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«Si le peuple était un fleuve, le président en serait un pont !» (Suite et fin)

par A. Boumezrag

C'est dans ce contexte que nos enfants naissent et grandissent dans un climat de corruption qui fausse leur conscience dès leur jeune âge en leur faisant croire que le succès dans la vie s'obtient non pas par les études approfondies et le travail honnête mais par la tromperie et le vol. «On prend les hommes par le ventre et on les tient par la barbichette». L'adage populaire qui dit «remplis lui son ventre, il oublie sa mère», trouve là, toute sa pertinence. Une politique financée intégralement par la «poche» saharienne. Cette politique a consisté à vider la tête des hommes et à remplir leur ventre. Dès l'école primaire, on apprend aux élèves plus à obéir qu'à réfléchir. Et plus tard, à l'âge de la raison, ils se rendent compte que dans la vie professionnelle, l'obéissance à la hiérarchie est un critère déterminant dans la promotion sociale. Dans ce contexte, les capacités intellectuelles et professionnelles acquises à l'école, importent peu pour accéder et gravir les échelons de la hiérarchie administrative. Seul l'accès à un réseau le permet et l'obéissance aveugle dont il faudra faire preuve auprès de celui qui le contrôle.

Le système tire donc sa véritable dynamique de la promotion d'un personnel politico-administratif médiocre, car il n'a aucune possibilité d'exercer son esprit critique, malgré, pour certains le haut niveau intellectuel acquis à l'Université. Cette promotion de la médiocrité visant l'accaparement des ressources nationales par la faction au pouvoir et leur redistribution obscure à travers les réseaux qui soutiennent le système, crée ainsi par sa propre dynamique interne, les conditions de son inefficacité, notamment dans le domaine du développement économique où le système se contente de poser quelques réalisations prestigieuses n'ayant aucune emprise sur la dynamique sociale et économique mais donnent lieu simplement à une apparence du développement. L'organisation sociale ne connaissant pas les lois de l'économique (profit, compétence, concurrence) fait que toute production interne propre est dévalorisée et ne donne aucun label de notoriété à son auteur. La société n'exerce aucune pression sociale sur la production mais tente d'agir sur la redistribution par le recours aux grèves sauvages et aux émeutes sporadiques et récurrentes. C'est pourquoi la compétence s'exile, se marginalise ou s'enterre, alors que la médiocrité s'affirme, s'impose et se multiplie.

Dans les échanges, la cupidité domine le commerce, les importations freinent la production, les devises fuient le pays par la grande porte. La monnaie nationale dégringole, le billet de banque sert de papier hygiénique, «le chèque ne trouve pas preneur, «la mauvaise monnaie chasse la bonne». La pièce d'un dinar a disparu. Comment faire l'appoint ? L'argent facile fascine. La passion l'emporte sur la raison. L'investissement n'a plus sa raison d'être, les entreprises cessent de produire, les Algériens n'ont plus le cœur à l'ouvrage, le travail les répugne, la conscience professionnelle a disparu. L'Algérien ne dit pas «je vais travailler» mais «je vais au travail» (cela veut dire je vais pointer et attendre la fin du mois pour percevoir mon salaire). D'ailleurs, si un compatriote s'amuse à travailler pour de vrai, il sera immédiatement licencié et privé de son revenu car il dérange le système. Chaque poste administratif et politique est transformé en un patrimoine privé, source d'enrichissement personnel pour celui qui l'occupe et de promotion sociale pour son entourage familial et immédiat.

De plus, l'impôt sanctionne le travail productif et amnistie le profit spéculatif. La fiscalité ordinaire se rétrécit comme une peau de chagrin, la fiscalité pétrolière et gazière couvre à elle seule toutes les dépenses de fonctionnement et d'équipement de l'Etat. L'investissement en Algérie n'intéresse plus personne ni les nationaux ni les étrangers. D'ailleurs à quoi bon investir ou produire si les «pieds qui jouent» rapportent plus que «la tête qui investit» et les «mains qui produisent». Puisqu'il s'agit d'amuser la galerie en payant grassement les joueurs «importés» et le reste qui va avec. Cela fait partie de la politique du ventre. Les études académiques mènent vers l'impasse. Le travail productif n'a plus d'intérêt, seule la débrouillardise compte. La fortune en dinars et surtout en devises est devenue l'indicateur principal de la réussite sociale. Cette Algérie du ventre est devenue au fil des années un pays corrompu, inégalitaire, faite de misère, de désarroi et de désespoir où règnent à ciel ouvert la corruption, l'arbitraire et la médiocrité. Un pays pauvre où la population s'enfonce dans la souffrance physique et mentale tandis que l'élite politique se gave de produits de luxe importés. Ceci ne doit pas nous faire oublier pour autant les autres, tous les autres, ceux qui sont restés à l'écoute de la société, ceux qui ont refusé la compromission, ceux qui ont refusé de s'agenouiller, ceux qui sont morts, exilés ou marginalisés au nom de la lumière, au nom de la liberté, au nom de la justice. Le noyau dur du pouvoir est constitué par une alliance des dirigeants de l'Armée et de l'Administration.

