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Comment l'école orientaliste française a exclu Frantz Fanon du champ scientifique français ? (Suite et fin)

par Abdelalim Medjaoui

Dans cette querelle entre savants «nationaux» et orientalistes, dit-il, derrière les problèmes dits «épistémologiques» qui les opposent dans le champ de la science de la société algérienne actuelle - c'est-à-dire derrière la recherche de la vérité scientifique -, «il y a des intérêts simples» liés au «monopole de l'autorité scientifique». Avec sa didactique particulière, Bourdieu analyse cette question de différents côtés. Il rappelle que ce champ a une histoire :

Très dépendant, à ses débuts, du pouvoir colonial local, il était affecté par «une très forte indépendance à l'égard du champ scientifique national, c'est-à-dire international...» Il fait remarquer que ce passé «est un enjeu des luttes présentes». «Je serais tenté, dit-il, d'admettre que le passé de la science sociale fait partie des obstacles épistémologiques principaux de la science sociale [...] et notamment dans le cas de la science sociale d'une société récemment décolonisée.» Car «l'inconscient d'une discipline c'est son histoire, l'inconscient ce sont les conditions sociales de production occultées, oubliées...»

Il revient sur la question par divers autres biais pour attirer l'attention sur ce qu'il y a de plus caché par le champ...,

«...ce sur quoi tout le monde est [...] tellement d'accord qu'on n'en parle même pas, quelque chose qui est hors de question, qui va de soi.» C'est cela qu'il est important de savoir, dit-il, «si on ne veut pas seulement se faire plaisir en distribuant le blâme et l'éloge (celui-ci est un peu colonialiste, celui-là beaucoup, passionnément, etc.)»... Bourdieu semble prêcher dans un désert !

Un rétablissement scientifique : Fanon par Edward W. Saïd

Mais si l'opposition feutrée de Berque à Fanon, si l'agacement de Rodinson contre lui (et ses semblables «indigènes») ont pu quasiment l'exclure du champ sociologique français, cela n'a pas pu hypothéquer son avenir. Un intellectuel de renom, Edward W. Saïd, va le découvrir et le remettre vigoureusement à l'ordre du jour au début des années 2000.

Ed. Saïd est un Américain d'origine palestinienne. Professeur réputé de littérature anglaise et comparée à l'Université de Columbia, sa notoriété internationale d'intellectuel date surtout de son engagement pour la cause de sa partie perdue après la guerre de 1967. Il visite les œuvres des auteurs orientalistes anglais et français les plus brillants dont il a une profonde connaissance, et analyse leurs productions diverses. Objectif : comprendre «les voies et moyens qui avaient permis à l'Europe et l'Amérique, à grand renfort d'érudition et d'imagination, de forger et entretenir durant deux cents ans une image devenue traditionnelle du Moyen-Orient, des Arabes et de l'islam.»14 Image justifiant et soutenant la domination... Avec Orientalism, en 1978, il montre que le savoir accumulé ainsi «sur les Arabes est plus qu'une représentation, un simple imaginaire, c'est une construction idéologico-pratique, non seulement chez les politiques mais jusque chez les meilleurs des savants qui constituaient les intellectuels organiques de l'expansion impérialiste occidentale»15.

C'est pourquoi sa traduction en français et son édition par Le Seuil en 1980 sont accueillies par une fin de non-recevoir catégorique par l'université française16.

- Le Monde (du 24 octobre 1980) prétend que «l'une des principales faiblesses de la thèse d'Edward Saïd est d'avoir mis sur le même plan les créations littéraires inspirées par l'Orient à des écrivains non orientalistes, dont l'art a nécessairement transformé la réalité, et l'orientalisme purement scientifique, le vrai...» Mais Saïd fait «sentir comment le consensus libéral selon lequel le «vrai» savoir est fondamentalement non politique (et, à l'inverse, qu'un savoir ouvertement politique n'est pas un «vrai» savoir) voile les conditions politiques organisées fortement, encore qu'obscurément, qui prévalent dans la production du savoir.»17

- M. Rodinson, soulignant le succès que l'ouvrage avait reçu dans le monde anglo-saxon, a engagé ses lecteurs à le lire. Il ajoutait cependant que le livre « a suscité dans le milieu professionnel des orientalistes quelque chose comme un traumatisme18...», du fait des critiques de subordination idéologique consciente ou inconsciente à l'expansion coloniale que leur porte ce professeur américain, alors que d'habitude elles étaient tenues par des «indigènes» (Les guillemets sont de Rodinson)... Très gêné dans sa critique du livre d'E. Saïd, Rodinson tergiverse à prendre acte de cette leçon de méthode19 assénée... par un professeur américain «qui n'est pas de la partie», et dont l'intervention - «certaines de ses analyses et, encore plus, certaines formulations» poussées à la limite - peut mener à «une doctrine toute semblable à la théorie jdanovienne des deux sciences», «une science des colonisés et une science des impérialistes»...

