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Déclin de l'Occident, monde arabe en stagnation et Chine gagnante: La Vision de Pascal Lamy, ex-directeur de l'OMC, «Où va le monde?», revisitée (2ème partie)

par Medjdoub Hamed*

Quant à « l'âge d'or que l'auteur dit qu'il est révolu », là encore il revient à l'exceptionnalisme architectural de l'époque. Se rappeler le miracle japonais, est-il sorti du néant ? La réponse, en réalité, est qu'il n'existe pas de miracle en économie, tout se justifie pour peu que l'on recherche ce qui a suscité cette appellation de miracle. La première raison est que le Japon, un pays très faible en richesses naturelles, se trouve compensé par la formidable force de travail qui est innée chez le peuple japonais et qui lui assure sa survie. Ce qui explique aussi la montée en puissance du Japon au XIXe siècle et le début de la domination japonaise sur l'Asie au XXe siècle. Mais ruiné, nucléarisé par deux fois en 1945, le Japon voit sa situation changé suite à l'avènement de la République populaire de Chine, en 1949. Et surtout à la guerre 1950-1953 entre les États-Unis et la Corée du Nord. La guerre froide a atteint des sommets durant cette période. Il devenait clair pour les États-Unis de faire du Japon un rempart contre le communisme comme ils l'ont déjà opéré avec l'Allemagne dans les années 1920 et 1930 contre l'Union soviétique. Par conséquent, il était vital que le Japon se reconstruise vite et devienne une puissance économique jouant dans l'endiguement du communisme en Asie.

Il est clair que si l'Asie toute entière tombe dans le communisme, celui-ci aura tendance à s'étendre sur les autres continents, ce qui mettra en danger le système libéral des États-Unis et l'Europe. Sans l'endiguement, les États-Unis comme l'Europe tomberont à terme dans le communisme. On comprend dès lors pourquoi le Japon, avec l'aide massive américaine, la forte « combativité » dans le travail et déjà il faut rappeler qu'il était une grande puissance industrielle avant 1939, il devient à la fin des années 1960 la deuxième puissance économique mondiale.

La guerre froide et la politique d'endiguement ont joué pour les autres alliés. Taïwan, la Corée du Sud, Singapour et Hong-Kong que l'on nomme les « dragons asiatiques » entrent dans cette politique d'endiguement étasunienne. Mais est-ce que les « Tigres asiatiques » dits « nouveaux pays exportateurs » (NPE) ? la Thaïlande, la Malaisie, l'Indonésie, le Viêt Nam et les Philippines ? entrent-ils dans cette politique d'endiguement du communisme russo-chinois ? De même pour les « Jaguars sud-américains » : Mexique, Chili, Colombie, Argentine. Les BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.

Il est évident que ce processus historique est différent et n'a guère de rapport avec la politique d'endiguement de l'Occident. D'autres forces économiques ont apparu avec la fin de la convertibilité du dollar US en or, et l'irruption du monde arabe dans la donne pétrolière. La demande mondiale dopée par les deux moteurs États-Unis-pays arabes a permis un dépassement des crises monétaires intra-occidentales mais aussi avec les deux chocs pétroliers, a provoqué une forte hausse inflationniste dans le monde. Qui n'était pas négatif en soi. Pourquoi ?

