Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Sous-traitance, entre diktat des grandes entreprises et intérêts des sous-traitants (2ème partie)

par M. T. Hamiani*

Les conséquences sur la représentation de la relation d'emploi

Même dans les pays développés, on note déjà que la sous-traitance présentait un danger pour les travailleurs dans la mesure où il est fréquent que les entreprises sous-traitantes ne se conforment pas complètement à la législation : non-respect des normes de production et de sécurité, recours important au travail au noir, etc. Ces petites entreprises pratiquent intensivement le salaire «au rendement !», ce qui conduit à verser des salaires nominaux parfois plus élevés que dans les grandes entreprises, pour attirer des travailleurs, mais peut se traduire en revanche par un salaire horaire plus bas. Les sous-traitants sont souvent des monopoleurs locaux, ce qui les autorise à verser des salaires inférieurs à ceux des grandes villes. En outre, ces spécialistes insistent sur le fait que les salariés embauchés par les sous-traitants sont en général moins syndiqués et subissent, davantage que dans la grande entreprise, des pressions antisyndicales. L'absence légalement instituée de délégués du personnel et de comité d'entreprise, dans les entreprises ayant moins de salariés (toujours vraie aujourd'hui) est une incitation à maintenir de petites structures où l'autorité peut s'exercer de manière formellement incontestée. Les salariés en sous-traitance sont ainsi moins protégés et l'autorité patronale y est moins contestée. Ils mentionnent l'inquiétude des grandes centrales syndicales pour ces raisons de dumping (vente à perte) social, dès cette époque, vis-à-vis du développement de la sous-traitance. Avançant une hypothèse se différenciant des arguments technico-économiques jusque-là mobilisés leur analyse, «cette différence (entre garanties sociales chez les sous-traitants et dans les grandes entreprises intégrées) explique pourquoi certaines entreprises peuvent rechercher la quasi-intégration : la grande firme veut remplacer tel atelier intégré, particulièrement difficile à gérer, par un sous-traitant ; les meneurs seront licenciés et les autres ouvriers répartis dans d'autres ateliers».

Certains travaux récents insistent également sur l'impact des relations interentreprises sur la gestion de l'emploi. Les analyses différencient les conditions d'emploi entre les petites entreprises selon qu'elles dépendent d'une grande entreprise pour leur activité dans le cadre de relations de sous-traitance, qu'elles sont en concurrence avec des grandes entreprises, ou qu'elles sont isolées parce que positionnées sur des niches géographiques ou de produits et insistent sur le fait que l'étude de la relation d'emploi ne peut se passer de la prise en compte des relations interentreprises : comme ils remarquent l'externalisation de certaines activités. Dans les cas où les pratiques habituelles de coopération s'avèrent insuffisantes pour remettre en cause les arrangements antérieurs, l'employeur peut recourir à la menace du recours à une main-d'œuvre extérieure pour reconfigurer les compromis internes. Les processus d'externalisation et de fragmentation interviendraient, selon ces auteurs, en tant qu'instruments utilisés par l'employeur pour modifier les rapports de force à l'intérieur de l'entreprise.

Par ailleurs, le recours à une main-d'œuvre externe permet en soi de mobiliser du travail à un coût moindre. Un employeur peut détenir un contrôle sur une main-d'œuvre qui se situe au-delà des limites immédiates de sa propre organisation, ce qui implique que les réseaux de coopération interentreprises sont structurés et hiérarchisés dans cette perspective. Ainsi, une entreprise peut chercher à contrôler et motiver la main-d'œuvre employée légalement chez ses fournisseurs. En d'autres termes, des éléments concernant l'organisation du processus de production qui étaient analysés jusque-là uniquement en termes de relation d'emploi interne s'étendent en réalité au-delà des limites juridiques de l'entreprise. Dès lors, la distinction entre employeurs, ayant le contrôle de la main-d'œuvre directement sous leur autorité, et sous-traitants, limités à un échange de marchandises, ne serait pas pertinente. Cet emboîtement inter-organisationnel, qui implique le contrôle plus ou moins direct de la main-d'œuvre d'une entreprise par l'employeur d'une autre entreprise ne se limite pas à un seul échelon car une entreprise en situation de subordination plus ou moins forte vis-à-vis de son client sera elle aussi cliente d'une ou plusieurs autres entreprises. Finalement, la chaîne des relations de sous-traitance se construirait autour d'une hiérarchie des relations interentreprises où les entreprises dominantes peuvent avoir une influence sur la gestion de l'emploi au-delà de leur propre frontière. Les conséquences de la domination des donneurs d'ordres sur la gestion de l'emploi des sous-traitants sont multiples. Nous en développons deux qui sont directement en lien avec la relation de dépendance interentreprises : le pouvoir de structurer la division du travail interentreprises et par là de définir les catégories de salariés embauchés par les uns et les autres mais également le pouvoir d'influencer les niveaux de rémunération versés par les entreprises dépendantes.

