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«Si le peuple était un fleuve, le président en serait un pont !» (1ère partie)  

par A. Boumezrag

« Un enfant n'a jamais les parents dont il rêve. Seuls les enfants sans parents ont des parents de rêve » Boris Cyrulnik

L'histoire nous apprend que «l'Indépendance est comme un pont. Au départ, personne n'en veut, à l'arrivée, tout le monde l'emprunte». Elle a été perçue par l'élite dirigeante issue du mouvement de Libération nationale comme un butin de guerre à partager et non comme une responsabilité à assumer. L'enjeu des «parvenus de l'Indépendance» réside dans la maîtrise de l'appareil de l'Etat par le biais d'une main mise sur les centres principaux d'allocation des ressources. L'accès au pouvoir est une source d'enrichissement personnel. C'est ainsi que les positions de pouvoir et les positions d'enrichissement se rejoignent et se consolident. Les personnes riches sont puissantes, les puissants sont riches.

On se trouve en présence d'une classe dominante qui, vivant de l'Etat, n'a pas le sens de l'Etat mais seulement de celui de ses intérêts. En effet, dans une économie dominée par la rente ou par l'endettement, l'Etat est d'abord et avant tout intéressé par le développement et la reproduction du pouvoir. Mais dans la mesure où la classe au pouvoir est celle qui détient le pouvoir économique, la politique tend en partie à perpétuer ses avantages et consolider sa position. Pour ce faire, les dirigeants monopolisèrent tous les outils étatiques à leur profit tout en garantissant à la population un minimum vital rendu possible par la disponibilité toute relative d'une rente énergétique et en faisant croire au peuple que la providence se trouve au sommet de l'Etat et non dans le sous-sol saharien ; les Algériens se sont prêtés au jeu et se sont mis à applaudir des deux mains les «acquis de la Révolution» abandonnant champs et usines pour chanter les louanges du «chef». Ce minimum vital est la rançon du pouvoir et il en est conscient. Quant aux puissances européennes, leur problème, en vérité, est de savoir si un système entièrement fondé sur les profits sera en mesure de procurer un minimum d'alimentation aux populations locales du moins pour prévenir tout bouleversement violent susceptible de mettre en péril les intérêts des firmes occidentales et l'accélération des flux migratoires vers le sud de l'Europe. C'est pourquoi, il est vital pour l'Europe de développer les économies nord-africaines afin de dresser un barrage naturel à l'invasion de leur sol par les populations. Un peu d'histoire, durant la lutte de Libération nationale, «La parole était au fusil» une fois l'objectif atteint, «le fusil» n'a pas rendu la «parole» au peuple.

La plume s'est mise au service du fusil. Après cinquante ans de pseudo souveraineté, la plume s'est asséchée, l'encrier s'est renversé, le fusil s'est rouillé, la table est servie, les convives choisis, les intrus congédiés. Les rapports Etat colonial-société musulmane n'ont pas été rompus, l'Etat national reste coupé du peuple. Les conflits idéologique et identitaire entre «civilisés» et «barbares» qui existaient à l'époque coloniale, a été reconduit. Les «modernistes» pour la plupart des francophones imprégnés de la culture française dite des «lumières» qui investissent les lieux où s'exercent le pouvoir économique et social (les banques, les entreprises, le commerce, les syndicats, les associations) et les «traditionnalistes» des arabophones de culture musulmane qualifiée des «ténèbres» qui envahissent le pouvoir politique et culturel (le parti du FLN, l'école, la justice, les mosquées). Le pont qui relie ces deux rives opposées est l'armée, qui elle-même est traversée par les mêmes contradictions. Ces deux courants de pensée ont lamentablement échoué. L'une a débouché sur l'échec des politiques de développements menées à l'abri des baïonnettes, l'autre sur la guerre civile par la manipulation des masses qui a fait des milliers de morts et disparus, certains au nom de l'Etat, les autres au nom de l'Islam. Les deux à l'orée du pouvoir. Malheureusement, aucune élite ne veut faire son mea-culpa. Toutes sont partisanes de la politique de l'autruche. «Ce n'est pas moi, c'est l'autre» semble être leur réponse. L'armée ne sait plus à quel saint se vouer, elle est prise dans son propre piège. Elle est à la recherche d'un «décideur». Qui ose s'aventurer sur un terrain miné ? Il faut être soit inconscient, soit courageux. «La liberté n'est jamais donnée, elle s'arrache, la justice n'arrive jamais seule, on l'exige». L'Algérie française a échoué par «l'épée», elle a admirablement réussi par «l'esprit».

