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Problématique et dilemme de la rente et de la compétence

par Amar Djerrad

Pour maintenir la paix sociale, certains États ayant des ressources minières, surtout pétrolières, distribuent ce que l'on appelle des « rentes » à des catégories de population. Les États rentiers, qui se fient à ces seules sources de richesse, ont une gouvernance spécifique. Leur régime n'a pas besoin d'une légitimité pour gouverner.

Ces ?systèmes rentiers' encouragent les convoitises, l'incompétence, la collusion et la paresse contrairement aux systèmes démocratiques qui se caractérisent par des contre-pouvoirs permettant l'initiative, l'innovation, la production et la rentabilité.

En Algérie, malgré les restructurations, les sommes importantes et les efforts que déploie l'État pour moderniser les institutions et les entreprises pour les mettre à niveau, on observe encore la persistance de la bureaucratie, de la routine, de la médiocrité dont la cause diagnostiquée reste l'incompétence. Malgré des avancées démocratiques substantielles, après la révolte d'octobre 1988, les choses auraient pu être meilleures s'il n'y avait pas eu ces néfastes récupérations et ces ingérences opportunistes occidentales et arabes qui ne pouvaient qu'arranger nos rentiers. Le processus démocratique se retrouve ainsi inachevé. Le combat reste dans son achèvement et sa consolidation.

Mais l'«obstacle» majeur demeure bien cette ?rente' - objet de toutes les convoitises - issue des revenus pétroliers, dont la gestion est problématique. Toutes les actions visant les changements structurels afin de tempérer les rivalités ne comptaient pas devant les antagonismes de classes qu'attisait la rente!

Depuis le «nous nous sommes trompés» du président de la République, beaucoup d'actions ont été engagées, mais elles restent insuffisantes au vu de nos besoins et de nos capacités. Les changements structurels, qui devaient suivre, ne l'ont pas été de façon qui permettrait un changement radical dans l'orientation politique et les mentalités qui supposaient une modification du système sur lequel s'appuient les partisans du statu-quo, construit sur la «rente» et l'incompétence qui usent de toutes les ruses pour garder certains leviers du pouvoir qui leur assurent puissance et sécurité.

La «rente» est un revenu sans contrepartie. Elle induit des besoins, ce qui fait d'elle une des causes de l'inflation. Elle incite à l'importation qui fait le bonheur des partisans de «l'import-import» qui doivent souhaiter qu'il n'y ait pas d'usines de «substitution des importations». La «rente» est contraire aux règles du marché et s'oppose à l'acte de production. Il se déroule, dès lors, une course folle et effrontée pour profiter à qui mieux mieux de cette «manne» qui pour ses projets improductifs, qui dans le cadre de lignes de crédits, qui pour des prêts souvent sans remboursement, qui pour des salaires mirifiques, qui pour des dérogations pour échapper aux taxations, qui pour des associations «satellites», qui pour des terrains à bâtir ou des logements «sociaux» pour la revente, qui pour accaparer les espaces verts des cités pour y construire des immeubles, qui pour des aménagements, ré-aménagements, ameublement et ré-ameublements coûteux, qui pour des prises en charge et missions, qui pour se faire payer les salaires de ses travailleurs, par l'État, dans le cadre du «dispositif d'aide à l'insertion professionnelle» (DAIP)» sans respect des obligations qui y sont liées à savoir l'obligation de recrutement, à terme, au titre d'un CDI ; qui et qui?.

A propos de DAIP, il faut signaler que la plupart des employeurs privés usent d'un stratagème méprisable qui consiste, avant cette échéance, à «pousser» le concerné à «démissionner» pour garder l'offre et les avantages tout en évitant le CDI. Le jeune «demandeur d'emploi» démissionnaire ne pourra plus, alors, bénéficier du dispositif. Nous avons constaté aussi que beaucoup d'employeurs privés cupides du BTP détournent les dispositifs d'encouragement à l'emploi en «recrutant» des ingénieurs dans le cadre du DAIP «uniquement» pour leur diplôme qui est exigé dans le dossier des soumissions.

