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Déclin de l'Occident, monde arabe en stagnation et Chine gagnante: La Vision de Pascal Lamy, ex-directeur de l'OMC, «Où va le monde?», revisitée (Suite et fin)

par Medjdoub Hamed*

La réponse va au-delà d'Israël, des monarchies arabes et des pays progressistes arabes. Elle dépasse même la Russie et la Chine. Il faut se rappeler les événements au début des années 1971 qui ont porté sur les graves crises monétaires entre l'Europe et les États-Unis qui monétisaient leurs déficits extérieurs obligeant les Européens à accepter les dollars US non adossés à l'or. Puis suivit le deal entre les États-Unis et l'Arabie saoudite pour facturer les exportations pétrolières arabes en dollars. Plus haut, on avait précisé que si le monde arabe n'avait pas existé, l'Europe et les États-Unis seraient obligés de mettre des barrières protectionnistes pour préserver au maximum leurs industries et éviter un chômage de masse. En effet, refusant de financer gratuitement les déficits commerciaux américains, les pays d'Europe importeront forcément moins de richesses des États-Unis et réciproquement. Précisément l'Afrique du Nord et surtout le Moyen-Orient étaient des zones vitales pour les États-Unis. Les guerres qui s'y jouaient arrangeaient la politique extérieure américaine. L'Union soviétique a cherché à tout prix à pénétrer cette région arabe, si le volcan l'y repoussait, la demande en armements par les pays arabes dits progressistes dopait le commerce extérieur de l'URSS.

Pour les États-Unis, le statu quo en matière monétaire faisant du pétrodollar la puissance de frappe de son économie et, ce faisant, lui procurant une domination financière et monétaire presque sans partage dans le monde. L'Europe et le Japon avec leurs monnaies internationales venaient légèrement écorner cette domination monétaire sur le monde.

Et donc le monde arabe, malgré tous les appels à la démocratisation des régimes politiques arabes par l'Europe et les États-Unis qui n'étaient en réalité qu'un leurre, l'Occident cherchait bien au contraire à maintenir les pays arabes dans la régression. Une démocratisation des régimes arabes et des délocalisations massives d'entreprises économiques ne feraient que développer ces pays et réveiller les jeunes et moins jeunes générations à prendre en charge leur développement à l'instar des dragons, des tigres ou des jaguars asiatiques et sud-américains. Une telle situation serait extrêmement dangereuse pour les États-Unis. Et justement les monarchies des pays du Golfe avec le soutien américain déployèrent tous les moyens pour contrecarrer cette option. Par l'islamisme radical, le terrorisme islamique tous azimuts. Les régimes féodaux arabes et les États-Unis y compris l'Europe, trouvèrent chacun leurs comptes.

Quant aux régimes arabes dits progressistes, la situation va progressivement se déliter et la corruption gangréner des pans entiers des sociétés arabes, gouvernements incompréhensiblement se mettre dans la prédation des richesses nationales. Et ceci a été possible parce que la condamnation du monde arabe à cette situation de guerres permanentes, de crises et de régression venait des intérêts qu'ont les États-Unis et l'Occident tout entier avec leurs alliés arabes, les pétromonarchies, pour annihiler toute volonté progressiste arabe prônant à sortir du sous-développement.

Il est évident que le monde arabe par ses trois causes fondamentales ne pouvait se développer, et tant que ces causes ne disparaissent pas ou mieux encore la cause principale qui est le soutien occidental aux régimes politiques arabes actuels ne disparaît pas, il est illusoire de penser qu'un retournement de situation pourrait s'opérer pour le monde arabe, et l'inscrire dans le développement et la modernité comme le sont la plupart des principaux pôles économiques dans le monde. Un monde arabe pourtant riche, et vaste mais infiniment pauvre, maintenu dans le sous-développement. La corruption qui sévit à tous les échelons dans ces pays ne peut être mise seulement au compte de l'Occident qui encourage cette corruption puisqu'il en reçoit les bénéfices en placements dans leurs banques, en achats de toutes sortes, et surtout qu'il est de son intérêt d'y maintenir le statu quo politique, mais incombe aussi à la nature humaine, et donc à l'esprit de prédation qui a pris tous les échelons de ces pays arabes censés diriger leurs peuples, et d'édifier de vastes clientèles. Il y a donc une non-conscience des enjeux du monde dans l'esprit de ceux qui dirigent les peuples arabes. Mais lorsqu'une bonne partie des régimes arabes est monarchique, absolutiste et féodale, il est évident qu'elle infère sur les autres peuples progressistes.