La France a su imposer à l'Algérie indépendante un ordre politique et juridique qui garantisse la prééminence de ses intérêts stratégiques. C'est pour dire que la France n'est pas venue en Algérie pour la civiliser mais pour la militariser. Elle s'opposera par tous les moyens à l'instauration de la démocratie en Algérie et entravera le développement car les deux sont contraires à ses propres intérêts. Tout le reste n'est que duperie et hypocrisie. Il ne s'agit pas non plus de se complaire dans un autoritarisme stérile du pouvoir, et de voir dériver sans réagir la société vers un fatalisme religieux mais de se frayer un chemin vers plus de liberté, de justice et de dignité, dans un monde sans état d'âme, en perpétuelle évolution où le fort du moment impose sa solution au plus faible. C'est donc une réponse à une crise d'identité des valeurs modernes mal assimilées et des valeurs traditionnelles perdues que l'islamisme prend son essor. Facilité en cela par un vide idéologique créé par une équipe de dirigeants sans moralité, ni profession.

Dire que la forme étatique moderne ne peut avoir de légitimité aux yeux du monde arabe et musulman revient à reconnaître l'incapacité des dirigeants à répondre aux problèmes et aux aspirations des populations dans un cadre étatique. L'Etat se trouve désigné du doigt comme étant responsable de la misère croissante qui frappe la majorité de la population et son incapacité à faire une place à la jeunesse dans le système politique et économique. Selon Henri Kissinger, homme politique américain, prix Nobel de la paix, en 1973, «le pouvoir est l'aphrodisiaque suprême». L'homme au pouvoir estime que rien ni personne ne peut lui résister. Des dirigeants arabes et africains, pris en otage par les puissances du moment, classés amis ou ennemis en fonction de leurs intérêts, exploitant sans vergogne les frustrations des populations arabes et africaines, ces autocrates, enivrés par le pouvoir, infantilisés par l'Occident, corrompus par l'argent et emportés par leurs délires mènent, à tambour battant, leurs peuples respectifs, les yeux bandés, à l'abattoir sous le regard moqueur de l'Occident triomphant. Le malheur, c'est qu'ils n'en ont même pas conscience, ils sont sur un nuage. Etant tributaire de l'extérieur, l'Algérie est dominée et fragile. Enjeu géopolitique stratégique l'Algérie intéresse. L'importance de l'énergie est fondamentale pour l'économie européenne. L'accès et le contrôle des gisements pétroliers et gaziers sont l'une des préoccupations majeures des pays européens. La rente énergétique constitue l'appât, le sacrifice des génération montantes, le prix.

L'utilisation de cette rente sur le plan politique et social en fait un instrument de corruption de la société dans son ensemble. Elle vise à renforcer une couche de dirigeants associée par ses intérêts à l'oligarchie financière mondiale d'où le gel des forces productives locales. Le statu quo n'est pas innocent, il s'inscrit dans la stratégie de conservation du pouvoir à des fins prédatrices. Les hommes changent, le système demeure. Il est construit sur des fondations antisismiques, il résiste «aux évènements et aux hommes». Compte tenu de la progression démographique et de la chute vertigineuse de la production locale, l'avenir ne peut être envisagé avec optimisme. C'est pourquoi l'Etat connaîtra une instabilité d'autant plus grande que les problèmes économiques et sociaux deviennent plus aigus. Devant la crainte d'une rupture brutale et soudaine des approvisionnements en énergie, les pays européens suggèrent à leurs interlocuteurs, sollicitant un appui, l'accès au pouvoir d'une équipe jeune acquise à la «modernité» ; modernité dans le sens de l'imitation servile des idées et des habitudes de consommation occidentale, sans rapport avec les capacités de production propres du pays ou la couverture des besoins essentiels de la majorité de la population.

