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Albert camus imaginaire

par Omar Merzoug*

France 3 a diffusé, il y a quelques jours, «Les vies d'Albert Camus», une émission consacrée à l'auteur de «L'Étranger». Elle nous a inspiré les réflexions suivantes. Une pièce à verser au dossier Camus et l'Algérie.

Nombre de belles âmes se consacrent à expurger les positions prises par Albert Camus, au cours de sa courte existence, de toutes les scories et de peindre avec les couleurs de l'humanisme sa dérive droitière, qui fut dans les années cinquante et soixante largement critiquée par ce qu'il appelait «sa famille politique», c'est-à-dire par la gauche dont il persistait à se réclamer, en dépit de toute raison. Régulièrement, depuis que l'ex-président Sarkozy a évoqué l'idée de transférer les restes de Camus au Panthéon, beaucoup d'intellectuels, de publicistes, de journalistes, des gauchistes repentis se sont donné pour mission de défendre la mémoire de Camus prétendument outragée par quelques intellectuels de gauche. Ces derniers qui s'étonnent que l'on puisse louer un auteur qui, dans son rejet du stalinisme, n'a pas apporté de fait nouveau et pas davantage d'argument inédit. Tout ce que Camus a pu dire du stalinisme dans «L'Homme révolté1» était connu depuis les années 1930. Il n'est que de se référer aux écrits de Trotski, de Souvarine2, d'André Breton, de Simone Weil pour s'en rendre compte. Dans son livre, Camus nous assène une enfilade de lieux communs, un ramas d'assertions inconsistantes. Tout son effort, dans cet essai très controversé, a tendu à prouver que le stalinisme et les camps de concentration soviétiques découlent directement de la théorie marxiste : Staline serait le fils légitime de Marx. Or, non seulement Camus ne parvient pas à en apporter la preuve, mais il masque assez difficilement cette impuissance théorique par une rhétorique déclamatoire. Parce qu'il ne se confronte pas directement aux textes, et qu'il se contente par conséquent «de connaissances ramassées à la hâte et de seconde main3», Camus manque le coche. Tout ce bruit, fait depuis quelques années autour de Camus, voudrait nous faire oublier que ce Français d'Algérie ne raisonnait pas juste, que son ouvrage, «L'Homme révolté», était, du point de vue épistémologique, assez médiocre, ce dont personne d'avisé à l'époque ne doutait vraiment. Un seul exemple nous suffit : Camus ne tire pas les conclusions des prémisses qu'il pose lui-même. «L'injustice dont le peuple arabe a souffert est liée au colonialisme lui-même, à son histoire et à sa gestion4» écrit-il, mais si tel est le cas, la seule conclusion valide est qu'il faut en finir avec le colonialisme. Par voie de conséquence, il fallait appuyer le combat indépendantiste conduit à l'époque par le FLN. Ce que des militants conséquents comme Francis Jeanson, Henri Curiel5, l'abbé Davezies6, Hélène Cuénat7 et tant d'autres ont fait. Ces derniers ont pris des risques dont Camus ne pouvait avoir idée. Certains en ont payé le prix fort.

