Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Plaidoyer pour une dévaluation du dinar

par Samir Bellal*

Au moment où dans le discours officiel des nouvelles autorités politiques du pays il est question d'améliorer le pouvoir d'achat des citoyens, il peut sembler incongru de plaider pour une dévaluation de la monnaie nationale.

Pourtant, si dans un passé récent, les appels, nombreux, en faveur d'une réévaluation du dinar trouvaient leur justification dans une accumulation sans précédent des réserves de change, la situation de crise que nous traversons aujourd'hui ne semble paradoxalement pas susciter suffisamment d'appréhensions pour remettre à l'ordre du jour la question de l'opportunité de revoir la parité officielle de notre monnaie. Certains partisans de l'ordre ancien, à l'instar d'un ancien gouverneur de la banque centrale du temps de l'économie administrée, continuent de professer, contre toute logique, que le pays n'a pas intérêt à dévaluer sa monnaie.

Doit-on, dans les circonstances économiques actuelles, recourir à une dévaluation du dinar ? A cette question, il est vain de chercher une réponse dans la théorie économique. Telle que formulée, la question ne relève pas de cette dernière. Le recours à l'enseignement de la théorie n'est utile qu'autant qu'il permet de fournir l'éclairage nécessaire quant aux conséquences éventuelles d'une décision politique dans ce domaine. La théorie économique ne nous indique pas la conduite à suivre en matière de taux de change ; elle ne nous dit pas s'il faut réévaluer ou dévaluer la valeur de la monnaie nationale. Il s'agit là d'un choix politique, c'est-à-dire le résultat d'une délibération politique.

Plusieurs causes plaident pour une dévaluation du dinar. La première d'entre elles (celle qui vient en premier à l'esprit) est que les réserves actuelles de change du pays ne sont plus d'un niveau qui permette de maintenir indéfiniment le taux actuel. Une dévaluation ne serait, de ce point de vue, qu'un ajustement, une réaction, que dicterait la conjoncture. Mettre en avant le niveau des réserves de change pour justifier une décision en matière de taux de change relève cependant d'une approche comptable dont les risques et conséquences sont d'autant plus grands que nous sommes en face d'une économie qui présente une configuration particulière dans son mode d'insertion internationale, à savoir une économie rentière.

Il y a lieu en effet de rappeler que le taux de change est, avant tout, un indicateur de compétitivité ; et que c'est, entre autres, par lui que se définit la capacité d'une économie à s'insérer activement dans la division internationale du travail. La question de la politique de taux de change se présente différemment selon qu'on est dans une économie de marché développée ou dans le cas particulier d'une économie qui se reproduit sur la base d'une rente externe. Dans le cas d'une économie de marché (euphémisme pour désigner une économie capitaliste), la question du taux de change soulève celle, primordiale, de la répartition du revenu national entre les différents acteurs de l'activité économique. Elle pose essentiellement la problématique du partage du surplus entre travail et capital. En général, la réévaluation (ou inversement, la dévaluation) est une mesure qui affecte considérablement les termes du partage entre les acteurs de la production et de l'accumulation (capitalistes et travailleurs). La réévaluation peut ainsi profiter à certaines catégories sociales et porter préjudice à d'autres. Il en est de même de l'opération inverse, la dévaluation. Le cas d'une économie rentière comme la nôtre est particulier à plusieurs égards. Dans ce type d'économie, les choix de l'Etat en matière de change (choix du régime et fixation du taux) revêtent un caractère éminemment politique. Du fait que la majeure partie des revenus extérieurs du pays se présente sous forme de rente minière dont l'Etat est en l'occurrence le propriétaire exclusif, cette dimension politique s'en trouve renforcée. L'essentiel de la richesse nationale se trouvant être le produit d'un transfert, i. e. fruit d'un travail effectué ailleurs (rente d'origine externe), les questions de partage entre différents agents se posent différemment : il ne s'agit plus de revendiquer une plus grande part du gâteau, fruit d'un travail social domestique, en contrepartie de l'effort fourni par chacun, mais plutôt de s'approprier, sur des bases qui ont très peu à voir avec les principes de productivité ou de l'effort, une part des richesses dont l'origine doit davantage aux aléas de la géologie qu'au sacrifice de chacun.

Dans un régime rentier, le taux de change est un élément qui détermine dans une grande mesure la nature du projet économique et politique que l'autorité politique se propose de mettre en œuvre. Souvent, dans ce type de régimes, c'est la logique distributive qui prend le dessus. Cela se traduit dans les faits par une surévaluation structurelle de la monnaie nationale, surévaluation rendue possible par la disponibilité de la rente externe. Pour des raisons qui relèvent principalement de considérations politiques (clientélisme oblige), la valeur de la monnaie nationale est instrumentalisée par l'Etat pour servir de moyen pour satisfaire les différentes demandes sociales qui lui sont adressées. La logique distributive, inhérente aux régimes rentiers, favorise la pratique d'un taux de change surévalué. A contrario, la sous-évaluation de la monnaie est une situation qui, bien que rarement observée dans un régime rentier, tend à contrecarrer la logique distributive.