En somme, l'État finance la fraude et l'humiliation des compétences, en chômage, au prix de 15.000 DA/mois par cadre sans pour autant réaliser les objectifs fondamentaux liés au «dispositif». Il y a aussi cette pénible situation car, c'est ce qui se déroule : quel esprit raisonnable accepte que des compétences de haut niveau, d'ici ou de l'étranger qui souhaitent renter, doivent passer par l'ANEM et ce dispositif (dit DAIP) à 15.000 dinars par mois, soit moins de 3 fois le revenu du jeune gardien du «parking sauvage» et moins de presque 2 fois le salaire d'une femme de ménage d'une entreprise. Nous avons encore en mémoire ce cas dramatique extrême, selon notre presse, d'un cadre titulaire du Ph.D qui s'est vu proposer ce type d'emploi avait fini par se suicider.

Même les fortes augmentations des salaires des fonctionnaires n'a pas poussé les entreprises privées à revoir leurs stratégies de rémunération; bien au contraire. Le chômage aidant et la négligence du critère «qualité» qui n'est plus prioritaire ont encouragé la majorité de la multitude de petites entreprises, souvent éphémères, à ne plus recruter et à avoir le minimum possible de cadres. Si l'on ajoute que l'Etat pourvoit, gratuitement, ces privés nationaux en compétences dont-ils ont besoin dans le cadre de ce DAIP, sans les effets attendus de ce dispositif, on ne peut attendre qu'un échec lamentable de cette politique. L'Etat aura financé une multitude de petites entreprises privées, en payant les salaires de travailleurs, qui ne seront pas, à terme, recrutés!

Est-ce cela la politique d'intégration ou d'insertion qui doit permettre de les sécuriser et de leur faire regagner confiance ? Evidemment non !

Cette politique de l'emploi et ce dispositif doivent être revus en urgence, car incertain, humiliant, empêchant plutôt l'insertion et les recrutements en CDI ! Le constat, c'est que ce sont les moins qualifiés et les moins respectueux des lois qui «érigent» des entreprises qui durent le temps d'un ou deux projets pour disparaître.

Restons raisonnables. Pour les compétences qui sont parties, le mal est fait et leur retour reste hypothétique. Reconsidérons plutôt sérieusement ceux qui demeurent encore ici, qui ne trouvent pas d'emploi ou que l'on néglige en répétant les mêmes fautes qui ont contraint à «fuir» ceux que l'on sollicite maintenant à revenir! Cette question tragique des «fuites des cadres» est, avant tout, un problème du pays d'origine et non celui du pays d'accueil sur lequel on impute faussement la cause car, «l'excédent», qui se trouve être parmi les bons, trouve toujours preneur ailleurs.

Les systèmes rentiers annihilent l'effort en engendrant un esprit rentier. Celui-ci a toujours été réfractaire à l'esprit d'initiative. Ils n'admettent de compétences que celles qui ne remettent pas en cause les privilèges. C'est cet esprit qui encourage l'incompétence en générant les idées et comportements absurdes et abusifs qui créent les injustices. L'incompétence neutralise toute bonne volonté en rendant inopérantes toutes les actions et initiatives aussi «intelligentes» qu'elles soient car, les responsables incompétents ramènent toujours les autres et les choses à leur niveau. D'où ces sempiternels dérèglements, cet esprit prédateur, cette perversion du pacte social qui engendrent l'immobilisme, la discrimination et l'injustice ; encourage la corruption et l'informel. Un État où l'économie informelle domine est un Etat informel et non de droit.

Combien de cadres expérimentés et de valeur ont dû subir les pires humiliations et frayeurs pour se voir, à la fin, victimes de manipulations visant à saper leur bonne volonté. Combien de ces volontés ont été touchées dans leur chair et leur âme par des incompétents amateurs des situations troubles. Combien de cadres loyaux se sont désistés ou ont refusé des responsabilités car, constatant qu'ils servaient de faire-valoir ou de boucs émissaires.

On se souvient des époques où l'on justifiait les insuffisances par le «manque de cadres» ensuite par la «mauvaise utilisation des cadres», puis par «le manque de cadres compétents» nous voici aujourd'hui avec un «excédent» de diplômés «chômeurs» alors que l'on en a grand besoin et nous connaissons tous les discriminations dans les recrutements, l'accès aux postes de responsabilité ou à la promotion ! Pendant ce temps, des milliers de nos compétences - formées à coup de milliards de dollars - atterrissent à l'étranger pour des postes dont-ils n'ont jamais rêvé obtenir chez eux ou usent chez eux, par dépit, du droit à la retraite 10 ans avant l'âge légal ; sachant que ce sont les bons qui sont candidats au départ.