Il finira par classer E. Saïd parmi les «indigènes» ! Et à lui fermer la porte au nez...

L'opposition à Edward Saïd a redoublé lorsqu'il a publié Culture et impérialisme, un prolongement de L'Orientalisme, où il remet au jour Fanon et son apport théorique à la science universelle sur les questions de la domination...

Du terrain de l'indépendance nationale au champ théorique de la libération

Saïd et Fanon font partie de ces générations de bourgeois indigènes ayant profité de l'enseignement dans les nombreuses écoles coloniales qui leur ont inculqué d'importantes vérités sur l'histoire, la science et la culture.

«Grâce à ce processus pédagogique, dit Saïd, des millions de personnes ont compris les bases de la vie moderne, tout en restant dépendantes d'une autorité impériale étrangère»... «Il convient de [...] rendre hommage» à ces «expériences partagées et associées qui ont modelé beaucoup d'entre nous, mais sans oublier que, fondamentalement, [cette action] a perpétué la fracture impériale du 19e siècle entre l'indigène et l'Occidental.»20

Saïd précise que «le point culminant de cette dynamique de dépendance est le nationalisme», qui a transformé des colonies en États indépendants... Il explique le contenu de la transaction nationaliste : «Comme les juristes indiens des années 1880 et contrairement aux futurs résistants à l'impérialisme (pour lesquels le thème clef est la libération), il appartient à une catégorie d'individus qui, tout en se battant pour leur communauté, essaient de se trouver personnellement une place dans le cadre culturel qu'ils partagent avec l'Occident. C'est à ces élites aux commandes des mouvements d'indépendance nationale que la puissance coloniale va transférer l'autorité : Mountbatten à Nehru, de Gaulle au FLN...»21

C'est là qu'intervient Fanon. Saïd dira: «Si j'ai tant cité Fanon, c'est parce qu'il exprime en termes plus tranchés et décisifs que tout autre un immense basculement culturel, du terrain de l'indépendance nationale au champ théorique de la libération. Basculement qui a essentiellement lieu là où l'impérialisme s'attarde en Afrique après que la plupart des États coloniaux ont obtenu l'indépendance. Disons en Algérie, ou en Guinée-Bissau.»22 Là, précise Fanon, «où une véritable lutte de libération a été menée, où le sang du peuple a coulé et où la durée de la phase armée a favorisé le reflux des intellectuels sur des bases populaires, on assiste à une véritable éradication de la superstructure puisée par ces intellectuels dans les milieux bourgeois colonialistes...

... Le colonisé acceptait le bien-fondé de ces idées et l'on pouvait découvrir dans un repli de son cerveau, une sentinelle vigilante chargée de défendre le socle gréco-latin. Or il se trouve que, pendant la lutte de libération, au moment où le colonisé reprend contact avec son peuple, cette sentinelle factice est pulvérisée.»23

Saïd suit Fanon dans son analyse de cette superstructure, de l'humanisme occidental développé par les grands penseurs (Freud, Marx, Nietzsche et autres...), qui ont percé le secret de la domination dans la société bourgeoise, et montré les voies et moyens pour la libération. Mais, pour Fanon, ces penseurs étant «d'Occident», leurs énergies sont bridées par «la matrice culturelle répressive qui les a produites» ; ils sont «contradictoirement [...] internes au système colonial et potentiellement en guerre contre lui». Pour lui, donc, leur science ne peut expliquer la domination coloniale ni armer contre elle.

Saïd confirme : «dans le rôle de cofacteurs culturels de la libération, la théorie européenne et le marxisme occidental ne se sont pas montrés, dans l'ensemble, des alliés fiables pour la résistance à l'impérialisme. Bien au contraire, on peut les soupçonner de s'inscrire dans ce même «universalisme» odieux qui lie la culture à l'impérialisme depuis des siècles.»24

« Ce que veut dire Fanon, précise Saïd, c'est que lorsqu'on passe la pratique du colonialisme au crible non seulement de Freud, mais de toutes les disciplines de la science européenne, l'Europe cesse d'occuper une position normative par rapport à l'indigène. »25

«Aux colonies, dit Fanon, l'infrastructure économique est également une superstructure. La cause est conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche. C'est pourquoi les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu'on aborde le problème colonial. Il n'y a pas jusqu'au concept de société précapitaliste, bien étudié par Marx, qui ne demanderait ici à être repensé.»26

Il en conclut que «le nationalisme n'est pas une doctrine politique, n'est pas un programme. Si l'on veut vraiment éviter à son pays ces retours en arrière, ces arrêts, ces failles, il faut rapidement passer de la conscience nationale à la conscience politique et sociale. [...] Le nationalisme, s'il n'est pas explicité, enrichi et approfondi, s'il ne se transforme pas très rapidement en une conscience politique et sociale, en humanisme, conduit à une impasse. »27 Il faut passer de l'indépendance à la libération...