Le seul espoir est, qu'avec la situation de l'économie mondiale qui est en train de se décanter, les guerres menées par les États-Unis au Moyen-Orient auront atteint leurs limites surtout que la Russie en septembre 2015 a mis à néant tous les européo-étasunien de créer un califat sunnite arabe aux pays du Levant. Qu'une ère nouvelle réelle que l'on constate aujourd'hui dans les mouvements sociopolitiques qui se jouent en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, en Europe et dans le bras de fer politico-économique États-Unis-Chine va progressivement et vraisemblablement se lever, et être positive pour le monde arabe et l'humanité entière.

L'option factice d'un califat arabe sunnite qui est apparemment la dernière trouvaille occidentale pour bloquer l'évolution des peuples arabo-musulmans est en train de tirer ses dernières cartouches. Le califat n'est qu'une résurgence virtuelle d'un passé bien mort concoctée par les officines occidentales alliées aux monarchies féodales arabes pour pérenniser le statu quo de la domination européo-américaine sur le monde. Elle vise en réalité à briser l'axe Iran-Irak-Syrie-Hezbollah et écarter la Russie du Moyen-Orient et maintenir les pays arabes dans la dépendance, la soumission, sans espoir d'influer sur leur avenir.

 D'autre part, il y a une vérité amère pour l'Occident. Toutes les guerres menées par les États-Unis dans le monde arabe, grâce aux formidables injections monétaires, depuis la chute de l'Union soviétique en 1991, pour financer les dépenses de guerre et l'économie américaine, ont permis à la Chine d'engranger des excédents commerciaux considérables auxquels il faut ajouter les investissements directs étrangers (IDE). La Chine est devenue l'eldorado des IDE capitalistique des fonds de pensions américains, européens et des grandes firmes multinationales occidentales.

En revanche, pour les États-Unis, ces excédents commerciaux chinois ont été, tout au long de ces décennies, l'autre face de la médaille, des déficits jumeaux faramineux (budgétaires et courants). Et cela a continué avec les quantitative easing (QE) entre 2008, année de la crise financière, jusqu'à l'année 2014 ? la Banque centrale américaine a mis fin à la dernière tranche des QE, en septembre 2014. D'environ 1.900 milliards de dollars en 2008, grâce aux excédents commerciaux et les IDE, les réserves de change de la Chine ont doublé grâce aux QE, elles passent à 4.000 milliards de dollars, en 2014.

Les États-Unis ont compris qu'ils ont été en fait en quelque sorte les « dindons de la farce ». Ils ont cherché une mainmise totale sur les gisements de pétrole du monde arabe, mais en faisant tout pour l'avoir, non seulement ils n'ont pas réussi, mais en plus, ce sont eux qui, en fin de compte, ont élevé la Chine, en 2010, au podium, au rang de deuxième puissance économique mondiale. Et la Chine cherche dans une décennie ou deux à prendre le rang de première puissance du monde.

Dès lors devant les échecs de l'Amérique dans la mainmise sur les richesses pétrolières du monde arabe et la prise de conscience qu'opère leur politique planétaire qui va certainement les reléguer au rang de deuxième puissance mondiale, que sera l'avenir du dollar en tant que monnaie de facturation des matières premières et surtout du pétrole ?