Intégration et structure des qualifications

En suivant les travaux classiques de gestion de l'entreprise, le prototype de l'entreprise industrielle moderne est donné par les grandes entreprises industrielles à l'œuvre dans le capitalisme managérial. L'entreprise multifonctionnelle se développe à partir de la fin du XIXe siècle et adopte par la suite, du fait de sa croissance considérable, une structure multi-divisionnelle. Afin d'obtenir des coûts unitaires bien plus faibles que ceux des entreprises de plus petite taille qui existaient jusque-là, elle mobilise massivement les technologies de production les plus en pointe, lesquelles permettent d'atteindre des volumes de production très importants. Ces grandes entreprises procèdent à des investissements dans des installations de production colossales, elles permettent d'exploiter à des niveaux alors inégalés les économies d'échelle et de gammes offertes par la technologie. Des investissements considérables sont aussi effectués dans des réseaux nationaux et internationaux de distribution et de marketing, afin de mettre en phase le volume des ventes avec celui de la production.

Ces entreprises géantes ont pu fonctionner et croître car de tels investissements ont été accompagnés de l'essor d'un personnel managérial spécialement recruté et formé pour administrer les équipements élargis et l'augmentation du personnel dans la production et la distribution ; mais aussi pour contrôler et coordonner ces deux activités fonctionnelles de base et pour planifier et répartir les ressources pour l'activité future. Concernant l'organisation et la division du travail, l'entreprise managériale met en œuvre de manière systématique et à grande échelle les principes de l'organisation scientifique du travail. D'une part, la conception est séparée de l'exécution et, d'autre part, l'exécution est elle-même décomposée en tâches élémentaires, en fonction des besoins imposés par la technologie. Ces principes de fragmentation et de spécialisation parcellaire s'appliquent non seulement à la production, au sein de l'atelier, mais ils s'étendent aussi, à mesure que croît l'entreprise managériale, aux fonctions de distribution, de recherche-développement, et aux fonctions managériales elles-mêmes, donnant lieu à une organisation extrêmement hiérarchisée. Les fonctions les plus vitales de conception telles que, selon les cas, la planification stratégique, les finances et la comptabilité, une partie de la recherche-développement et de la commercialisation, dépendent directement du haut de la hiérarchie. En revanche, les fonctions plus routinières d'exécution sont confiées à des unités opérationnelles relativement autonomes reproduisant en miniature l'ensemble de l'organisation. Concernant la structure organisationnelle par qualification de la grande entreprise intégrée, les emplois les plus qualifiés se concentrent au sein des services spécialisés dans la conception, au plus près de la direction managériale. À l'autre pôle, les emplois les moins qualifiés, faisant l'objet de la spécialisation la plus poussée sur un petit nombre de tâches d'exécution, sont concentrés dans les unités opérationnelles, lesquelles comprennent aussi un certain nombre d'emplois qualifiés destinés à en assurer la mise en œuvre et la supervision. Les unités opérationnelles, bien que relativement indépendantes sur les plans comptable et managérial, demeurent subordonnées aux décisions prises à la tête de l'entreprise : elles n'agissent pas pour leur propre compte, elles mettent en œuvre des plans programmés par la direction.

Désintégration et structure des qualifications

Le retour de balancier auquel nous assistons depuis plusieurs décennies (désintégration et réduction de la taille des entreprises) n'est sans doute pas réductible à la montée de la sous-traitance identifiée dans la plupart des pays capitalistes avancés. Toutefois, on ne peut manquer de constater la concomitance de ces deux phénomènes. La sous-traitance peut être lue comme principe de désintégration de l'organisation managériale intégrée, décrite précédemment de façon canonique. Plusieurs approches sont à même de proposer une analyse de ses conséquences en termes de structures de qualifications.

