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Déclin de l'Occident, monde arabe en stagnation et Chine gagnante: La Vision de Pascal Lamy, ex-directeur de l'OMC, «Où va le monde?», revisitée (1ère partie)

par Medjdoub Hamed

Des questions très pressantes que se pose Pascal Lamy dans son livre « Où va le monde ? » nous interpellent pour essayer de comprendre l'évolution de notre monde. Proche de Jacques Delors, ancien commissaire européen pour le Commerce et ancien directeur général de l'OMC, il a déjà publié « Quand la France s'éveillera », (Édition Odile Jacob).

Dans la présentation de son livre, Pascal Lamy se pose les questions : « Où va le monde ? Commente en est-on arrivé là ? Pourquoi le désordre, la violence, le chaos donnent-ils le sentiment d'être les nouvelles règles du système international, alors que la paix, la prospérité, la liberté, la règle du droit étaient données, il y a à peine vingt ans, comme les promesses de la fin de la guerre froide ? Quelles dynamiques dominent aujourd'hui le monde ? Le marché ou la force ? L'économie ou la géopolitique ? La première va-t-elle réussir à pacifier le monde et l'unir dans un destin commun ? La seconde finira-t-elle par casser l'unification des marchés au profit de désordres et de rivalités incontrôlés ? »

L'analyse que l'auteur fait du monde est très prégnante, tant il traite, avec force, les enjeux et les grands problèmes qui sont à l'origine du désordre mondial. Cependant, d'emblée, on peut dire que les désordres dans le monde posent un problème de pacification du monde, et inversement, la pacification passe par ces désordres dans le monde. Ce qui signifie que les bouleversements dans les rapports de forces dans le monde ne sont pas seulement nécessaires pour faire avancer l'humanité, mais sont innés parce qu'ils deviennent, en quelque sorte, un « passage obligé » puisqu'ils contribuent à assainir la situation de désordre du monde. Et, par conséquents, ils travaillent à la pacification du monde.

La seule remarque que l'on peut dire de la marche de l'humanité dans les temps de l'histoire, c'est que le sens des événements qui arrivent ne sont pas toujours visibles pour la raison humaine, dans le sens que leur sens est « caché, herméneutique ». Mais l'analyste peut lire l'importance de l'événement qui arrive et quel que soit l'événement qui arrive que précisément cet événement et tous les événements qui se succèdent et liés entre eux, expliquent raisonnablement les progrès dont l'humanité est « récipiendaire ». Sauf que le plus souvent le progrès n'apparaît pas progrès, souvent comme régression, déclin.., alors qu'en réalité il n'y a ni régression ni déclin, mais seulement la marche de l'histoire avec ses hauts et ses bas. Mais tous concourent à la marche positive de l'histoire. Il y a donc une nécessité de comprendre les événements qui arrivent à l'humanité, y compris les plus dures à savoir les guerres. Une guerre comme d'ailleurs une crise politique ou économique ne peut venir sans qu'elle n'ait des raisons précises qui l'ont fait surgir.

Lisons ce qu'écrit Pascal Lamy, à la page 141, Troisième partie « L'Europe au défi du monde », chapitre 1 « Comment en est-on arrivé là ? » écrit :

«Chômage, croissance faible, réfugiés, populismes, conflits géopolitiques, terrorisme, Brexit... la liste est longue des crises que connaissent les pays d'Europe depuis une dizaine d'années et qui, pour les citoyens, révèlent leur impuissance à les affronter collectivement. Comment l'Europe a-t-elle pu tomber si bas ?

D'abord, le retour par l'Histoire s'impose. Conçue sur les décombres de deux guerres mondiales, la construction européenne a incarné pour les Européens une certaine sortie de l'Histoire. Protégée des aléas du monde par le parapluie nucléaire américain, et de ses propres démons politiques par les mécanismes de l'intégration, l'Europe s'est développée comme un havre, de plus en plus élargi, de paix, de prospérité, d'expérimentation politique, sans aucun autre équivalent sur la scène internationale. »

L'auteur reconnaît implicitement que l'Europe est née sur les décombres des deux guerres mondiales, et que celles-ci ont incarné une certaine sortie de l'histoire. Mais l'Europe n'a-t-elle pas gagné, après s'être débarrassée par les forces de l'histoire du fardeau que furent ses empires coloniaux, en devenant un havre de paix, de démocratie, de prospérité, sans équivalent dans le monde ? Donc les deux Guerres mondiales en ont été pour l'Europe une nécessité, un passage obligé pour accéder à être cet « havre de paix et de prospérité ». Plus de guerres ni rivalités entre pays européens.