D'autant plus que la Chine cherche à démanteler lentement mais sûrement l'édifice de la puissance du dollar construite sur le pétrole arabe. Si les pays occidentaux continuent leur politique monétaire déflationniste, cela signifie une diminution drastique des injections de liquidités internationales, et donc une diminution de la financiarisation de l'économie mondiale, et le but visé est d'affaiblir la Chine. Cela se traduit forcément par de grandes difficultés financières pour les pays du reste du monde qui vont voir leurs réserves de change fondre inévitablement. Puisqu'ils doivent puiser année après année, sur leurs réserves de change pour équilibrer leurs balances des paiements, eu égard aux déficits de leurs balances commerciales. Et c'est le cas de tous les pays mono-exportateurs dont les seules ressources en devises internationales passent par leurs exportations pétrolières et de matières premières.

Une situation qui se traduit à l'horizon 2022-2025 par un épuisement de leurs réserves de change, et donc à un recours à l'endettement. Ce sera alors le rôle du FMI de venir, par des programmes d'ajustement structurels drastiques et octroyer des fonds, pour permettre à ces pays de remonter la pente. Mais si les prix du pétrole et des matières premières ne remontent pas, ou remontent un peu puis retombent, et restent globalement à des prix moyens bas stationnaires, la remontée des économies de ces pays ne se fera pas. Et s'ensuivra une spirale d'endettements, les pays exportateurs de pétrole et de matières premières perdront forcément une grande partie de leur souveraineté politique. Ils seront pour ainsi dire dépendants financièrement du FMI. Et qui dit FMI dit les pays occidentaux qui détiennent les plus grosses parts du capital du FMI.

Mais la Chine, avec son fonds de réserves de change de plus de 3.000 milliards de dollars et son yuan internationalisé depuis qu'il fait partie des Droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI, en 2016 ? il est devenu la cinquième monnaie avec le dollar, l'euro, la livre sterling et le yen ?, peut aussi avoir une politique monétaire plus attrayante que le FMI pour les pays du reste du monde. Si les pays du reste du monde commercent beaucoup avec la Chine, et c'est le cas puisque la Chine est très compétitive dans le commerce mondial, elle peut offrir plus d'avantages en matière de prêts à leurs économies. Bien sûr, par exemple, en leur demandant en échange de facturer leurs exportations de matières premières et de pétrole en yuan. Il est certain qu'en devenant un substitut au FMI, par une offre plus avantageuse, beaucoup de pays accepteraient la proposition de la Chine. Les gains seront doubles pour la Chine, le yuan devenant une monnaie rivale du dollar dans le droit de seigneuriage sur le monde, donc un partage des privilèges des émissions monétaires, et les marchés de ces pays lui seraient acquis.

Si la situation sur le plan monétaire s'étend, le pouvoir monétaire occidental sera de plus en plus amoindri, et le plus grave est qu'on aura un monde de plus en plus « compartimenté ». Et on le constate déjà aujourd'hui dans les négociations entre les États-Unis et la Chine. Le président américain ne cesse de marteler sur la table qu'il faut imposer la Chine. Dans sa campagne électorale, « Vous avez perdu vos emplois et vos usines ! Eh bien on va les ramener comme jamais auparavant ! Je serai le meilleur président de l'emploi que Dieu ait fait, je les rapatrierai de Chine, du Japon et du Mexique », cela a été une des promesses phare de Donald Trump. Et ce n'est pas une vue de l'esprit du président américain, mais bien une réalité.