Le premier bénéfice de ce dopage de l'économie mondiale et l'inflation qui a suivi est que le commerce mondial s'est fortement développé avec le « miracle japonais » et le « miracle des dragons asiatiques ». Dès lors, les pays d'Europe et américains vont se trouver concurrencés dans le commerce mondial. Des mesures protectionnistes surtout contre le Japon, en tant que deuxième puissance mondiale, vont être inévitablement prises pour éviter d'être envahi par les produits japonais à bas prix, de même par les dragons asiatiques. Dès lors, le Japon en particulier va se trouver projeté vers les autres pays d'Asie pour contourner le protectionnisme européen et américain, qui tout compte fait est « naturel ». Parce qu'il provoque une destruction d'emplois en Europe et aux États-Unis. Cette projection du Japon sur la Thaïlande, la Malaisie, l'Indonésie, le Viêt Nam et les Philippines par des joint-ventures permet au Japon, en délocalisant des entreprises vers ces pays, de partager les profits issus des exportations des NPI. Et comme les progrès scientifiques et technologiques se transmettent vite entre le pays projecteur ou « pays-phare » (Japon) et les pays projetés ou « lancés » vite pour peu que les conditions soient favorables, ces derniers se transforment, par ce transfert technologique, en pays fortement industrialisés. Et ces pays par leur marché intérieur et le faible coût de leur main-d'œuvre représentent une opportunité géostratégique et économique certaine pour la deuxième puissance économique du monde.

On comprend, dès lors, que le même processus va se réaliser pour les autres pôles économiques du monde. Ce que l'on appelle « Jaguars sud-américains » ou les BRIC d'aujourd'hui, depuis le début des années 2000, relève essentiellement de l'extension du commerce mondial faisant des marchés de ces pays et de leur commerce extérieur respectif un lieu d'affrontement pacifique des échanges internationaux. Ce que l'on appelle aujourd'hui la mondialisation ou plus encore une économie mondiale qui se globalise, d'où le terme « globalisation » est un processus historique naturel.

L'humanité n'avance pas par sauts, elle avance selon des forces intérieures qui la prédéterminent. Si on résume un peu l'évolution de l'économie mondiale depuis 1945, celle-ci a fortement avancé avec la guerre froide qui a privilégié les alliés asiatiques à l'Occident, les intégrant de fait à l'Occident. Puis les frictions intra-occidentales ont amené l'irruption des pays pétroliers arabes qui ont influé, à leur tour, sur les pays du cartel pétrolier et des pays exportateurs de matières premières, par la forte hausse des prix du pétrole. De plus une hausse des prix du pétrole qui n'était en fait qu'un « réajustement » à la taille de l'économie monde toujours en hausse. Alors qu'à 2 ou 3 dollars le baril, avant le premier le prix du pétrole, le pétrole était pour ainsi dire bradé.

L'avènement du Japon et des dragons asiatiques met en difficulté l'économie européenne et américaine dès les années 1970. Les pays d'Europe et les États-Unis, par l'impact négatif de la concurrence asiatique sur leurs industries, se trouvent obligés, à l'instar du Japon, à commencer à délocaliser les entreprises industrielles et manufacturières qui ne sont pas compétitives. Un choix inévitable pour éviter une dissolution ou une fermeture des entreprises économiques. Donc, ce n'est plus l'endiguement du communisme qui va pousser le Japon, l'Europe et les États-Unis à délocaliser mais l'exiguïté du commerce mondial puisque les nouveaux arrivants asiatiques, très compétitifs en qualité et prix, vont prendre une partie importante des parts du commerce mondial.

Et ainsi, par une spirale de recherche de profits et de parts de marchés dans un commerce mondial où la concurrence va faire rage entre les puissances économiques occidentales, tour à tour, les délocalisations vont toucher les pays du Sud-Est asiatique. Une nouvelle vague de développement va ériger ces pays en économies émergentes, ce sont les « tigres asiatiques ». La Chine adoptera le régime dit le « socialisme de marché », un système hybride constitué d'une économie dirigée et un système érigé en économie de marché. Compte tenu de son vaste marché et de son formidable réservoir de main-d'œuvre à très bas prix, la Chine bénéficiera d'un flux massif d'investissements étrangers (IDE) et des délocalisations par les plus grandes firmes occidentales du monde. On comprend comment à la suite des dragons et des tigres, vient l'avènement des jaguars sud-américains, des BRICS et on n'oublie pas la Turquie que d'aucun dénomme la « Chine de l'Europe ».

