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Décembre 1960 - Décembre 2019 : 59 ans après, le souffle est toujours le même

par Mohamed Bensalah

Quand trop de sécheresse brûle les cœurs, quand la faim tord trop d’entrailles, quand on rentre trop de larmes, quand on bâillonne trop de rêves, c’est comme quand on ajoute bois sur bois sur le bûcher. A la fin, il suffit du bout de bois d’un esclave pour faire dans le ciel de Dieu et dans le cœur des hommes, le plus inextinguible incendie. (M. Mammeri / Le foehn)

Peut-être est-il nécessaire, en cette date anniversaire des journées de décembre 1960, d’évoquer celles de mai 1945, de novembre 1954, d’août 1955, d’octobre 1961 ou de juillet 1962, moments majeurs de notre passé glorieux. Ces soulèvements populaires durant la lutte de libération nationale, qui ont secoué et fait vaciller l’Histoire, doivent être ravivés par «devoir de mémoire» et non seulement par «devoir d’histoire». Commémorer ces dates historiques s’impose, le risque d’amnésie étant latent. Célébrer ces anniversaires et nous recueillir à la mémoire des martyrs est un devoir qui contribue, à tout le moins, à se forger une conscience nationale. Les 9, 10 et 11 décembre 1960, d’Oran, d’Alger, de Constantine, comme de toutes les villes d’Algérie, des voix se sont élevées soutenues par les youyous stridents de milliers de femmes, brandissant vers le ciel et à la face du monde les couleurs interdites, vert, blanc, rouge qui éclairent l’étoile et le croissant. Face à la férocité des forces d’occupation armées jusqu’aux dents, la peur a fini par changer de camp. Avec un héroïsme inégalé, sans arme, poitrines nues et poings tendus, des centaines de milliers de jeunes, aux premiers rangs des cortèges et des barricades, ont osé affronter les hordes fascistes et racistes qui pointaient leurs armes en leur direction. Ils étaient nombreux ces héros anonymes qui ont sacrifié leur vie durant ces journées mémorables pour que la génération suivante puisse vivre et relever fièrement la tête.

C’est grâce à ces manifestants, glorieux porte-voix des revendications populaires, que tout a basculé en l’espace de quelques jours. L’explosion de la vox populi a été une victoire déterminante, tactique pour la résistance et stratégique pour le peuple qui voyait le 5 juillet se rapprocher. C’est grâce aux militants de la cause nationale que les colonisateurs ont été chassés. Le sacrifice des anciens (femmes, hommes, vieillards, jeunes, à peine sortis de l’adolescence) ne doit pas rester vain. On ne le dira jamais assez à la jeune génération. Mais au-delà du cérémonial de circonstance, des recueillements et des gerbes de fleurs déposées au carré des martyrs, il faut laisser des traces palpables à la génération montante, des témoignages, des ouvrages, des films. On en est encore loin. La résistance des aînés, leur héroïsme et leurs sacrifices ont très vite été récupérés par des castes de prédateurs qui ont, non seulement confisqué l’indépendance à leur seul profit, mais qui, en plus, se sont accaparés tous les leviers du pouvoir et les privilèges attenants. Le hirak salvateur a débuté avant même la fin des hostilités françaises. Les débordements ont été nombreux depuis l’indépendance mais ont tous été sévèrement réprimés. La jeune génération déterminée et résolue occupe désormais toutes les artères des grandes villes. En huit mois, le mouvement s’est amplifié et s’est généralisé avec une maîtrise et une sagesse exemplaires et inégalées de par le monde. Loin d’être accidentel ou spontané, le mouvement, qui est loin de s’estomper, est la résultante logique d’un long processus de maturation face à la prédation sans limite, aux abus de toutes sortes, à l’intensification de la répression et à l’absence d’un Etat de droit. Le peuple algérien exsangue et martyrisé hier par les colons est aujourd’hui humilié par ses propres responsables.

Cécité et surdité ne sont pas toujours d’origine organique

Les mois et les années passent. Rien n’a fondamentalement changé ou presque dans nos mœurs politiques. L’indicateur du climat politique est toujours en chute, la cote de confiance toujours en baisse et le baromètre social en stand-by. Cinquante sept ans après la libération du pays, les citoyens réclament en vain leur indépendance. L’avenir ne s’annonce guère sous de bons auspices, tant semble bien enraciné l’esprit d’intolérance. Le débat public actuel, en cette veille électorale, est on ne peut plus éclairant pour qui douterait de la tétanie généralisée. Dans les méandres des institutions, le jeu complexe des prétendants au pouvoir ne brille ni par sa transparence ni par sa cohérence. Les gesticulations politiciennes témoignent, encore et toujours, des ambitions démesurées des uns et des autres. Et pourtant, cinquante neuf ans ont passé depuis les grandes révoltes et l’histoire semble se répéter. Aujourd’hui, ce sont les enfants et des petits-enfants des victimes décimées par la soldatesque coloniale qui reprennent le flambeau contre la hogra, le népotisme et la dilapidation de nos richesses. Décidés et résolus, ils défilent fièrement et pacifiquement chaque vendredi pour crier leur ras-le-bol, exprimer leur rancœur et réclamer un peu de respect et de dignité de leurs dirigeants. Peine perdue ! La cécité et la surdité n’étant pas toujours d’origine organique, aucun signal réconfortant, aucune nouvelle réjouissante en 42 semaines de mobilisation. Cette levée de boucliers massive, qui a pris son envol un 22 février, demeure sans écho. Et pourtant, le peuple algérien souhaite seulement qu’on ne le méprise pas, qu’on respecte sa dignité bafouée et qu’on réponde favorablement a sa soif de liberté et d’indépendance. Tels étaient aussi les vœux des aînés, déclarés inaptes et coupables de tous les maux par la soldatesque coloniale qui faisait fi des droits civiques des citoyens et des lois internationales.