Voici deux exemples de faits réels parmi des centaines : un cadre, compétent, travaillant depuis 25 ans dans la même entreprise d'Etat, s'est vu refuser un poste de responsabilité, qui a été attribué à une nouvelle recrue, alors qu'il en était prioritaire. Il s'en plaint en menaçant de démissionner. On lui montra plus tard la lettre motivant ce refus, où il est écrit «le garder à son poste, ne peut être remplacé». Un autre cadre, d'une autre entreprise d'Etat, s'est plaint de la quantité de travail plus importante qu'on lui ramène d'autant qu'on lui rajoute des dossiers qui ne sont pas de ses attributions malgré les recrutements. On lui répond, en le flattant, qu'il n'y avait pas d'autre que lui pour faire ce travail. En refusant, il a été rétrogradé et remplacé par son subordonné, tout en lui laissant le? même travail ! Des exemples à l'infini, qui gravitent autour de l'incompétence et de l'injustice. En justice, ils obtiennent gain de cause mais sans conséquences sur les fauteurs qui continuent leur travail de sape sans être inquiétés ou redevables. Toutes ces situations ne peuvent exister que par cette sinistre rente ; cause et couverture de tous les maux ! Voici quelques titres de nos journaux qui illustrent bien le problème : «Les cadres ces parfaits boucs émissaires»; «On n'a pas pensé à remplacer les cadres qui vont aller en retraite» ; «Nos compétences continuent de fuir»; «Notre économie est en panne»; «Grève des enseignants»; «Grève des médecins»; «Recherche scientifique: Un secteur qui ne trouve pas sa voie», etc.

Quelles solutions ? Il n'y a que celle adoptée par les pays qui ont réussi dans leur développement économique et social, même ceux producteurs de matières premières. Le monde sait qu'elle est dans la réhabilitation du travail - qui fait la promotion de l'homme- et non dans cet esprit rentier pervers qui corrompt les consciences, supplante le travail et l'intelligence, accentue les contradictions, maintient dans l'archaïsme.

Les compétences existent; elles ne demandent que considération et protection. L'État doit leur offrir les conditions de leur épanouissement et les mettre au service du pays qui ne peut qu'en tirer avantages et bienfaits. A une question sur les investissements étrangers dans notre pays, lors d'une cession à l'Assemblée nationale, le P.M A. Ouyahia a averti que l'Algérie est, plutôt, «cruellement en manque de savoir-faire, de technologie, de management moderne et de partenaires, à même d'ouvrir demain d'autres marchés à des productions en association». Tout est donc dit ! Il est faux de croire qu'il y a carence des compétences locales en Algérie ; il y a mépris et négligence des compétences !

Tous les régimes rentiers ne peuvent se réformer que dans ce seul sens pour sortir de l'impasse et de l'illusion de stabilité. Le changement ne se pose pas en termes «faut-il changer le système ou les hommes?». En fait il faut, à notre sens, réformer les deux. Chaque système a ses hommes et chaque homme adopte le régime qui le parraine, lui octroie les privilèges. L'Algérie reste encore dans ce dilemme infernal que pose ce triptyque: changement/rente/compétence ou comment procéder aux changements structurels en utilisant les compétences tout en faisant de la «rente» un puissant facteur de développement au lieu d'une ressource corruptrice et contraignante.

Briser ce système n'est pas chose aisée sans stratégie s'appuyant sur des forces sûres. L'une de ces forces est l'élite compétente qui aspire aux changements, au développement, à l'indépendance, au bien-être et à la dignité. Les pays développés le sont devenus par leurs élites qui ont embrassé la science et la technologie. Grâce à qui l'Iran est-il entré dans la cour des grands, malgré 33 années d'embargo?