Les évènements de l'été 1962, nous montrent que les cadres issus de l'armée des frontières et de l'administration coloniale sont les représentants d'une petite bourgeoisie partisane d'un Etat fort, fort par sa capacité à contraindre que par sa volonté à convaincre, se fondant sur la loyauté des hommes que sur la qualité des programmes, se servant de la ruse et non de l'intelligence comme mode de gouvernance. En cinquante ans d'indépendance, l'Algérie a produit plus de généraux de guerre que de capitaines d'industries, plus d'importateurs que d'exportateurs, plus de spéculateurs que de producteurs, plus de transformateurs que d'industriels, plus de commerçants que d'artisans, plus de fonctionnaires que de paysans et/ou d'ouvriers, plus de charlatans que d'intellectuels, plus de rentiers que de travailleurs. L'Algérie est devenue, à la faveur d'une manne providentielle un vide-ordures du monde entier et un tiroir-caisse des fonds détournés et placés dans des paradis fiscaux. La religion musulmane s'est effacée de la vie publique pour laisser place à un Etat providence omnipotent, omniprésent et omniscient faisant croire à la population que la providence se trouve au sommet de l'Etat et non dans le sous-sol saharien.

Pourtant, c'est Dieu qui a mis le pétrole dans le sous-sol saharien, Ce sont les Français qui l'ont découvert, ce sont les machines américaines qui l'extraient, ce sont les usines occidentales qui l'exploitent, c'est le Trésor américain qui encaisse les recettes en dollars américains des exportations d'hydrocarbures. Quel est le mérite des gouvernants de ce pays ? La providence de l'Etat longtemps claironnée par les gouvernements successifs pourrait-elle survivre à une baisse durable et grandissante des revenus en devises, provenant des exportations des hydrocarbures ? L'armée est détentrice d'une légitimité historique qui la place en position de force. Forts de cette légitimité historique, les dirigeants algériens vont faire du secteur des hydrocarbures la source exclusive des revenus du pays rendant le recours aux importations incontournable à la satisfaction des besoins du marché local. C'est par l'économique et grâce à lui, que la population de ce pays est tenue constamment en échec par un pouvoir politique autoritaire. Certains analystes diront à ce propos : «Celui qui décide ne gère pas et celui qui gère ne décide pas».

La confusion des pouvoirs entraîne une irresponsabilité dans la gestion qui mène vers l'impasse. Une situation qui perdure que grâce à la corruption quand les finances le permettent, et à la répression quand la sécurité du système l'exige. La décadence des mœurs et la persistance de la violence alimentent le cercle vicieux dans lequel s'est enfermé le pouvoir. Or une des défaillances de l'économie nationale réside dans l'irresponsabilité des vrais décideurs. Elle s'observe d'une manière presque caricaturale en Algérie. En effet, s'il existe un lien étroit et automatique entre autorité et responsabilité, dans la logique d'un système libéral où la séparation des pouvoirs entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire est de rigueur. Il y a dictature, chaque fois que l'autorité est concentrée entre les mains d'un homme ou d'un groupe qui l'exerce sans responsabilité, sans contrôle, sans sanction positive ou négative. De cette dialectique autorité/responsabilité résulte l'équation suivante : Autorité sans responsabilité se nomme dictature, responsabilité sans autorité se nomme anarchie, l'idéal démocratique serait de conférer l'autorité optimum assortie d'un maximum de responsabilité compatible avec l'intensité du pouvoir exercé.

