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Fragment d'histoire : le regard des autres

par Kacem Bensalah *

C'est fort instructif de voir comment au regard de sa vision de l'histoire, et d'une certaine manière jusqu'à nos jours, l'Occident juge les autres peuples, l'Afrique notamment, et l'Afrique du Nord en particulier. « Les Nord-Africains² » ont alimenté des fantasmes outre-Méditerranée jusqu'à la fin de la guerre d'indépendance. Ce fut, sans doute, cette césarienne de l'histoire qui a permis de remettre en cause tous les préjugés.

L'extraordinaire mouvement HIRAK est venu à point pour confirmer cette réalité transcendante. Celle d'un peuple pétri de son histoire singulière, fort de son unité, de son sens de justice et de liberté. Valeurs qui ont accompagné notre longue histoire de plus de 2.000 ans du vivre-ensemble et du dialogue qui sont les constituants fondamentaux de la démocratie. Oui, notre aspiration à cette démocratie est inscrite dans la longue marche de notre histoire nationale. Elle est légitime par le peuple et pour le peuple. Entre Abdelkader et Jugurtha, il y a un lien indéfectible d'algérianité et de patriotisme. Les écrits de l'historien français Léon Galibert1 publiés un demi-siècle après le débarquement de Sidi Fredj, constituent un témoignage marquant sur la résistance du peuple algérien à toute tentative d'occupation étrangère. On ne peut passer sous silence cette constante nationale de notre histoire. Elle est toujours là pour mettre en échec le traître principe qui consiste à diviser pour régner. Pour que nul n'oublie. Ni ici, ni ailleurs.

Abdelkader, c'est Jugurtha...

«Cette même terre où la France voit chaque jour se former et grandir de braves soldats, d'intrépides capitaines, des généraux illustres, fut aussi le théâtre des mémorables batailles que se livrèrent Scipion, Annibal ; c'est là que César vint cueillir le dernier fleuron qui manquait à sa couronne de triomphateur du genre humain... Abdelkader, c'est Jugurtha, c'est Tacfarinas, c'est Firmus ; car en Afrique les hommes sont toujours les mêmes, les noms seuls ne font que changer. Abdelkader est le successeur de tous ces esprits inquiets et ambitieux qui, à différentes époques, rêvèrent une suprématie nationale et indigène, utopie à la réalisation de laquelle s'opposent toujours le morcellement des tribus africaines, leurs mœurs égoïstes et leur caractère envieux (...)

«L'insurrection de Jugurtha fut une guerre nationale ; si elle eût été couronnée de succès, elle aurait pu compromettre à jamais la puissance de Rome en Afrique. Le Sénat le sentit et ne négligea rien pour s'assurer le triomphe. Cette guerre (de Numidie2) est importante à connaître, car elle a beaucoup d'analogie avec notre situation actuelle en Afrique.

«La guerre contre Jugurtha dura sept ans sans interruption. Six grandes armées commandées par les généraux les plus habiles, y furent successivement envoyées, et chacune d'elles, à diverses reprises, reçut d'Europe des renforts qui la renouvelèrent presque entièrement.

Les Romains eurent toutes les peines du monde à le vaincre. Allié à son beau-père, Bocchus, Roi de Mauritanie2, il fut trahi par celui-ci qui le livra à ses ennemis.

«Conduit à Rome par Marius, il fut jeté dans un cachot humide et fangeux où il mourut de faim après de terribles angoisses. Ainsi périt, à l'âge de cinquante-quatre ans, un prince qui, malgré ses crimes, était devenu, par son courage et son génie, une des gloires de l'Afrique (...)

«Ces Maures, ces Gétules, ces Numides, ces peuples errants et sans nom qui ont précédé en Afrique toutes les dominations étrangères et leur ont survécu, n'ont jamais adopté franchement la civilisation des Carthaginois, ni celle des Romains, ni celle des Grecs du Bas-Empire, ni celle même des Arabes, dont les mœurs, les habitudes, l'organisation politique et guerrière, ont avec les leurs une si grande analogie. Non, il faut bien le reconnaître, jamais la civilisation n'a germé d'elle-même parmi ces races. Aussitôt qu'une action étrangère a cessé de s'y faire sentir, ces peuples reprennent leurs habitudes premières. Ailleurs, les révolutions des empires ont souvent amené d'heureuses transformations : les vainqueurs et les vaincus se sont mêlés, et il en est sorti de grands peuples participant aux qualités diverses des races dont ils sont issus. Ici, rien de semblable n'apparaît : à partir de la décadence de l'empire romain, les révolutions n'ont fait qu'entasser ruines sur ruines. L'élément de progrès a manqué totalement : quelle en est la cause ? Ce n'est ni le climat, ni la configuration du sol, ni même l'inconsistance du caractère tant reproché aux Africains ; c'est bien plutôt la persistance de la division par tribus, premier degré de civilisation sur lequel cette race s'est immobilisée depuis les siècles les plus reculés ; division qui fait naître et entretient les préjugés, les haines, les discordes, l'habitude du pillage, et qui rend ces peuples incapables de se réunir en véritables corps de nation pour repousser le joug étranger et de se façonner à toute civilisation venue du dehors»

* Universitaire, ancien Haut-cadre de l'UNESCO, chef de mission diplomatique Afrique- Moyen Orient, Expert-conseiller en coopération internationale.

Notes :

1- Léon Galibert : «Algérie ancienne et moderne» Edit. Furne et Cie, 1844

2- Algérie de l'Ouest jusqu'à Tanger (Tingis)