En Algérie, nous avons observé que tous ceux qui étaient aux commandes, à un moment, n'avaient rien fait dans le sens qu'ils le souhaitent maintenant même s'ils en avaient la volonté. Il n'est pas, en effet, aisé à tout homme politique quelle que soit sa bonne volonté ou son charisme, de procéder au changement d'un système bien établi sans des stratégies bien élaborées qui ne peuvent être érigées sans une élite et des compétences avérées. Le changement doit se faire de l'intérieur avec perspicacité et sagesse, même au prix de sacrifices. Ni les systèmes verrouillés ? réfractaires aux changements, qui accentuent les contradictions, les malaises et la désespérance - ni les démocraties dites «de façade» avec leurs leurres qui empêchent en fait la constitution de réels contre-pouvoirs, dans l'objectif d'une alternance, ne peuvent durer éternellement. La nature intervient toujours, en dernière instance, pour «reprendre son droit; c'est-à-dire souvent par la force du peuple pour déverrouiller, adapter, équilibrer ouvrant ainsi aux autres forces vives, la possibilité de le représenter, de le gouverner pour mettre en œuvre ses aspirations. Pourquoi attendre la révolte citoyenne, avec ses ingérences et ses humiliations, pour enfin procéder au changement sachant qu'ils arriveront tôt ou tard?

Il serait injuste de penser que rien n'a été fait, en Algérie, en matière de développement économique et social et de réformes où l'on retient de grands projets structurants ou dans la lutte contre le crime économique ou organisé. Comme il serait inconséquent de croire que les choses vont bien. Il y a des insuffisances par rapport aux capacités disponibles. Il reste encore ce problème de chômage, cette maudite corruption qui s'est renforcée durant la «décennie noire», cette injustice dans l'accès à l'emploi et à la responsabilité, la persistance de la bureaucratie dans certains secteurs, le diktat des spéculateurs et des gros commerçants, l'insuffisance dans la qualité des services sociaux et surtout la mauvaise utilisation des compétences.

En Algérie, les compétences existent et l'Etat doit leur offrir les conditions de leur épanouissement et les mettre au service du pays qui ne peut qu'en tirer avantages et bienfaits. On verra alors la réaction du peuple qui n'aspire qu'au bien-être et à la sécurité ainsi que l'attitude de ces opportunistes de tous bords, d'ici et d'ailleurs, s'ils y trouvent matière à leurs funestes projets.

Il faut retenir que l'Occident, contrairement à ce qu'il veut nous faire croire, n'admet de démocratie, dans «ses» contrées utiles, que celle «conditionnelle» qui ne compromet pas ses projets hégémoniques et ses intérêts. Il ne leur souhaitera jamais cette démocratie génératrice d'élites et de compétences, source du progrès et «avant-gardistes». Mais il se sert de cette «valeur» comme alibi, telle l'épée Damoclès, pour faire chanter les pouvoirs récalcitrants. L'accès à la démocratie réelle n'est donc pas évident et facile à cause des tenants du statu quo, de l'incompétence, pour de gros intérêts.

Il y a une réalité propre aux régimes basés que sur la «rente». C'est leur système rentier qui dirige les consciences, dicte les actions, supplante le travail et la compétence; leur pratique du pouvoir s'établit sur une approche avide et cupide, leurs responsables le sont par favoritisme d'où cette duplicité et cet esprit prédateur; leurs dirigeants sont négligents et préoccupés par la «rente» et son partage entre privilégiés en l'assimilant à un droit. On ne s'étonnera pas dès lors que dans ces systèmes, les révoltes sont récurrentes, les compétences et les jeunes s'expatrient, les abus de biens publics soient courants, le manque de civisme et le mépris de l'autorité deviennent actes de défis, les restrictions des droits civiques et la répression s'élèvent en moyens de préservation du pouvoir etc.

La force d'un pouvoir se mesure à l'aune du soutien que lui octroie le peuple, dont ses élites compétentes, et non à la protection éphémère que peut lui procurer la «rente ou les soutiens intéressés de quelques puissances qui n'ont d'«amis» que le temps de la «bonne récolte» !

L'évolution, le développement, la perfection et l'innovation, la sécurité et l'indépendance, mais aussi la dignité ne peuvent s'assurer que par les compétences et rien d'autre. L'histoire ne montre pas d'exemple de pays évoluer, se développer sans les compétences. En dehors de cette condition sine qua non, il ne peut s'agir que de mimétisme, de rafistolage, d'activisme sans avenir qui n'assurent jamais le progrès, l'indépendance et la souveraineté d'un pays!