Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Sur les traces du «révolutionnaire»: Frantz Fanon ! (1ère partie)

par Kamal Guerroua*

«Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir» Frantz Fanon in «Les Damnés de la terre».

Il est, pour le moins difficile, de résumer Frantz Fanon (1925-1961), dans un article, une revue ou même un livre, aussi volumineux soient-ils. Ce penseur-phare de la décolonisation reste, aux côtés d'Eward Said, Amilcar Cabral, José Carlos Mariategui, Jean-Paul Sartre, Albert Memmi, Edouard Glissant et bien d'autres, un monument humain et une référence incontournable pour tant de générations de résistants, qu'ils soient Latinos, Asiatiques ou Africains, en particulier les Algériens. Visionnaire et homme de terrain, Fanon a exploré, dès le début des années 1960, les causes du sous-développement de l'Afrique, en allant prospecter dans le cerveau, les réflexes, les habitudes et les comportements de l'indigène/colonisé.

I- Fanon, le révolutionnaire de la pensée

Ce fut l'ouvrage «Peau noire, masques blancs» (1952), fruit d'une thèse soutenue à Lyon, une année auparavant, qui a fait connaître Frantz Fanon au grand public.(1) Remettant en question l'aliénation et la déculturation du Noir antillais qu'il impute au processus de la colonisation, Fanon y décèle des mécanismes de violence psychologique exercés par les colons sur le colonisé. Celui-ci, poussé dans ses derniers retranchements de survie, se met alors à intégrer «passivement» à ses dépens une lourde logique de stigmatisation, qu'il continue à perpétuer.(2) Ce sentiment d'infériorité / infériorisation culturelle, accepté de fait par le colonisé, devient alors une attitude, voire un caractère permanent dans sa personnalité. Ainsi méprise-il sa culture d'origine, sa langue, son patrimoine, ses us et ses coutumes, tentant en vain de copier ou plutôt d'imiter «l'école du colonisateur». (3) Cette «taba'îya» (suivisme), pour emprunter le vocabulaire khaldounien, est d'après Fanon, un handicap majeur à la culture de l'homme libre. (4) Il est évident que ce dernier part d'un constat fort lamentable : La plupart des Antillais, venus en métropole, oublient, sinon rejettent vite leur langue d'origine «le créole» et tentent de se rapprocher du français, la langue du «Blanc», synonyme de «civilisation», de «culture» et du «développement». En revanche, ces mêmes Antillais (noirs) plongent, eux-mêmes, dans une certaine «négrophobie» nauséabonde et se mettent à rejeter les leurs, n'hésitant pas à tenir à distance les Noirs africains, qu'ils considèrent «inférieurs», voire «de véritables nègres». (5) Devenant systématique, le syndrome de l'aliénation, évolue et se renforce dans une sorte d' «éco-système», se retournant alors, par effet boomerang, contre le colonisé lui-même, en le déshumanisant. Cette perte cruelle d'humanité et de confiance en soi expose ce dernier au défaitisme, au désespoir.