Le monde est en train de vivre les dernières années du stade historique 1945-2019, comme cela s'est passé avec le stade historique en 1871, avec l'unification allemande sous Bismark et la fin du Troisième Reich allemand en 1945. Si on calcule les différences de durée entre 1945-1871 et 2019-1945, on s'apercevrait qu'entre le premier stade historique marqué tout au long de son histoire par l'Allemagne depuis sa création jusqu'à la destruction de son système dominateur et le stade historique en cours marqué par l'avènement des États-Unis, en tant que première puissance et gendarme du monde, et aujourd'hui, avec son déclin, on constaterait que les durées des deux stades sont identiques et égales au chiffre 74. Il est évident qu'il n'y a pas de superstition dans ce chiffre 74, il exprime seulement que l'histoire du monde est en train d'avancer et tout stade historique dominé par une puissance ou plusieurs puissances doit se terminer à l'instar des autres qui ont passé, qui n'existent plus. L'histoire en témoigne.

De même, les régimes autoritaires arabes, le régime impérialiste américain malgré sa façade démocratique qui ne cesse de mener des guerres dans le monde arabe pour le pétrole, le régime militariste d'Israël, les régimes communistes, ou tout autre régime totalitaire en Occident ou dans le reste du monde ne pourraient exister indéfiniment. Sinon l'humanité perdrait le sens de son essence humaine en elle. Tout peuple humain chercherait à recouvrer son indépendance, à briser les chaînes, à se délivrer de l'oppression.

 Et pour répondre à Pascal Lamy, ancien directeur de l'OMC, il faut dire que le désordre, la violence, le chaos qui donnent le sentiment d'être les nouvelles règles du système international, alors que la paix, la prospérité, la liberté, la règle du droit étaient données, il y a à peine vingt ans, comme les promesses de la fin de la guerre froide, ce sont tout simplement un passage obligé partant de violence, de bouleversements, de mort d'hommes, de destructions pour aboutir à un changement, à une sortie des désordres, à de nouveaux progrès pour l'humanité, à une nouvelle reconfiguration plus juste pour les peuples du monde. L'histoire est un perpétuel recommencement, mais elle s'affine. L'humanité n'a plus les désordres d'avant 1945, avec des millions d'êtres humains perdus, sacrifiés par l'impérialisme d'antan. Le monde qui n'est pas compris dans sa marche en fait, il se réajuste aux nouveaux pôles de puissance.

Quant aux dynamiques qui dominent aujourd'hui le monde ? Le marché ou la force ? L'économie ou la géopolitique ? Ce sont les deux. La première va-t-elle réussir à pacifier le monde et l'unir dans un destin commun ? Elle réussira immanquablement à pacifier le monde. Le monde post-1945 ne le doit pas à la Deuxième Guerre mondiale mais à la Crise économique 1929 qui a amené la Deuxième guerre mondiale pour permettre la libération des trois-quarts de l'humanité de la colonisation, de la domination, pour rétablir le droit et la dignité des peuples humains. Quant à la seconde, finira-t-elle par casser l'unification des marchés au profit de désordres et de rivalités incontrôlés ? Non, elle ne cassera pas l'unification des marchés au profit des désordres et de rivalités incontrôlées. Elle réajustera simplement la répartition des richesses plus équitablement entre les peuples. Un mouvement qui sera continu, et surtout qu'il existe des solutions qui seront une solution dans ce bras de fer États-Unis-Chine, et donc du dollar-yuan, et entre les deux, l'euro, en tant que partie prenante...

Sauf qu'il faut des initiatives réfléchies des peuples qui n'ont pas de droits sur ce plan. Il faut qu'ils recouvrent leur souveraineté monétaire sur leurs richesses. Une union monétaire des pays exportateurs arabes de pétrole, par exemple, serait un bon exemple pour les autres pays pétroliers. Ce sera un processus long mais aboutira, sauf qu'il faut retenir les formes les plus viables pour répondre aux freins qui ont surgi et continuent d'affecter le commerce mondial. Freins qui relèvent des puissances dans leurs guerres économiques, et qui affectent les économies des pays du reste du monde. Telle est la situation en cours, aujourd'hui, et qui va amener inévitablement des crises qui seront aussi salvatrices parce qu'elles vont sceller un nouveau tournant pour l'humanité, un tournant à l'instar du tournant de 1945.

*Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale, Relations internationales et Prospective