pas de vouloir durer, ils veulent toujours plus de pouvoir.

Le Hirak est une forme de rébellion à la base et n'a que d'infimes ou nulles possibilités de succès. Le Hirak est en train de se transformer en une pire tyrannie de l'opinion publique en faisant exacerber dans la rue la prédominance des passions égalitaires démagogiques, des utopies et des achronies, voire des idioties, et qui sont de façon paradoxale caractéristiques des temps de l'âge des foules (Gustave Lebon).

Il faut être fixé sur un point : le caractère inévitable de l'oligarchie et de la division gouvernants-gouvernés ; division parfaitement décrite par Robert Michels. Dans son ouvrage cité plus haut il précise que «selon les régimes et les sociétés, la circulation des élites peut être plus ou moins grande, mais en dernière instance, c'est toujours le petit nombre, la minorité qui dirige». Robert Michel ajoute que «la démocratie idéale est irréalisable et les symboles démocratiques sont des fictions.

La complexité des problèmes et surtout la dimension des sociétés constituent autant d'obstacles à l'autogouvernement».

Réfléchissons un peu à l'instant, pourquoi en Occident capitaliste, libéral, les démocraties ne mènent pas à la solidarité, à la prospérité et à la liberté, mais aux conflits sociaux, aux dépenses publiques effrénées et à la tyrannie ? La démocratie relève de l'utopie. Le revers du recrutement de la classe politique dans les démocraties reste le danger le plus grave, se manifeste par le remplacement de quelques corrompus par de nombreux incompétents.

La démocratie est une méthode, elle ne saurait être une fin, un idéal absolu, un impératif moral. L'idéologie démocratique, la foi démocratique, relèvent de l'utopie. Elle ne sert qu'à éluder les responsabilités et écraser les oppositions au nom du peuple. Sans sombrer dans l'historicisme, l'homme est historique, avec ses pulsions et sa subjectivité, qui expliquent pour une bonne part le caractère instable des institutions politiques et le caractère conflictuel de la politique.

Le Hirak est sa résistance systématique et aveugle à toute forme de pouvoir (la croyance que « le pouvoir est le mal ») constitue une excellente méthode pour accélérer la corruption du pouvoir et entrainer sa substitution par d'autres formes de pouvoir souvent bien plus problématiques et plus despotiques.

Le Hirak sans le savoir à choisi la stratégie de l'encerclement perpétuel jusqu'à l'épuisement de la nation. (Théorie développée par le stratège militaire anglais Liddll Basil Hart, dite stratégie de l'approche indirecte). C'est le meilleur moyen de se tirer une balle au pied et perpétuer les oligarchies et ouvrir les portes à la ploutocratie.

Le Hirak est voué à perdre la force de ses débuts. Constitutivement, il ne peut survivre ni s'affirmer dans la sphère politique, croyant que la politique va disparaitre. Le Hirak n'a pas compris que la politique est la grande «neutralisatrice» des conflits et est indéboulonnable. Il n'existe pas de régime optimal ou parfait. Chaque régime politique est une solution contingente et singulière, une réponse transitoire à l'éternel problème du politique. Tous les régimes sont par ailleurs également soumis à l'usure du temps et à la corruption.

Alors quelles seront les qualités et les aptitudes d'un homme politique ?

L'authentique politique est un homme avec des principes (et non une girouette comme on le constate partout dans le monde), une morale, une profonde conscience des devoirs et des responsabilités de l'action politique. La prudence, la sagesse, l'équilibre, la densité, le sens de la responsabilité et la fermeté de caractère sont les clefs de sa pensée. L'homme politique doit être conscient que la politique est au service de l'homme et a pour finalité propre le bien commun et non El Infitah et la loi de la jungle. Mais doit être conscient des finalités non politiques (le bonheur et la justice). Quelle que soit l'exemplarité d'un homme politique, elle n'est pas à l'abri de la loi historique de la dégénérescence de toute chose humaine.

Un authentique homme politique doit être en veille permanente pour empêcher que les membres du gouvernement ne soient que de simples courroies de transmission des intérêts, des désirs et des sentiments de l'oligarchie politique, sociale, économique et culturelle. Il doit créer les instruments pour que la démocratie politique soit possible et que sa corruption devienne beaucoup plus difficile, sinon impossible.

L'authentique homme politique doit bannir deux écueils : le Cela a été toujours ainsi et le Cela ne se produira jamais.

A l'intérieur du pouvoir, il y a toujours un groupe favorisé doté de privilèges et de droits acquis. Qui contenter de préférence et qui sacrifier ? Les classes dirigeantes, la population, les fonctionnaires, les élus, etc. ? Comment faire régner l'harmonie - ou un semblant d'harmonie ? entre tant d'intérêts opposés ? Faut-il satisfaire le pouvoir de l'argent au détriment de la collectivité entière et du sujet-citoyen ? Comment répartir les dépenses, optimiser les recettes, et comment décider ? Dans les grandes décisions faut-il aller droit comme un boulet de canon ou varier comme une plume au vent ?

04 traits de gouvernance sont proscrits dans les sciences du management comme en science politique : l'arrogance, le mépris, la sollicitude et l'inquiétude. Comment choisir entre les flatteurs, les confesseurs, les conseillers et les censeurs ? Comment faire leur juste place aux favoris, aux favorites, à la police, à l'armée, à l'intelligentsia, etc. ?

La mission de la politique n'est pas de créer un homme nouveau, ni de le changer ni de le rendre meilleur, non, ça c'est le chemin du fascisme et du totalitarisme, mais d'organiser les conditions de la coexistence humaine (sans excès ni se plier à des revendications insensées et a-historiques), de mettre en forme la collectivité, d'assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure. Les conflits doivent habilement être canalisés, réglementés, normalisés (pourquoi pas ?), institutionnalisés et autant que possible résolus sans violence.

La mission principale de l'homme politique authentique est d'orienter les inévitables intérêts oligarchiques vers le bien commun (cet autre concept aujourd'hui prostitué). Fermeté et intransigeante doivent s'opposer à l'inconséquente dictature ochlocratique des foules, et y céder c'est engager l'amorce à court terme de la décomposition de l'Etat et de la Nation entière.

Il faut que notre attitude à l'égard du gouvernement soit toujours méfiante, même lorsqu'il s'agit d'amis ou de personnes pour lesquelles on a voté. «Le gouvernement des amis est la manière barbare de gouverner», disait Bertrand de Jouvenel (Du Pouvoir. Collection Poche. Pluriel 2006).

*Docteur en Physique et DEA en science du management