Ce qui manque aujourd'hui à l'appel à la prospérité et au développement, ce sont les pays d'Afrique et le monde arabo-musulman. On peut se poser la question pourquoi l'Afrique et le monde arabe en particulier qui sont proches de l'Europe n'ont pas bénéficié des délocalisations massives, ce qui aurait permis de créer un pôle économique prospère et aurait certainement renforcé la puissance européenne comme le font les pays de l'Europe centrale et orientale depuis leur sortie du glacis soviétique.

Pour comprendre leur situation, il faut préciser que ces pays sont riches en matières premières et pétrole. D'autre part, ces pays ont été un théâtre de guerre presque permanent précisément pour ces matières premières convoitées par les grandes puissances. Donc ils ont subi les affres de la guerre froide, les guerres civiles ont fait rage surtout en Afrique avec des génocides perpétrés par les Africains eux-mêmes.

Pour le monde arabe, la situation est plus complexe parce que des enjeux considérables s'y jouent dans ces pays. Ecoutons ce qu'écrit Pascal Lamy, à la page 84-85, réservée au Moyen-Orient, pour avoir une idée de sa vision sur les pays arabes. C'est un entretien entre Jean-Michel Baer, Nicole Gnesotto et Pascal Lamy. Jean-Michel Baer a été journaliste à Libération, membre du cabinet de Jacques Delors, directeur de la Culture puis de la Recherche en sciences sociales à la Commission européenne. Nicole Gnesotto est professeur titulaire de la chaire sur l'Union européenne au Conservatoire national des arts et métiers, et présidente du conseil d'administration de l'Institut des hautes études de défense nationale.

MOYEN-ORIENT

JEAN-MICHEL BAER : Au nord et nord-est de l'Afrique, s'il est un volcan en activité de la géopolitique, c'est bien le Moyen-Orient, dont les éruptions ininterrompues depuis des décennies déstabilisent la région mais aussi les pays occidentaux et, au-delà, attisent les rivalités entre grandes puissances et en font le foyer le plus virulent de guerres religieuses, civiles et/ou interétatiques, ou terroristes. Mais que peut-on dire de ces explosions politiques et de l'inclusion de cette région dans l'économie mondiale ?

NICOLE GNESOTTO : En réalité, le Moyen-Orient échappe largement à la mondialisation ou bien, lorsque certains pays paraissent s'y ancrer, c'est d'une mondialisation largement factice et artificielle qu'il s'agit. Le Qatar, les Émirats arabes unis ont beau construire des îles sur la mer, des pistes de ski dans le désert, les hubs aéroportuaires les plus gigantesques de la planète, les familles princières ont beau investir massivement, à coups de milliards de dollars, dans le sport, les technologies, les musées ou les entreprises occidentales, leurs pays restent des mirages économiques, des illusions de développement, des arbres dérisoires dans une forêt exclue de la richesse mondiale. Au Moyen-Orient et dans son voisinage immédiat près de 400 millions d'individus sont ainsi maintenus dans un état de stagnation économique doublée d'une aliénation politique terriblement tenace. Le PIB annuel de l'Arabie saoudite s'élève à 380 milliards de dollars, quand celui de la Jordanie, par exemple, n'est à peine que de 30 milliards de dollars.

L'écart est également immense entre le citoyen qatarien, qui jongle avec un PIB par tête de 76.000 dollars, et le Palestinien, qui ne dispose que de 1.000 dollars par an pour survivre. Même les révoltes les plus audacieuses ? celles d'une certaine jeunesse éduquée qui se mobilisa contre la corruption et les régimes autoritaires arabes en 2011 ? ne sont pas parvenues à inverser la courbe de la marginalisation économique de l'ensemble de la zone. Mise à part la religion, aucun fil directeur ne réunit mieux le Moyen-Orient que la stagnation économique.