Une fois devenu, en 1953, médecin-chef à l'hôpital psychiatrique de Blida, Fanon, constate sur le terrain les mêmes effets négatifs chez beaucoup d'Algériens, que l'on considère alors comme «Indigènes». Il se rend compte, non sans dégoût, que le système colonial ne repose pas seulement sur sa domination territoriale et économique, mais aussi et surtout sur sa suprématie psychologique sur l'esprit des colonisés. La duplicité du traitement colonial à l'égard des colonies rend le salut presque impossible. Comment faire alors? s'interroge-t-il. La réponse ne se fait pas longtemps attendre : «décoloniser les esprits», un slogan repris d'ailleurs plus tard par le penseur Mohand-Chérif Sahli (1906-1989), qui appelle à «décoloniser l'histoire»(6) Autrement dit, libérer «l'homme de couleur», libérer «l'indigène», libérer «le colonisé» tout court de l'emprise psychologique du colonisateur, en déconstruisant ses logiques de domination perverses. Le célèbre psychiatre martiniquais, comprenant l'importance du fait colonial dans la maladie, invente une psychothérapie sociale, intégrée à la vie, adaptée au milieu et à la culture des patients colonisés. Pour lui, «l'indigène apprend à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c'est pourquoi ses rêves [...] sont des rêves musculaires, des rêves d'action, des rêves agressifs»(7) C'est la dichotomie existante entre le discours de la liberté dont se sert l'Europe et la pratique de la colonisation qui le décevait. Il est clair que, si Fanon a démissionné, en 1956, de son poste de médecin-chef à Blida-Joinville, c'est bien parce qu'il se sentait incapable d'assumer son rôle dans la machine d'aliénation européenne, complice d'un pouvoir colonialiste répressif. Dans sa lettre de démission à Robert-Lacoste, à l'époque ministre résident, gouverneur général de l'Algérie, il s'interroge sur l'utilité de bonnes intentions, si leur concrétisation sur le terrain est rendue impossible par l'indigence du coeur, la stérilité de l'esprit, et la haine des autoctones du pays, dénonçant, au passage, le statut réservé à l'Algérie qu'il qualifie de «déshumanisation systématisée».(8) N'y a-t-il pas là, place au parallèle, avec la célèbre ethnologue Germaine Tillon (1907-2008), qui dépeignait déjà le colonialisme comme «une machine de clochardisation»? Fanon réfléchit en ethnologue, soigne en psychiatre, et agit en révolutionnaire, et c'est là que se situait le secret de la solidité de son argumentaire, et de son action. L'Algérien était en butte, d'après lui, à la décérébration, pris qu'il fût «dans les mailles serrées du colonialisme». Puis, le colonisateur, chez Fanon, détaille le professeur A. Cheniki, construit son colonisé, lui impose son propre regard, à tel point qu'il se regarde à travers sa propre lorgnette! En quelque sorte, le colonisé module sa propre aliénation et se la revendique en douceur, c'est ce que Fanon appelle «complexe du colonisé». Un amortissement incompréhensible de la pensée faisant du colonisateur un modèle en tout : l'art, l'industrie, la littérature, la beauté, la bonté, la force, etc. Il y a seulement quelques décennies l'écrivain Rachid Boudjedra notait, enragé, dans son pamphlet «Le FIS de la haine» (1992) que certaines boîtes d'édition parisiennes continuent de regarder les auteurs de l'autre rive de la Méditerranée en simple prosateurs exotiques, producteurs d'une littérature de bas-étage, qui réveillent le fantasme de ce fameux exotisme arabe, cultivé de longue date par les Orientalistes. Et le malheur, argumente Boudjedra, c'est que nos écrivains leur tendent la joue, pour qu'ils les traitent en tant que tels! Nous pouvons noter, à ce propos, que le penseur américo-palestinien Edward Said (1935-2003) lui-même a saisi bien cette réalité dans son ouvrage «L'Orientalisme» (1978), en insistant sur le fait que le regard posé par l'Occident sur nous-mêmes (Orientaux dans la pensée de E. Said) n'est qu'un «regard du dehors», résultat d'une longue histoire de colonialismes. En ce sens, il (ce regard-là) ne saurait être le reflet réel et authentique de notre réalité propre. Ainsi, il s'avère que l'exotisme ou la vision défigurée des Occidentaux sur l'Orient rend toute restitution de la vérité (dans un paradigme scientifique sérieux) un processus complexe, et ce sont tous ces stéréotypes infériorisants intériorisés, ajoutés aux sécrétions négatives de la machine colonialiste qui pérennisent le sous-développement mental du «décolonisé», et le poursuivent jusqu'à aujourd'hui. La convergence des idées d'Edward Said et de Frantz Fanon se fait au niveau de «la culture de résistance». Autrement dit, le colonisé ne peut s'affirmer «sociologiquement», «culturellement» et «politiquement», qu'en opposant «The weapon of knowledge» (l'arme de la connaissance), pour emprunter le mot de E. Said, lui-même, à ceux qui tentent de l'asservir, l'acculturer, le déculturer, l'assimiler et le déclasser à moindres frais.

En tout cas, les analyses de Fanon collent, il est vrai, à la réalité socio-politique de nombre de pays africains d'aujourd'hui, et touchent de plein fouet, et de façon générale, les faiblesses ankylosantes de la pensée «tiersmondiste»(9) Pourquoi sommes-nous en retard ? Pourquoi les autres avancent-ils et nous on recule? Pourquoi eux (les Occidentaux, les ex-colons, les Européens ou autres dans ce large espace dit Monde Libre, etc), nous devancent-ils en tout, alors que nous avons tout ce qui est nécessaire à notre décollage «mental», économique, social, etc.? Fanon est convaincu que cette décolonisation des esprits ne devrait jamais être perçue comme un remplacement d'une espèce d'hommes par une autre, mais la création d'une nouvelle espèce d'hommes, en nivelant les inégalités de type racial, créées par le système colonial. Et voici le sésame du salut : la création d'une nouvelle espèce d'hommes qui s'appuient sur le savoir, la connaissance, la résistance à toute forme de servilité et d'oppression. Autant dire : «former les citoyens de demain»! Quand l'intellectuel indien Homi Bhabha, figure de proue des «études postcoloniales», en vogue dans les années 1970, met en lumière dans son ouvrage «Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale» (1994) l'héritage fanonien, il dépoussière le côté militant de sa pensée, pour l'intégrer à l'universalité. Le célèbre psychiatre de Joinville n'a été reconnu, malheureusement, pour rappel, à sa juste valeur que dans les universités anglophones. Bien que très peu médiatisé en France après sa mort, il est porté à pleins bras outre-atlantique, dès la fin des années 1960. D'ailleurs, les Noirs américains de Harlem City s'en étaient largement inspirés pour rejeter leur condition de «colonisés domestiques», à l'image des «Black Panthers.» Or, quiconque sait que, bien qu'intellectuellement proche de l'écrivain sénégalais Léopold Sedar Senghor (1906-2001), l'apôtre de la négritude, Fanon n'en restait pas moins suspicieux quant au rapprochement idéologique de ce dernier de l'héritage de la France coloniale. Puis, récusant le concept de «la négritude» lui-même, il pensait que les valeurs positives qu'il portait au départ, ont changé, dans la mesure où l'exploitation du Noir de son frère noir, notamment après les indépendances, est devenue chose courante. Puis, les poètes et écrivains tels Leon Gontran Damas, Aimé Césaire, Senghor, n'ont-ils pas, eux aussi, dévié de leur trajectoire initiale?

A suivre...

*écrivain, chroniqueur.