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Grève des magistrats: Entre dérives politiciennes et sens de l'Etat

par Nasr-Eddine Lezzar*

L'Algérie s'est réveillée en ce jour du 27/10/2019 sur une grève totale des magistrats. L'événement fera date, c'est la première fois que tous les juges et procureurs du pays font grève et arrivent à une position aussi extrême. Tous les magistrats de cet immense pays se dressent d'une façon aussi radicale, comme un seul homme ou une seule femme, pour contester une décision et mettre fin à une situation. C'est aussi la première fois dans l'histoire qu'on décide d'un mouvement qui touche trois mille magistrats en même temps.

La situation est, on ne peut plus, inédite.

La décision contestée est, certes, légale, tant dans le fond que dans la forme. Le ministère a précisé que ce mouvement a été décidé comme il se doit en conformité à la loi avec l'accord du conseil supérieur de la magistrature et qu'aucun texte n'indique la nécessité d'impliquer ou consulter le syndicat. Certes, le droit est sauf, mais rien n'impose une consultation du syndicat, la bonne gouvernance de l'institution judiciaire le prescrit.

Le syndicat national des magistrats, sans fonder sa contestation sur une quelconque violation d'une règle juridique, verse dans un procès d'intention et accuse une tentative de «déstabilisation de ses structures». La réaction est rapide. Le processus est accéléré. Les malentendus et la révolte couvaient depuis longtemps. Un soupçon de relents politiques se fait sentir.

Dès l'entame du hirak, les magistrats l'avaient soutenu. Ils acceptaient, dorénavant, d'être assis ou debout, mais jamais couchés. C'en était fini, disaient-ils, avec la justice du téléphone et la justice ne travaillerait qu'au grand jour, exit la justice de la nuit. Des positions outrancières furent enregistrées. Des juges s'étaient engagés du côté du peuple et juraient qu'ils ne jugeraient pas de hirakistes. Un juge déclara qu'il ne validera pas des élections qui se tiendraient sous cette loi électorale. Voila que le désordre commence. Les juges menacent d'entrer en désobéissance civile. Ne pas juger les hirakistes consistait à absoudre des personnes qui se retrouveraient en dehors de la loi si les manifestations devenaient violentes par exemple. Ne pas siéger sur une loi électorale revenait à choisir la loi qu'on est appelé à appliquer. Exit la séparation des pouvoirs. Celui qui promulgue la loi n'est pas celui qui l'applique et celui qui contrôle son application n'est pas celui qui la promulgue. C'est ainsi que les institutions démocratiques fonctionnent. La confusion institutionnelle s'installe lorsque le juge exige une loi qui lui convient et n'applique pas ou ne juge pas selon celle qu'il conteste. Il est vrai que le deux déclarations sus-citées, qui, à mes yeux, sont gravissimes, émanaient de voix isolées et non de structures représentatives. Disons aussi pour la décharge et l'atténuation qu'elles émanaient dans un climat un peu particulier.

Le ministre de la Justice, quant à lui, affiche une autre position. Il est plutôt du côté de l'état-major. Il déclara devant le Parlement que si ce n'était pas l'état-major il ne serait pas là devant eux. Sa présence et le nouveau contexte étaient, selon lui, une grande avancée dans l'intérêt du pays. Il lui arrive aussi, et plutôt souvent que parfois, d'appeler à la participation au processus électoral, lançant ainsi un message politique et se positionnant clairement en soutien du pouvoir en place. Il n'y a rien d'inhabituel et de grave à cela. Quoi de plus naturel qu'un ministre qui contribue à la réalisation du programme de l'exécutif auquel il appartient. Il est par contre un peu discutable que ce soit le ministre de la Justice qui défend, lors d'une plénière devant le Parlement, les deux projets des lois organiques relatifs à l'Autorité nationale indépendante en charge des élections et au nouveau régime électoral. Cette mission devait, par sa nature, revenir, me semble-t-il, au ministre de l'Intérieur. Avec cela le ministre de la Justice se classe dans un statut hors pair. L'origine d'une détérioration rapide de ce conflit ne serait-elle pas dans cette divergence politique fondamentale ? Les éléments sus-cités laissent transparaître l'idée que cette grève est loin d'être un débrayage social d'une corporation inquiète quant à ses conditions de travail, mais un conflit éminemment politique. Et là les choses se gâtent. Le pays est entré dans une véritable confusion institutionnelle. Les juges défenseurs et gardiens de la loi, entrant dans une grève manifestement illégale, puisque le droit de grève est interdit à ce corps. Mais qui ira le leur dire ou le leur interdire et éventuellement le sanctionner car, somme toute, les juges ne sont pas au-dessus des lois, bien au contraire ? Et si jamais ils sont appelés à être jugés, qui pourra leur rendre justice ou les condamner sans être dans un conflit d'intérêts manifeste et une suspicion légitime ?

La grève est «illimitée» et durera jusqu'à la satisfaction des revendications qui incluent notamment «le gel de toutes les décisions issues de ce mouvement» ainsi que «la révision des textes juridiques actuels qui consacrent l'hégémonie du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire». Rien que ça ?

Les deux parties ne semblent pas avoir pris la mesure de leurs actes.

D'un côté, un mouvement de 3.000 magistrats ne peut pas se faire en même temps ou en peu de temps dans cette précipitation. Il doit provoquer, sans doute, des perturbations, des blocages et des désordres. L'appareil judiciaire est un service public qui doit fonctionner d'une façon régulière, continue et dans la sérénité. A-t-on pensé au désarroi des détenus qui attendaient ces jours pour être jugés, et probablement, être libérés par acquittement ou condamnation avec sursis ? Les détenus en correctionnelle se verront dire que leur audience est reportée en moyenne pour trois semaines, par contre ceux de la criminelle auront un report pour une moyenne de trois à quatre mois. Le temps n'a pas la même mesure des deux côtés des barreaux. A-t-on pensé à leurs familles ? Le peuple profond et le petit justiciable continueront à faire les frais de divergences claniques et de tiraillements dans les cercles de décision. Une question se pose : pourquoi un gouvernement en charge des affaires courantes et censé se limiter à parer aux urgences s'est-il engagé, ou plutôt aventuré, dans un terrain aussi miné et dans une période aussi trouble ?

D'un autre côté une grève illimité avec des revendications impossibles à réaliser, notamment «la révision des textes juridiques actuels qui consacrent l'hégémonie du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire», est un acte irresponsable. La réaction semble aussi radicale que brutale. Nous n'avons pas entendu parler de négociations préliminaires qui auraient échoué, ni d'un service minimum, ni d'un préavis de grève pendant lequel des tractations seraient menées ou une médiation aurait été organisée et enfin un arbitrage des plus hautes autorités où les institutions de la république se seraient prononcés.

Tout s'est fait de façon irréfléchie. Ici et là on semble avoir perdu le sens de l'Etat.

*Avocat