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Il nous tarde d'entendre siffler le train du changement, tant attendu

par Benabid Tahar*

Depuis des lustres, à chaque campagne de changement de personnel gouvernant dans la continuité du système, on nous annonce, en grandes pompes, le départ d'un prodige train de réformes qui allait conduire la nation vers le développement et l'émancipation.

Depuis, nous sommes toujours à l'état d'annonces. Tels des fidèles du messianisme, on demeure dans l'expectative d'un authentique commandant de bord réformateur. Du fait d'erreurs d'aiguillage successives, sustentées par l'incurie, l'incompétence et l'irresponsabilité d'apprentis sorciers au gouvernail, nous avons même entamé un long voyage dans le sens inverse, celui de la décadence dans toute sa splendeur. De la sorte, le pays semblait jusque-là condamné à un avenir funeste. Sortis de notre torpeur, grâce à un fantastique soulèvement populaire, nous sommes aujourd'hui, dans une nouvelle station à attendre, tout en le revendiquant activement, Hirak faisant, le départ pour un meilleur avenir. D'aucuns nous assurent que cette fois serait la bonne. Enfin la délivrance, serions-nous tentés de nous exclamer. Aussi, nous sommes disposés à nous laisser convaincre d'être sur le point de faire un grand saut vers le progrès et la liberté. Quelle réjouissance alors ! Cependant, désabusés des décennies durant, nous demeurons au fond de nous-mêmes, dubitatifs. Fatalement, le citoyen a perdu espoir de voir un jour son pays entrer dans le monde moderne, rejoindre le concert des nations avancées. Pour ainsi dire, avant cette belle révolution du sourire, il avait même perdu le reflexe d'en rêver.

Les mauvais souvenirs d'un récent passé fait de tromperies et de désillusions, appellent une kyrielle de questions. Sacré train du changement, partira-t-il un jour ou ne partira point ? Sifflera-t-il prochainement sur nos contrées ? Apportera-t-il l'espoir après tant de désarroi, de déceptions, de désolation ? Se dirigera-t-il vers la bonne destination ? Arrivera-t-il à bonne gare ? ... Au fait, est-il vraiment en gare et sur la voie de départ ? Enfin, sommes nous assurés que c'est le bon train, avec la bonne locomotive? Ceux qui affectionnent la glissade sur les questions gênantes vont sans doute juger de telles interrogations polémiques, incommodantes, peut-être insolites, voire impertinentes. A l'évidence, nous avons à cœur la gestion de la cité, ils ont tout le temps des pensées pour la citadelle. En clair et en décodé, notre souci est l'avenir de notre pays, le reste importe peu. Au demeurant, notre souhait est que «le personnel navigant» ait réellement la volonté de s'engager dans un tel périple. Et pour relever le défi, il faudrait qu'il fasse preuve de beaucoup de patience, de dextérité, d'imagination, de maîtrise et d'intelligence pour détourner les manœuvres malveillantes. Les écueils sont plus nombreux que l'on s'imagine. Prévu pour un aller sans retour, le voyage n'agrée ni les privilégiés du système, ni les nostalgiques de l'aire Bouteflika, ni les adeptes du système de rente et de privilèges occultes qui veulent nous enkyster à jamais dans le statu quo. Sans le moindre doute, cette masse indument embourgeoisée fera tout pour gêner le démarrage, voire le boquer pour toujours.

Plongé par les prouesses de ses dirigeants dans une grave hystérésis par rapport au monde contemporain, le pays a besoin d'un traitement de choc. Il est clair que ce dernier doit être administré, savamment, par des mains expertes et par doses successives, afin d'éviter les rejets et overdoses. La situation est complexe et délicate. L'heure est grave, les difficultés incommensurables et les défis homériques. Les gouvernants et leurs collaborateurs sont mis en demeure de prendre des décisions importantes, courageuses et mûrement réfléchies. Ils doivent se départir de la traditionnelle propension à vouloir user à l'abus des moyens, notamment financiers, pour solutionner les problèmes socioéconomiques. Il serait plus judicieux de privilégier l'adaptation à la situation, en particulier par les temps de vaches maigres qui sonnent à nos portes. Le génie, la compétence, le mérite, la probité, l'esprit de créativité, la concertation et autres valeurs de ce registre, sont un impératif incontournable.

Si l'on ne prend pas de risques, mesurés bien entendu, si l'on ne s'engage pas corps et âme, avec abnégation et désintéressement, on ne fera que se débattre dans l'impuissance. Prosaïquement parlant, on ne produira que du vent. Il s'agit, d'ores et déjà, de remuer, bousculer énergiquement, la doxa forgée par le système des décennies durant. Ce qui est loin d'être une sinécure. De prime abord, condition sine qua non, le pouvoir doit être animé d'une sérieuse et ferme volonté politique d'aller vers le changement et la rupture avec le système, tel que revendiqué par le peuple. Or, si l'on juge, bien que prématurément pour l'heure, par la nature des décisions déjà prises, alors que les plus importantes, souhaitées par la quasi-majorité du peuple, tardent à venir, il semble que non. Ne perdons cependant pas espoir et accordons à qui de droit le bénéfice du temps d'installation, de passation de consignes et d'adaptation. Wait and see. Evitons les pièges de l'a priori et des opinions, toutes tendances confondues, arrêtées par l'œuvre d'une certaine presse et autres analystes. On ne peut cependant pas éluder des évidences. Je ne voudrais pas habiller la nouvelle formation gouvernementale de traits préconçus, ni l'accabler de préjugés, mais force est de constater qu'elle ne reflète pas le changement espéré et revendiqué par la majorité des citoyens. Elle est perçue comme une sorte d'adaptation du système éponyme de Bouteflika avec des acteurs sortis, pour bon nombre, de son chapeau magique.