Il est vrai que les deux Guerres mondiales ont été une catastrophe pour l'Europe. Mais les deux guerres mondiales ont donné ce nouveau monde. Les pays d'Europe sont certes responsables du déclenchement des deux guerres mondiales mais la marche du monde était ce qu'elle était et ce qu'elle devait être. Est-ce que le monde colonisé, dominé par l'Europe qui exista avant les deux guerres mondiales devait-il rester colonisé, dominé indéfiniment ? Les deux guerres, malgré l'hécatombe en pertes humaines, n'ont-elles pas été salvatrices pour ces peuples y compris pour l'Europe devenue en tant qu'union d'États intégrés en havre de paix ?

Il y a donc réellement un progrès dans la marche de l'humanité dans l'histoire, certes ce n'est là qu'une étape, mais une étape qui signe un tournant de son histoire.

Toujours à la page 141, la suite de l'écrit de l'auteur. « Cet exceptionnalisme européen, conçu pour durer toujours, dura en réalité un peu plus de trente ans : suffisamment pour nourrir toutes les nostalgies d'un âge d'or désormais révolu. À la fin des années 1980, lorsqu'explose brutalement l'ordre de la guerre froide à l'abri duquel l'Europe des douze pensait ronronner toujours, le choc va être brutal. La crise européenne dont les premiers symptômes apparaissent dans les années 1995 est à la fois une crise d'identité (quelles frontières pour l'Union, si le rideau de fer n'en marque plus la limite ?), une crise de fonctionnement (quelles institutions pour la Grande Europe à trente ?), une crise de projet (l'Union est-elle un rempart ou un tremplin pour la mondialisation ?) et enfin une crise de finalité (à quoi sert finalement la construction européenne dans un monde et une économie ouverts ?). Lorsque la crise économique de 2008 déferle sur l'Europe, le tout aboutit à une incompréhension, une désaffection, voire une colère grandissante des citoyens européens. Et cela dure encore aujourd'hui : l'Union européenne n'en finit pas de patauger dans cette période de grande transition, qui affecte d'ailleurs aussi d'autres acteurs de la mondialisation. C'est en ce sens que la crise européenne est une crise historique, au sens où elle correspond au retour brutal de l'Histoire au sein de la construction européenne.

Est-ce à dire que l'Europe est une pure victime ? Qu'elle subit le monde et les effets catastrophiques des crises des autres ? Qu'elle n'a aucune responsabilité dans les crises qui l'assaillent ? Certainement pas. Ou pas seulement. Il est difficile de nier les failles ou les incomplétudes de la gouvernance européenne : déséquilibres de l'Union économique et monétaire (UEM), dérives bureaucratiques, déficit politique. Mais la vérité est à double face : l'Europe est victime de crises extérieures qu'elle subit sans en porter la responsabilité ; et leur impact est d'autant plus nuisible que ces turbulences venues d'ailleurs se greffent sur les insuffisances propres à la construction européenne. Comme pour donner raison à Paul Valéry qui écrivait en 1931 : « L'Europe n'a pas eu la politique de sa pensée. » »

La question que l'on peut poser, à juste raison, pourquoi l'auteur parle d'exceptionnalisme européen qui devait durer toujours et ne l'a été qu'un peu plus de trente ans. Il existe des raisons précises pour dire tout d'abord que l'Europe n'est pas seule dans le monde. A la fin de la guerre, et l'humanité qui entre brusquement dans l'ère nucléaire, les concepteurs de l'Union de l'Europe devaient répondre d'abord à la nouvelle architecture du monde qui se constituait déjà en des blocs. L'Europe des nations séparées ne pouvait être viable face déjà à deux blocs, le bloc ouest dont elle fait partie et le boc Est adverse sous la férule de l'Union soviétique. A ces blocs s'ajoutent des blocs démographiques telles la Chine et l'Inde. Il était inévitable que le monde ayant changé, la configuration architecturale de l'Europe devait aussi, changer face à ces nouveaux blocs. Par conséquent une Europe dans un front uni était la meilleure manière de répondre aux nouvelles forces dans le monde.