Saïd souligne que Fanon n'a pas inventé une «science des colonisés» pour contrer la «science des colonisateurs», mais qu'il est parti de l'acquis scientifique international (de l'Europe) dans lequel il est inscrit par sa formation et qu'il s'est approprié, pour expliciter son vécu et ses espoirs et celui de ses frères colonisés. Par là, il a enrichi la Science sociologique... Dans Beginnings28, son premier ouvrage important de théorie littéraire qui précédait Orientalism, Said avait déjà situé Fanon parmi ceux qui, avec Freud, Orwell, Lévi-Strauss et Foucault, avaient contribué à la production d'un «langage mental commun»»29.

Aussi, Fanon se dit-il convaincu que «ce travail colossal qui consiste à réintroduire l'homme dans le monde, l'homme total, se fera avec l'aide décisive des masses européennes qui, il faut qu'elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs. Pour cela, il faudrait d'abord que les masses européennes décident de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu irresponsable de la Belle au bois dormant.»30 (Cnqs)

Ce qui fait dire à Saïd : «Fanon cherche en fait à lier l'Européen et l'indigène dans une nouvelle communauté non antagonique de la conscience et de l'anti-impérialisme.»31

Voilà pourquoi Fanon ne peut être exclu du champ scientifique international. D'autant qu'il a animé théoriquement la guerre de libération nationale algérienne, tout en y participant pleinement...

...à partir de «l'enfer «hospitalier» de Blida, où ses jours et ses nuits se partageaient entre les vrais fous et les faux, entre les aliénés de la colonisation et les militants de l'insurrection venus chercher dans cet asile un camouflage provisoire»32 ... jusqu'à sa mort alors qu'il venait à peine de terminer son grand œuvre, Les Damnés de la terre...

À ce propos, Fr. Jeanson note que «ce nègre, arrière-petit-fils d'Africains, n'a finalement résolu son propre conflit qu'en assumant sa lointaine origine par la médiation d'un peuple, africain mais de race blanche : entre sa propre conscience (blanche) et son propre corps (noir), toute dialectique - si généreuse qu'elle fût - demeura vaine, jusqu'au jour où il parvint enfin à se donner un corps social.»

Sacré soutien pour Novembre ! Et c'est ce sur quoi insiste encore Fr. Jeanson :

«Les damnés de la terre est [...] venu confirmer - par l'accueil exceptionnellement positif que lui firent d'emblée les principaux intéressés - qu'il ne s'agissait pas, entre eux et Fanon, d'une rencontre de hasard : car c'est la même pensée qui s'y exprime, mais à ce point amplifiée que plus d'une fois je me suis pris à rougir, durant ces trois dernières années, d'en avoir si mal pressenti auparavant les véritables dimensions.»33

Annexe

Ed. Saïd a écrit une belle page sur les «érudits» français, Maxime Rodinson34, Jacques Berque, Yves Lacoste, Roger Arnaldez, ... tous de l'école du grand Louis Massignon ; il y a ajouté l'Anglais Norman Daniel. C'est une page toute de sympathique espoir pour la science sociologique, que nous faisons suivre en encadré pour son importance et l'ouverture qui la marque :

Telle a bien été, dit-il (p. 297), la contribution la plus importante de Massignon, et il est vrai que, dans l'islamologie française contemporaine (comme on l'appelle parfois), s'est développée une tradition d'identification aux «forces vitales» qui inspirent la «culture orientale» ; il suffit de citer les travaux remarquables de savants tels que Jacques Berque, Maxime Rodinson, Yves Lacoste, Roger Arnaldez - très différents les uns des autres par leur manière d'aborder le sujet et par leurs intentions - pour être frappé par l'effet fécondant de l'exemple de Massignon, qui a laissé une indéniable empreinte intellectuelle sur chacun d'eux...