Pourtant c'est bien cette imitation aveugle à sens unique qui a affaibli les capacités de résistance de l'économie du pays et la cohésion des larges couches de la population. Ce sont ces deux phénomènes qui sont à l'origine des tensions sociales et de la fragilité de l'Etat post colonial. Il s'agit de savoir si cette élite ciblée est capable d'imaginer, de définir et de mettre en œuvre un modèle institutionnel et de développement qui ne soit pas de pure imitation, capable de voir et de comprendre sa propre société, capable d'évaluer ce qui est possible et ce qui l'est moins. Rares sont les élites, qui s'appuyant sur leurs propres héritages socio culturels, y compris colonial, sont déterminées à surmonter les difficultés auxquelles est confrontée leur société car la solution à la crise, c'est d'abord l'effort interne du pays, plus on parvient à se mouvoir par ses propres moyens moins on est demandeur, moins on est vulnérable. Si encore l'influence française avait suscité la science, la technologie, la démocratie, cela aurait été demi-mal. Le but de l'Occident est d'ordonner et de soumettre la dynamique sociale à un centre d'impulsion unique : L'Etat pensé comme moteur de la transformation de la société et pratiqué comme un lieu d'hégémonie occidentale.

Il nous semble que la solution définitive à nos problèmes réside dans un changement qualitatif dans nos rapports avec l'Occident, dans notre complémentarité avec les économies des pays du Sud et dans les bouleversements fondamentaux que nous pouvons apporter à nos institutions, pâles copies de nos illustres maîtres à penser. Mais cela suppose la participation de la population à la prise de décision ; une vision claire de l'avenir et une réelle maturité des pays du Sud. C'est de la capacité de certains acteurs d'imposer à l'ensemble des autres acteurs, leur conception de la société, de ses objectifs, de ses modes d'évolution que se mesurent la profondeur et l'authenticité d'un pouvoir. Aucun gouvernement ne peut avoir d'autorité et aucun plan de redressement ne peut être réalisé efficacement sans l'association des populations au processus de décision et de planification de l'Etat, car plus il faut travailler à l'acceptation du système par la population, gagner son adhésion et sa soumission, plus la bureaucratie se fait tentaculaire, plus grande est la partie d'énergie sous-traitée aux entreprises économiques et sociales productives pour être consacrée au seul maintien du pouvoir et à la stabilité sociale.

La perte d'énergie ainsi sous-traitée, peut entraîner un cercle vicieux, plus on est mécontent, plus l'opposition se manifeste sous diverses formes et plus ils doivent travailler pour s'y maintenir, un tel enchaînement peut-il être rompu sans de violentes convulsions dont l'issue finale est si incertain. C'est une chose que la phase politique de libération nationale, c'en est une autre, que la phase économique, construire une économie était une tâche bien délicate, plus complexe qu'on ne le pensait. Dans la plupart des cas, on a laissé s'accroître les déficits et la création des crédits afin d'augmenter artificiellement les recettes publiques, au lieu d'appliquer une politique authentique de redistribution de revenus à des fins productives. Afin d'éviter d'opter pour l'une des différentes répartitions possibles entre groupes et secteurs, on a laissé l'inflation «galoper» à deux chiffres. Cette façon de faire s'est révélée déstabilisatrice. Dans la conjoncture actuelle, l'équilibre de l'économie algérienne dont la base matérielle est faible, dépendra de plus en plus, de la possibilité de relever la productivité du travail dans la sphère de la production et dans le recul de l'emprise de la rente sur l'économie et sur la société.