Comment est-il possible d’en vouloir à son propre peuple dont le seul crime est d’affirmer pacifiquement sa volonté d’éradiquer le parasitisme, le népotisme et l’opportunisme ? Comment peut-on malmener et incarcérer une jeunesse qui fait montre d’un amour immodéré pour sa patrie ? Combien faut-il de temps aux décideurs pour se rendre à l’évidence ? Se rendent-ils compte que la fureur, loin de s’estomper en cette veille d’élection présidentielle, va irrémédiablement mener le peuple algérien dans un tourbillon politique qui, le moins que l’on puisse écrire, risque d’être dévastateur. Grandes ou petites, les manœuvres préélectorales agitent, en ce moment même, les laudateurs, les louangeurs et les encenseurs qui, longtemps tapis à l’ombre du pouvoir, se réveillent et surgissent de partout. Les années ont passé et les réflexes anciens demeurent intacts : absence de débat serein et de qualité portant sur l’essentiel. Absence de bilan des candidats qui ont tous occupé de très hautes fonctions au sein du pouvoir honni. Absence de faits établis clairement à même de mettre en jeu les valeurs et d’offrir différents choix possibles. Rien qui puisse donner du sens aux institutions. On semble avoir oublié que l’exigence de démocratie du peuple algérien a constitué une des raisons fondamentales de son soulèvement contre les hordes coloniales. Combien de sacrifices faudrait-il encore pour que cette quête légitime soit satisfaite? Tout cela donne une piètre idée de la scène politique qui se profile, devenue théâtre d’un pugilat répugnant.

Avatars des derniers oligarques agrippés au pouvoir

Comme derniers avatars, les oligarques de la République, qui échappent encore miraculeusement aux geôles, se permettent de sonner les sirènes de l’hallali pour secouer le cocotier politique en distillant avec force un argumentaire désuet pour une élection en trompe-l’œil à laquelle ils ne croient pas eux-mêmes. Obnubilés par leur propre perpétuation et insensibles au désespoir des citoyens, ils sont dans l’impossibilité de se rendre compte des effets pervers que provoquent leurs slogans éculés et leurs palabres insoutenables où l’ignorance dispute la place à l’indigence ?

Bientôt un demi-siècle et nous en sommes au même point ! Si les marches populaires de décembre 60 ont permis à la révolution algérienne de devenir encore plus forte et plus visible qu’elle ne l’était auparavant, les manifestations postindépendance ont toutes été réprimées dans le sang. Par la suite, des lois ont certes été votées mais pour augmenter les salaires des hauts cadres de la nation qui vivent déjà dans la plus grande des opulences. Prétendre qu’on est pour la paix sociale et verser aux « élus » des salaires faramineux, qui équivalent à trente fois le Smig, sans compter les avantages liés à leurs fonctions qui leur procurent des rentes faramineuses, constitue une provocation, un scandale et une aberration supplémentaire à mettre au compte de nos incohérences. Comment est-il possible que notre pays soit arrivé à une telle régression, à un tel degré de paralysie ? Comment est-il possible qu’un merveilleux peuple, qui, de surcroît, a tout pour réussir son développement, se trouve aujourd’hui au bord du gouffre ? N’est-il vraiment pas possible de mettre un terme aux agissements néfastes de cette mafia politico-financière qui continue à tirer les ficelles ? Est-il vraiment impossible de récupérer les fortunes abyssales (terrains sans limites, villas gigantesques, logements multiples, immeubles, constructions illicites, terres agricoles détournées, comptes bancaires multiples, fortunes mal acquises…), amassées par les nouveaux riches qui ont fait main basse sur les richesses du pays et qui n’ont rien à envier aux hordes coloniales qui s’étaient appropriées le pays ?

Lorsque le champ politique rétrécit, lorsque les espaces d’autonomie se réduisent, lorsque l’impunité règne au niveau des hautes sphères, lorsque les citoyens se retrouvent privés du droit à l’expression, à l’accès aux médias de masse et à la libre expression de la pensée, il ne faut pas s’étonner de voir la rue devenir le seul lieu possible pour faire entendre sa voix. Le danger est que l’action revendicative qui prend la rue pour agora démocratique risque d’acheminer les contestataires vers le blocage et la violence incontrôlée. Les leaders politiques le savent bien, eux qui ont mis sous chape de plomb les massacres sanglants qui ont endeuillé le pays. Le temps qui s’écoule ne diminue en rien la flamme du souvenir. Trop de larmes et de sang ont été versés dans cette Algérie épuisée et meurtrie. Espérons que le martyre du peuple algérien aura bientôt une fin !