Après plus de cinquante ans de gestion sans responsabilité, deux enseignements à tirer : le premier, c'est que l'absence de toute forme de responsabilité juridique de l'Etat vis-à-vis des opérateurs économiques privés ne pouvait aboutir qu'à un retrait, voire une paralysie des interventions économiques privées ; le second c'est que la recherche tous azimuts de l'engagement de la responsabilité de l'Etat débouche nécessairement sur une paralysie des opérateurs économiques publics d'où le gel, en définitive, par l'Etat du mouvement historique de la formation économique.

 Un pouvoir peut-être à la fois légal et légitime. C'est la situation la plus favorable mais elle est assez rare. Il peut être aussi légal mais illégitime. Il s'est mis en place et fonctionne dans le respect du droit mais sa politique déplaît à la population qui manifeste son désintérêt, son repli, proteste de diverses manières. Se pose alors le problème de sa légitimité ? La question de légitimité du pouvoir se différencie de celle de la légalité. La légalité est le respect du droit en vigueur, qu'il s'agisse de la Constitution, des Lois, des Décrets, des Arrêtés. Un Etat légal est un Etat qui ne viole pas les règles juridiques en vigueur. S'il les modifie, il doit le faire en suivant les procédures requises dans les textes en vigueur. Certains organes doivent être prévus pour contrôler la légalité des actes et des organes de l'Etat et le cas échéant, sanctionner leur illégalité. La légitimité, par contre, est le fait pour les institutions publiques d'être acceptées par les populations concernées comme conformes à leurs vœux. Elles seront disposées à leur prêter leur concours. L'Etat aura tout naturellement une certaine efficacité.

A l'opposé, un pouvoir sera dit illégitime, si la population concernée refuse de se reconnaître dans ce pouvoir et refuse de suivre ses initiatives. L'Etat sera alors très inefficace et tente de recourir à la force pour remplacer une acceptation spontanée par une acceptation forcée. Le système de pouvoir en vigueur repose sur l'ingérence du politique dans l'économie, de l'argent sale sur l'argent propre, la priorité du court terme sur le long terme, et l'appel à l'extérieur sur la mobilisation interne, condamnant la société à l'immobilisme et à l'incurie. L'Etat post colonial a fait la preuve de son inefficacité dans la conduite du développement, par la dilapidation des ressources rares (énergie fossile, terres agricoles, force de travail, etc...), la démobilisation de la population et la fragilisation des institutions minées par la corruption et le népotisme. L'Algérie appartient à tous les Algériens, toutes générations confondues, les hommes sont mortels, nul n'en a la propriété exclusive et encore moins éternelle. Les slogans ne nourrissent pas un peuple, «la force du nombre ne réjouit que le peureux. Celui qui est courageux en esprit se fait gloire de combattre seul» nous dit Ghandi et le premier combat qu'il doit mener c'est celui contre lui-même en devenant meilleur.

Le meilleur est dans l'extirpation des démons qui nous habitent non pas par de l'exotisme mais par le travail créateur de richesses en cessant de tendre la main à l'Etat. Les slogans ne nourrissent pas un peuple. La critique est aisée mais l'art est difficile. Il est relativement plus facile de démolir un système que d'en construire un autre. Cette responsabilité incombe à l'élite, celle qui crie au loup et mange avec le loup. Le bâton n'éduque pas une jeunesse pacifique instruite et connectée sur le reste du monde. La génération de novembre a libéré le territoire de l'occupation coloniale, celle de l'indépendance veut libérer l'homme de la tyrannie, de l'arbitraire et de la médiocrité pour qu'il puisse se consacrer, corps et âme, à la construction de son pays ruiné et humilié par trente ans de gabegie et de corruption à ciel ouvert menées par une élite sans foi ni loi, avec la complicité des puissances occidentales L'heure n'est plus au contrôle des énergies mais à la libération des énergies. Hier, on pouvait marchander les gens avec de l'argent, aujourd'hui, ils réclament la liberté. Et la liberté ne se donne pas, elle s'arrache.

A la violence de l'Etat, le peuple oppose son pacifisme; aux tentatives de division, il oppose son unité. A l'ingérence étrangère, il oppose son patriotisme. Le pays a besoin de tous ses enfants. Le peuple n'est pas une tribu, l'élite n'est pas un clan, L'Etat n'est pas une famille, le pouvoir n'est pas une personne. La réalité nous interpelle, en bas «ça bouge», en haut, «ça cogite». Qui n'avance pas recule. «La vie te mettra des pierres sur la route. A toi de décider d'en faire des murs ou des ponts».