Les expériences de certains pays émergents montrent que l'Etat intervient fortement dans la détermination de la valeur externe de la monnaie, souvent dans le sens d'une sous-évaluation1. Si, dans les faits, la dévaluation se présente habituellement comme une mesure dont la finalité est de remédier à un déséquilibre dans la balance des paiements, il en va autrement de la situation qui prévaut en Algérie. Structurellement, l'économie algérienne semble avoir de la peine à se remettre du mal qui la ronge depuis des années : l'intoxication pétrolière. Le boom des années 2000 n'a fait qu'aggraver la situation en éliminant les obstacles économiques pouvant refréner les tentations populistes du recours aux solutions de facilité dans la conduite de la politique économique du pays : le pays est ainsi devenu un espace où l'ouverture externe (au travers notamment d'un démantèlement tarifaire et une surévaluation de la monnaie nationale) prend l'allure d'une capitulation pure et simple. C'est ainsi que la politique de taux de change a eu pour effet l'orientation de la demande intérieure vers la production étrangère au détriment de la production domestique, qui s'en est trouvée du coup lourdement asphyxiée. De même qu'elle a sans doute grandement contribué à faire en sorte que l'allocation des capacités domestiques de production s'opère en faveur des activités à l'abri de la concurrence étrangère (services, transport, BTP,...) au détriment des activités industrielles et manufacturières en particulier. Nous retrouvons là, évidemment, une configuration qui rappelle on ne peut mieux celle déjà prédite et abondamment décrite par la fameuse théorie du syndrome hollandais.

Dans le débat public dédié aux questions économiques, il est souvent fait référence à la nécessité et l'urgence de préparer la période de l'«après-pétrole». Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est lorsque le discours politique des autorités prône avec le plus de force la rupture avec la rente que les pratiques économiques de l'Etat vont dans le sens du renforcement du fondement rentier du régime économique. Cette incohérence aurait été «compréhensible» si elle était le fait du seul discours politique. Or, il se trouve que même les débats entre économistes et acteurs socioéconomiques, lorsqu'ils se réfèrent à l'«après pétrole», ne manquent pas d'incohérences. La confusion est telle qu'aujourd'hui même ceux qui sont censés être les adversaires premiers de la surévaluation en sont devenus les défenseurs les plus acharnés. C'est dire combien, en ce moment, la société dite «civile» est unanime sur cette question. Cette unanimité, qui ne constitue pas en soi un argument, est en réalité révélatrice du fait que, très souvent, la conscience fausse des acteurs sociaux parvient à s'imposer et à l'emporter sur les choix qu'une approche rationnelle des problèmes posés dicterait. Il en est souvent ainsi du changement lorsque celui-ci est l'œuvre des hommes.

Est-il, en effet, «cohérent» de prôner la rupture avec le régime rentier lorsque l'on ne cesse de suggérer ou de promettre une hausse des salaires, le maintien d'un dinar stable (autrement dit surévalué), un allégement de la fiscalité ordinaire, le maintien d'un soutien large aux prix de nombreux produits de consommation et d'une multitude de services, un assainissement financier - qui n'en finit pas - des entreprises publiques, un recrutement pléthorique dans la fonction publique... pour ne citer que ces mesures qui, de nos jours encore, constituent l'essentiel de l'actualité économique du pays ? Peut-on prôner la rupture avec le régime rentier sans en admettre et accepter le caractère inéluctable et nécessairement douloureux des sacrifices ? Au regard de la tournure que prend l'orientation politique du pays en ce moment, ces questions ne sont pas dénuées de fondement.

Par ailleurs, la question de la conduite à mener en matière de taux de change ne doit pas, cela va sans dire, être appréhendée indépendamment des complémentarités qui existent entre les composantes institutionnelles de la régulation économique. Il ne sert par exemple à rien de vouloir renforcer la compétitivité externe de l'économie nationale par une politique appropriée en matière de taux de change si, en parallèle, on ne s'efforce pas d'inscrire les autres choix de régulation (salaires, concurrence et accès au marché, Budget, fiscalité et tarifs douaniers, ...) dans la même perspective. Le taux de change appliqué au dinar est l'un des facteurs qui déterminent la configuration de l'ordre économique interne projeté, mais il n'est pas le seul. Le taux de change n'est qu'un élément, parmi d'autres, de la problématique générale de l'allocation des ressources et de la répartition du revenu national.

Le problème du taux de change ne se réduit donc pas à une quête ridicule d'un hypothétique équilibre virtuel entre offre et demande de monnaie étrangère. L'histoire économique des pays qui ont réussi l'entreprise de s'insérer activement dans la division internationale du travail nous enseigne que les choix effectués en matière de taux de change, pour ne prendre que cet aspect qui nous intéresse, obéissent à des impératifs économiques de moyen et long termes, c'est-à-dire des impératifs de développement. L'actualité économique internationale immédiate nous fournit, à cet égard, une multitude d'exemples où le taux de change, objet de luttes entre puissances économiques, est plus que jamais mobilisé par les Etats comme instrument de préservation ou de renforcement de la compétitivité externe de leurs économies respectives.

Notre conclusion, forcément anecdotique lorsqu'il s'agit de l'Algérie, est qu'une politique crédible en matière de taux de change devrait permettre à l'Etat de se soustraire définitivement à l'obligation, stupide, de consacrer du temps et des ressources pour faire la chasse aux pratiques de la surfacturation. La politique de l'Etat sera en l'occurrence d'autant plus crédible qu'elle permettra de faire en sorte que le phénomène de la surfacturation, comportement tout ce qu'il y a de rationnel, perde sa raison d'être économique et par conséquent, son statut juridique de délit.

* Universitaire - Auteur de La crise du régime rentier en Algérie - Essai sur un pays qui stagne, Editions Frantz-Fanon, 2017.

1- L'exemple de la Chine est à méditer.

Ce pays, deuxième plus grand exportateur mondial et premier détenteur de réserves de change, s'obstine fermement à rejeter, en dépit des pressions américaines, toute idée de réévaluer la valeur du Yuan.