La solution à la crise, c'est d'abord l'effort interne du pays, plus on parvient à se mobiliser par ses propres forces, moins on est demandeur, moins on est vulnérable, cette possibilité est cependant contrariée par l'ordre international dominant et freinée par les formes d'organisations économiques et sociales que la classe au pouvoir a mis en place à des fins de contrôles politique et sociales ; si bien que l'équilibre ne peut être rétabli soit par un nouveau recours à la rente ou à l'endettement si le marché mondial le permet (les importantes réserves gazières de l'Algérie constituent le principal atout), soit par une détérioration des conditions d'existence des larges couches de la population. «L'industrie de façonnement des esprits» de l'Occident est parvenue à «intérioriser» le modèle culturel de développement et de consommation par les dirigeants des pays du tiers monde. Dans les Etats du Tiers monde, la modernisation signifie aujourd'hui la gestion du «développement» : implantation des firmes multinationales, l'endettement massif, la croissance déséquilibrée, une production extravertie. Les pouvoirs autoritaires en place ont dû mal à gérer cette évolution et ses contraintes, souvent matérialisées par «les normes d'ajustement» du FMI. Ils ne tiennent guère à ce que de nouvelles forces viennent leur demander des comptes et remettent en cause leurs choix économiques et politiques.

Les dossiers qu'ils traitent, les collaborateurs dont ils s'entourent, les accords techniques et financiers qu'ils négocient, les contacts étroits qu'ils entretiennent en permanence avec les décideurs occidentaux, tous les éloignent des forces sociales profondes de leurs pays. En Algérie, l'Etat a pris corps à partir de l'Armée et de l'administration et non d'une bourgeoisie ou de la classe ouvrière, il s'impose à la société. Nous sommes en présence d'un Etat qui tire sa légitimité de l'armée et sa substance d'une rente énergétique. Les gisements pétroliers et gaziers sont la propriété de l'Etat et non de la nation. La rente qu'ils dégagent permet à l'Etat de jouer un rôle déterminant dans la composition, la constitution et la reproduction de la fraction dirigeante. Pour se reproduire, le pouvoir est obligé de produire du clientélisme. Le clientélisme occupe une place importante dans les mutations sociales dont l'enjeu principal réside dans le contrôle de l'Etat. Le clientélisme ne peut être viable et notamment rétributif que s'il se greffe sur les structures étatiques. Il perpétue une situation de domination basée sur un accès inégal aux ressources et au pouvoir. L'Etat est une administration aux ramifications tentaculaires dotée d'un budget de fonctionnement et d'investissement, géré comme une caisse du pouvoir pour rétribuer ou gratifier sa clientèle. Elle sera alimentée par les recettes financières provenant de la vente des hydrocarbures.

En Algérie, le pouvoir n'est pas une abstraction, il est avant tout une personne, un groupe ou un clan, d'où la nécessité pour domestiquer cette puissance, d'établir des relations personnelles avec elle. La technique est simple «On prend les hommes par le ventre et on les tient par la barbichette». Un réseau pervers qui empêche toute compétence d'émerger et tout investissement productif de se réaliser. C'est le règne de la médiocrité et de l'impunité. La nationalisation du pétrole et du gaz et la hausse du prix du baril de pétrole vont faire des ressources en hydrocarbures la principale source de revenu en devises du pays. C'est ainsi que la rente pétrolière et gazière va rendre le pouvoir de plus en plus attractif. C'est donc l'Etat qui va contrôler la quasi-totalité des ressources de la nation.

En absence d'une démocratie en Algérie, l'enjeu politique ne sera plus la croissance économique et le plein emploi des facteurs de production de biens et services mais la répartition de la rente pétrolière et gazière à des fins de légitimation du pouvoir. La rente va alors irriguer tous les réseaux du système, et chaque réseau sera évalué et rémunéré en fonction de sa contribution à la stabilité du système. Ainsi, par ce mode de redistribution arbitraire et irrationnel des ressources nationales, l'Etat imposera une déresponsabilisation en profondeur, du sommet à la base, et de la base au sommet, à l'ensemble des acteurs économiques et sociaux, qui adoptent alors, sous l'effet de la pression sociale, l'idéologie du système, c'est-à-dire «la politique du ventre».

A suivre