L'émission intitulée «Les vies d'Albert Camus», que les téléspectateurs ont pu récemment voir sur France 3 contient un certain nombre de contrevérités desquelles les jeunes Algériens ne devraient pas être dupes. L'idée colportée par la propre fille de Camus -on sait que l'affection filiale peut aveugler, mais à ce point !-, selon laquelle il serait resté pauvre. Certes, Camus, dans son enfance et sa prime jeunesse, a été pauvre, mais à partir du moment où il devient un auteur à succès, protégé de la curie Gallimard, surtout au moment où il publie «La Peste» (1947), il s'embourgeoise. «Il se peut que vous ayez été pauvre Camus, mais vous ne l'êtes plus; vous êtes un bourgeois comme Jeanson8 et comme moi», lui rétorque Sartre, en 1952, au moment de la polémique née de la parution de «L'Homme révolté». C'est à ce moment, vers 1946-47, que se remarque chez lui le tournant qui va en faire l'adversaire de la pensée progressiste. Il est vrai qu'on ne voit pas le monde de la même façon selon que l'on est millionnaire ou réduit à la plus crasse des misères. Cette tendance s'accentuera chez lui et on le verra prendre, au cours de la guerre d'Algérie, des positions quasiment tribales. «Camus a basculé dans le sens de ses viscères», déclare excellemment Mouloud Mammeri. Heureuse formule qui interprète exactement le fameux «Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice», imprudemment prononcée par Camus, à Stockholm, à l'occasion de l'attribution du prix Nobel en 1957. Au reste, il faut rendre justice à Camus. Il ne s'est jamais présenté comme un Algérien. Il a toujours répété qu'il était un Français d'Algérie et il le revendiquait avec une sorte d'acharnement qui ne laisse place à aucune équivoque. Nous en voulons pour preuve cette déclaration dénuée d'ambiguïté: «Français de naissance et, depuis 1940, par choix délibéré, je le resterai jusqu'à ce qu'on veuille cesser d'être Allemand ou Russe», écrivait l'auteur de «L'Étranger» dans L'Express en date du 28 octobre 1955. Camus était le descendant de colons et il ne savait pas grand-chose de l'Algérie profonde, de ses langues, de ses us et de ses coutumes. Les écrits sur la misère de la Kabylie, s'ils doivent être portés à son crédit, n'infirment pas son ignorance des réalités sociologiques du peuple arabo-berbère. Camus était, faut-il le rappeler, viscéralement opposé à l'indépendance. «Selon les témoignages concordants de Roger Quilliot et d'André Rossfelder, Camus était prêt à prendre publiquement position contre le FLN et l'indépendance et dans cette éventualité, il était résolu à quitter la France pour aller vivre au Canada9». Jean Sénac, pied-noir comme lui et comme lui fils d'une femme de ménage, lui reprochera son manque d'engagement en faveur des «damnés de la terre» en des termes d'une clarté cristalline. Toute la magie du verbe camusien, cette célébration de la nature autour de Djemila, des ruines romaines couvertes de fleurs qui exhalent l'odeur des absinthes, cette exaltation païenne d'un décor «où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie10», le discours prétendument humaniste dont se repaissait Camus se désarticule devant le traitement sordide que la barbarie coloniale infligeait à la nature et à l'homme algériens. Au médecin Bachir qui déclarait que la rade d'Alger «est belle même quand on a le ventre creux», Ramdane rétorque cinglant : «Tu sais que ce n'est pas vrai... Quand tu as le ventre creux, tu as le regard trouble, tu ne vois pas la rade... La rade n'est ni belle ni laide, elle n'existe pas... Ils t'ont eu avec leurs boniments... Ils t'ont fait le coup du ciel d'azur, de la mer d'émeraude, du soleil d'Alger qui sont donnés à tous indistinctement, dans lesquels nous baignons tous... Admirez, mesdames et messieurs, notre humanisme. Ils aiment bien ça... Nous avons laissé aux Arabes leur ciel. Tous les enfants d'Alger communient dans le même soleil11». Hein ! Que de vérité, que de force dans ce passage qui ne se gargarise pas de ces mythes longtemps sculptés par la propagande coloniale.

Notes :

1 Paru en 1951. Bien accueilli par la presse et l'intelligentsia françaises de droite qui ont bien senti le tournant droitier de Camus.

2 Auteur d'une biographie de Staline (1835)

3 Sartre, Réponse à Albert Camus, Situations IV, p. 101.

4 Actuelles III, Chroniques algériennes, Algérie 1958.

5 Henri Curiel originaire d'Egypte. Militant anticolonialiste, assassiné à Paris en 1978.

6 Prêtre, travaille au sein du réseau Jeanson, arrêté en 1961 et condamné à trois ans de prison.

7 Militante communiste, très active dans le réseau Jeanson, condamnée à 10 ans de prison. S'est installée en Algérie après l'indépendance.

8 Francis Jeanson (1922-2009), philosophe sartrien, fondateur du réseau d'aide aux militants du FLN qui joua un rôle considérable dans la révolution lgérienne

9 Guy Pervillé, in Dictionnaire Albert Camus, Laffont éditeur.

10 Dans «Noces».

11 Mouloud Mammeri, L'Opium et le bâton, Plon 1965.