D'ailleurs, dit-il encore (p. 352), des érudits et des critiques qui ont reçu une formation orientaliste traditionnelle sont parfaitement capables de se libérer de l'ancienne camisole de force idéologique. La formation de Jacques Berque, celle de Maxime Rodinson se classent parmi les plus rigoureuses, mais ce qui vivifie leurs recherches, même sur des problèmes traditionnels, est leur prise de conscience méthodologique. Car, si l'orientalisme a été, historiquement, trop satisfait de lui-même, trop isolé, plein de confiance positiviste en ses méthodes et en ses prémisses, l'ouverture à ce qu'il étudie en Orient ou à propos de lui peut être obtenue en soumettant sa propre méthode à la critique. C'est ce qui caractérise Berque et Rodinson, chacun à sa manière. Leurs œuvres font toujours preuve, d'abord d'une sensibilité directe à la matière qui s'offre à eux, puis d'un examen continuel de leur propre méthodologie et de leur propre pratique, d'une tentative constante pour que leur travail réponde à la matière et non à des doctrines préconçues. Berque et Rodinson, ainsi qu'Abdel Malek et Roger Owen, se rendent certainement compte qu'il vaut mieux faire l'étude de l'homme et de la société - qu'ils soient orientaux ou non - dans tout le champ des sciences humaines ; ces savants lisent donc d'un œil critique et étudient ce qui se fait dans d'autres domaines que le leur. L'attention que porte Berque aux découvertes récentes de l'anthropologie structurale, celle de Rodinson pour la sociologie et la théorie politique, celle d'Owen pour l'histoire économique : voilà des correctifs instructifs que les sciences humaines actuelles apportent à l'étude des problèmes dits orientaux.

E. Saïd, L'Orientalisme, Op. cit. (Cnqs)

Mais les remarques de cette page n'ont assurément pas plu...

Notes :

14. Postface d'E. Saïd (mars 1994) à son livre L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, Le Seuil, 1980-2005, p. 355.

15. E. Saïd, cité par R. Baduel, «Relire Said ? L'Outre-Occident dans l'universalisation des sciences sociales», Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, p. 6.

16. Seul Pierre Bourdieu a le courage de l'inviter à faire des conférences au Collège de France et à l'Université Paris 7, qui lui décerne, malgré tout, en 2003, un doctorat honoris causa, quelques mois avant sa mort...

Sonia Dayan-Hertzbrun note («L'Orientalisme» en France : malentendu ou mésentente ?», https://bibliobs.nouvelobs.com/idees) que «la levée de boucliers contre l'ouvrage fut telle qu'il fallut attendre vingt-cinq ans pour une nouvelle édition du livre qui était devenu introuvable.»

17. Ed. W. Saïd, L'Orientalisme, Op. cit., p. 23.

18. Rodinson, La Fascination de l'islam (PCMaspéro, 1981, p. 13).

19. Plus tard (préface de 2003), Saïd parlera de critique humaniste, l'humanisme consistant à briser les chaînes qui emprisonnent l'esprit.

20. Ed. W. Saïd, L'Orientalisme, Op. cit., p. 369.

21. Ed. W. Saïd, Culture et impérialisme, Op. cit., p. 368.

22. Ibid., p. 374.

23. Les Damnés de la terre, Op. cit., p. 37.

24. Culture et impérialisme, Op. cit., p. 387.

25. E. Saïd, Freud et le monde extra-européen, Paris, Le Serpent à plumes, 2004, cité par Ch. Chaulet Achour, in «Edward W. Saïd, lecteur de Fanon. Relais et prolongement», revue Sud/Nord, n° 183, dossier consacré à F. Fanon.

26. Ibid., p. 32.

27. Ibid., p. 150-151.

28. Ed. W. Said, Beginnings, Intention and Method. [Columbia University Press, New York, 1975], 373). (Cnqs)

29. S. Dayan- Herzbrun, «De Frantz Fanon à Edward Said : L'impensé colonial», art. cit. L'auteure cite le texte anglais concernant cette question...

30. Dans Les Damnés de la terre, p. 141, cité par E. Saïd, in Culture et impérialisme, Op. cit., p. 376.

31. E. Saïd, in Culture et impérialisme, Op. cit., p. 381.

32. Comme il l'a raconté à Francis Jeanson, qui l'a rapporté in «Reconnaissance de Fanon», Doc. cit.

33. Fr. Jeanson, «Reconnaissance de Fanon», Postface citée.

34. Saïd rend particulièrement hommage à Rodinson pour avoir dans son étude Islam et capitalisme, démontré, contre le sociologue Max Weber, qu'il n'y avait aucune incompatibilité entre islam et capitalisme.