PASCAL LAMY : Je partage cet avis ... que le Moyen-Orient demeure à la périphérie de la mondialisation et de ses effets géoéconomiques. On y a observé, sur ces quinze dernières années, une croissance de 50 % du PIB par tête alors que celui des pays de nature comparable a enregistré une hausse de 100 % sur la même période. On a aussi constaté une extraversion des flux d'échanges extérieurs dominés par des exportations énergétiques et des importations de biens de consommation qui contrastent avec la faiblesse des échanges entre les pays de la région - moins de 10 %, alors que la moyenne mondiale de ce type d'échanges régionaux est de 30 %. Une faiblesse que reflètent des structures d'intégration régionale plus formelles que réelles comme la Ligue arabe ou le Conseil de coopération du Golfe. Et encore un chômage des jeunes (30 %) du double de la moyenne mondiale.

Les conditions du développement économique réunies ailleurs dans les pays émergents font défaut dans la région : État de droit, stabilité de l'environnement des affaires, transparence, éducation, réduction, des inégalités hommes/femmes? Nombre de constructions nationales demeurent aussi fragiles qu'artificielles, parce qu'issues du démembrement somme toute récent de l'Empire ottoman il y a moins d'un siècle. D'où des États trop forts dans des nations trop faibles, mis à part l'Égypte, l'Iran, Israël.

Évidemment cette vision de ces trois intervenants a tout un sens qui n'est pas explicité et ce qui est dit n'est en fait qu'un constat amer. Mais peut-on blâmer les peuples arabes de cette situation politique et économique difficile ? Il est clair que non. C'est une situation plus subie que voulue. Il y a des forces historiques qui expliquent cet état, comme il est dit dans le texte de l'auteur, « un état de stagnation économique doublée d'une aliénation politique terriblement tenace. » Mais comment comprendre la situation du monde arabe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ? Pourtant les plus grands gisements de pétrole se trouvent dans le monde arabe. Pourquoi riche et engrange annuellement de fortes recettes pétrolières, il ne décolle pas économiquement. La réponse est qu'il y a un grand problème, et trois causes pour ainsi dire basiques qui expliquent le non-développement du monde arabe.

La première cause essentielle est que le monde arabe est très divisé. D'un côté, les monarchies arabes absolutistes riches mais restées féodales, de l'autre, les pays arabes qui, après leurs indépendances, ont embrassé le socialisme ? ils sont en fait devenus des pays progressistes.

La deuxième cause est l'implantation d'Israël en Palestine en 1948. La création de l'État d'Israël qui s'est faite par la guerre a marqué longtemps les pays arabes. Et ces guerres avec Israël avec le soutien indéfectible des États-Unis ont amené ces pays à une militarisation à outrance. Des budgets faramineux seront consacrés pour la défense nationale, ce qui se fera au détriment de l'économie. Les pays arabes deviennent des pays en guerre latente. Et c'est tout naturel que les forces armées dans ces pays s'érigent en piliers de leurs systèmes politiques, par conséquent, l'autoritarisme était le maître mot dans la gestion politique, économique des peuples arabes. On comprend pourquoi l'intervenant dans le livre de Pascal Lamy a parlé du monde arabe de « région volcanique ».

La troisième cause et non des moindres est le soutien des grandes puissances à ces régimes politiques tant des États-Unis aux monarchies arabes que l'Union soviétique puis la Russie qui l'a remplacé aux pays dits socialistes. La Chine, à l'instar de la Russie, soutient aussi ces pays.

Pourquoi Jean-Michel Baer a dit qu'au nord et nord-est de l'Afrique, s'il est un volcan en activité de la géopolitique, c'est bien le Moyen-Orient, dont les éruptions ininterrompues depuis des décennies déstabilisent la région mais aussi les pays occidentaux et, au-delà, attisent les rivalités entre grandes puissances et en font le foyer le plus virulent de guerres religieuses, civiles et/ou interétatiques, ou terroristes.

A suivre

*Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale, Relations internationales et Prospective