En particulier, deux explications concurrentes retiennent notre attention : l'approche du recentrage sur le cœur de métier et l'approche par la division du travail. Dans l'approche du «recentrage sur le cœur de métier», les entreprises sont supposées externaliser des activités entières, de la conception à l'exécution, afin de bénéficier des gains de la spécialisation. Ces activités externalisées sont considérées par les dirigeants de l'entreprise comme secondaires par rapport à d'autres activités jugées essentielles. Du point de vue de la structure des qualifications, pour que cette thèse soit vérifiée, l'opération doit être neutre en moyenne car si une activité entière est externalisée, ce sont les tâches de conception et d'exécution qui passent conjointement en sous-traitance, ce qui ne modifie pas la structure des qualifications des entreprises par rapport à la grande entreprise multi divisionnelle intégrée. Au contraire, dans une approche par la division du travail distinguant les tâches de conception des tâches d'exécution, nous avons vu que, d'un côté, les salariés qualifiés sont plutôt spécialisés dans la conception et, d'un autre côté, les non qualifiés sont cantonné à l'exécution.

Dans ce cadre, les travailleurs spécialisés, de manière plus ou moins partielle, dans l'exécution doivent être supervisés : ce travail de direction et de contrôle est effectué par des travailleurs qualifiés, il est complémentaire du travail d'exécution. Ainsi, il est ici envisageable de voir certaines organisations se spécialiser dans la conception, concentrant alors une plus forte densité de travailleurs qualifiés.

En revanche, les unités productives externalisées seront spécialisées, via la sous-traitance, dans l'exécution comportant ainsi une part plus importante de travailleurs non qualifiés, sans pour autant que les salariés qualifiés soient totalement absents en raison des nécessités de supervision imposées par la spécialisation fragmentaire. Formellement, l'émergence de la sous-traitance à partir d'une situation initiale où les entreprises sont intégrées conduit à l'apparition de plusieurs entités productives distinctes juridiquement, spécialisées dans des segments différents du procès de production. Réellement, ces entreprises ne sont ni autonomes les unes par rapport aux autres, ni sur un pied d'égalité : certaines sont spécialisées dans l'exécution d'un cahier des charges déterminé par l'entreprise donneur d'ordres, elles en dépendent. Par conséquent, cette seconde approche de la désintégration par la sous-traitance, où les entreprises sont hiérarchisées entre elles, implique que l'externalisation serait non neutre sur la structure des qualifications : les non qualifiés sont d'autant plus nombreux que l'entreprise est sous-traitante.

Dépendance interentreprises et structure des qualifications

Il s'agit maintenant de confronter les deux approches théoriques formulées, en étudiant l'homogénéité ou non de la structure des qualifications dans les entreprises selon leur position dans la chaîne de dépendance interentreprises. L'appariement des analyses permet d'avoir la position des entreprises dans la relation de sous-traitance et pour chaque entreprise, la proportion de salariés selon trois niveaux de qualification : les ouvriers et employés non qualifiés, les ouvriers et employés qualifiés, les salariés très qualifiés (cadres et professions intermédiaires). Afin de tester la pertinence des deux hypothèses, nous estimons la proportion de salariés par qualification et testons si elle est la même selon la position de l'entreprise dans la chaîne de relations de dépendance précédemment définie. Pour chaque type de qualification (non qualifié, qualifié et très qualifié), la proportion de salariés concernés est estimée à l'aide d'un modèle, certains établissements n'ayant pas de salariés relevant de l'une des qualifications. L'influence de la hiérarchie interentreprises sur la répartition par qualification est estimée en contrôlant des effets de variables de structure (secteur d'activité, taille et âge de l'établissement, chiffre d'affaires de l'entreprise, composition de la main-d'œuvre selon le sexe et l'âge des salariés). Ils sont en faveur d'une approche par la division du travail plutôt que par le recentrage sur le cœur de métier : les proportions des différentes catégories de qualification sont significativement différentes selon la position des établissements dans la hiérarchie interentreprises. La part de salariés non qualifiés est d'autant plus importante que l'entreprise est en bas de la hiérarchie interentreprises, c'est-à-dire qu'elle est preneur d'ordres, et d'autant plus faible que l'entreprise est en situation de domination sur les autres entreprises.

A suivre

* Cadre du Secteur de l'Emploi