Un élément inquiétant est à signaler par ailleurs. Il s'agit du retour, cyniquement effronté, de certains énergumènes de la clientèle et autres excroissances du système banni. Rompus à l'art de l'entrisme, vous les verrez toujours dans la meute des miauleurs au portillon du sérail. Vous allez trouver bizarre que dans cette catégorie de groupe on miaule au lieu d'aboyer. C'est pourtant simple et évident, dès lors qu'on a vendu son âme? on peut même chuinter, croasser, glouglouter, etc.

En cette phase cruciale de notre histoire, s?affranchir des paradigmes, inhibiteurs à toute forme de bonne gouvernance, adoptés jusque-là dans les procédures de choix et de désignation des responsables, est de bon conseil, est un impérieux impératif. Les terribles dégâts causés à la République par une coterie de hauts responsables véreux, indigents et incompétents - ayant juré allégeance et inféodation au parrain en vue d'une ascension sociale à laquelle ils ne pouvaient accéder par le mérite - sont plus qu'édifiants quant aux conséquences désastreuses que de telles pratiques peuvent induire.

Ces vils hauts fonctionnaires, sous l'œil vigilant du suzerain, ont su majestueusement subvertir l'échelle des valeurs, voire les valeurs morales fondamentales. C'est dire que la qualité de l'équipe chargée de conduire un projet est déterminante, à tout point de vue. A plus forte raison lorsqu'il s'agit de présider aux destinées d'une nation. Les concepteurs des programmes de réformes ou de développement et ceux chargés de leur exécution doivent être choisis selon les seuls critères de la compétence, du mérite et de la probité. Autrement, ils ne peuvent qu'être couronnés d'échec, condamnés à faire tristement flop. Au mieux, ils seraient confinés dans une scintillante allégorie à substance creuse, servant tout au plus à entretenir l'illusion. En conséquence, il n'est pas surprenant que le peuple appréhende légitimement, à juste titre, la reconduction des mêmes pratiques, des mêmes méprises. Saint Augustin disait: «l'erreur est humaine, persister dans l'erreur est diabolique»'. Sous une autre optique, Paul J. Meyer, écrivain de renommée mondiale dans les domaines d'établissement d'objectifs, de gestion du temps et de développement personnel et professionnel, affirme: «les erreurs sont simplement des étapes vers le haut niveau»

A priori, ces deux citations sont en opposition. Dans leur profondeur, elles se complètent. La première attire notre attention sur le fait que la reproduction des erreurs sans se remettre en cause conduit forcément au drame, à l'irréparable, et damne son auteur aux yeux des gens. En revanche, Meyer nous dit que l'examen de nos erreurs et leur analyse, pour en tirer les enseignements et rectifier en conséquence les trajectoires, est en soit un moyen de réussite. Afin de combler, un tant soit peu, son déficit de légitimité et pouvoir vivre en bonne intelligence avec son peuple, le pouvoir serait bien inspiré de se pencher attentivement sur trois questions fondamentales. Que veulent les citoyens ? Que veut-il leur offrir ? Dans quelle mesure peut-il répondre à leurs demandes ? Il n'a pas besoin de se creuser les méninges pour la première question. Il lui suffit juste de ne pas faire la sourde oreille. La réponse, aussi limpide que l'eau de roche, est exprimée sans cesse au moins deux fois par semaine, mardi et vendredi, comme dans un rituel, depuis bientôt onze mois. Ce qu'il leur a cédé jusqu'à présent est à priori largement insuffisant pour la plupart d'entre eux. Ce qu'il veut leur offrir ne les agrée pas encore. Là est le cœur de la problématique. Quant à la réponse aux revendications citoyennes dans leur globalité, il suffit de prendre des mesures réalisables dans l'immédiat, ne coûtant que de la bonne volonté, et de programmer le reste à moyen et long termes, dans un esprit de concertation et de dialogue constructifs, inclusifs, sans conditions préalables, et surtout sans l'esprit dirigiste condescendant qui a régné depuis l'indépendance.

En ces temps de doutes, les conjectures vont bon train au sujet des intentions du pouvoir et la suite des évènements. Une chose est sûre, la situation est d'une telle gravité qu'il serait indécent, immature, de se défaire d'une attitude responsable. La surenchère démocratique, nationaliste, novembriste, badisiste ou autre est d'une inanité certaine. Avec pour toile de fond une crise plurielle, il n'est pas de bon augure de continuer à se tourner le dos. Des concessions doivent être consenties de part et d'autre pour aller, ensemble, vers une solution concertée, dans l'intérêt général. Se détacher des soubresauts de la ?boulitique' de basse voltige est vivement recommandé. Cultiver la tolérance et la quiétude est une vertu que nous devons intégrer dans nos mœurs, aujourd'hui plus que jamais.

*Professeur - Ecole Nationale Supérieure de Technologie.