D'autre part, le nouvel âge d'or pour l'Europe est à relativiser. Puisqu'à peine construite et commençant à peser sur le commerce mondial, et des monnaies européennes ayant déjà court depuis 1958 et reconnues mondialement à l'instar du dollar US, qu'une première crise économique, financière et monétaire explose entre l'Europe et les États-Unis. Et cette crise ne s'opère avec les blocs adverses mais au sein du même bloc, le bloc de l'Ouest.

Les États-Unis, devant la montée en puissance des pays européens dans le commerce mondial, perdant toujours de compétitivité et le stock d'or qui assurait la convertibilité du dollar en or, conformément aux accords de Bretton Woods (USA), s'amoindrissant de plus en plus, ont unilatéralement suspendu, le 15 août 1971, la convertibilité du dollar US en or. Une décision américaine qui devient de facto définitive, le dollar n'est plus convertible en or. Cette situation posa un grand problème dans les échanges commerciaux entre les États-Unis et l'Europe.

Les pays d'Europe devenaient de plus en plus réticents à accepter des dollars issus de la monétisation des déficits extérieurs américains. Continuer à accepter des dollars US signifiait pour les pays d'Europe « continuer à financer les déficits US gratuitement ». Ce qui était inacceptable. Donc soit refuser d'accepter des dollars américains, ce qui était impossible parce que cela entraînait le clash dans le commerce mondial, soit d'opter pour le change flottant. Et que chaque pays d'Europe était libre d'opter pour un change flottant pur ou impur selon le volume des échanges de chaque pays avec les États-Unis Par exemple, l'Allemagne de l'Ouest, un change flottant impur les avantageait, ce qui veut dire « accepter de financer partiellement les déficits extérieurs US permettait de booster leur économie, et donc préserver leur économie et limiter la destruction d'emplois ». Pour d'autres pays, le change flottant pur, leurs économies dépendant moins de l'économie américaine.

Il est évident qu'une telle situation allait tout simplement asphyxier le commerce international, et le monde allait revenir à la situation des années ayant précédé la grande crise économique et financière de 1929 qui avait donné la grande dépression des années 1930 et la guerre. Précisément, et il faut le dire qu'heureusement existait le tiers-monde, cette partie du monde qui vient d'être décolonisée et qui détient le gros des matières premières du monde, et surtout dans ses sous-sols le pétrole, une matière énergétique qui est le pilier sur lequel repose pratiquement toute l'industrie mondiale.

Et les États-Unis détiennent un pouvoir financier et monétaire immense sur ces pays, en particulier sur les monarchies arabes du Golfe. C'est ainsi qu'en « libellant » le pétrole arabe et une grande partie des matières premières du monde en dollar, les États-Unis, en passant le « barrage monétaire » élevé par les pays d'Europe, « rendirent un service incommensurable à l'économie mondiale. » Y compris à l'Europe qui tira profit des deux krachs pétroliers qui suivirent en 1973 et 1979, pour tirer leurs industries par les exportations et limiter la hausse du chômage. L'économie mondiale avait désormais « deux moteurs et non un seul. » La demande américaine par les déficits extérieurs récurrents et la hausse brusque de la demande en produits industriels et manufacturiers des pays du tiers monde, en particulier des pays exportateurs de pétrole.

Donc l'exceptionnalisme, certes, se situe en Europe en tant que partie du monde très féconde dans le domaine scientifique et technologique, et c'est une réalité et personne ne peut disconvenir, et c'est d'ailleurs ces avancées qui ont permis à l'Europe de dominer le monde. Mais il demeure cependant que l'exceptionnalisme est aussi architectural à l'échelle du monde. Sans les pays du reste du monde, en particulier les pays pétroliers arabes, l'Europe et les États-Unis allaient se diriger irrémédiablement vers le mur que fut la crise de 1929. Il n'y avait aucune échappatoire, sans les pays du reste du monde, les pays européens seraient obligés de restreindre leurs exportations vers les États-Unis, ces derniers n'ayant plus assez d'or pour garantir la valeur des masse monétaires qu'ils émettaient, ni n'exportant suffisamment de richesses qui contrebalançaient leurs importations en provenance des pays d'Europe. Donc la crise sera bouclée de part et d'autre, et les conséquences extrêmes pour l'ensemble du monde.

A suivre

*Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale, Relations internationales et Prospective