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Du Hirak et de ses quelques chantiers... (Suite et fin)

par Malik Mebarki*

Bourgeoisie ou «bureaugoisie»

C'est ainsi que cette minorité, incrustée dans l'appareil d'État et produite par lui, représente la « bourgeoisie » ou plutôt la « bureaugoisie », autrement dit une bourgeoisie née à l'ombre de la bureaucratie étatique.

Son embourgeoisement ne vient ni d'une forme d'accumulation primitive, ni de création de richesse encore moins d'un quelconque esprit schumpétérien d'entreprise mais seulement de la « générosité » de l'État à l'ombre duquel des fortune colossales se sont érigées. L'Algérie est ainsi devenue (devient ainsi) le pays des miracles où certaines personnes, parties de rien, sont devenues milliardaires en un temps record sans trop se fatiguer et s'embarrasser avec les conceptions libérales de l'économie autour du marché, de la concurrence et de la compétitivité. Les marchés sont captifs et garantis par l'État, les financements sont assurés et la concurrence est inexistante. L'économie rentière algérienne, qu'elle soit administrée ou « de marché » ne présente aucune caractéristique économique classique. La prédation et la spéculation l'apparentent plus à une économie de bazar.

De plus, en Algérie, la ruée vers l'or dure depuis plus d'un demi-siècle au profit d'une minorité et au détriment de la grande majorité de plusieurs générations d'Algériens. Le bémol est que ce système contient ses propres limites.

La valeur de la rente sur laquelle repose toute sa politique dépend des fluctuations de prix fixé par les marchés internationaux du pétrole et du gaz. N'ayant pas de maîtrise sur les évolutions de ces derniers, le Pouvoir algérien s'en accommode tant bien que mal. Quant les prix sont élevés, la rente est alors utilisée comme carotte destinée à calmer le peuple et à donner une apparence extérieure convenable mais éphémère.

L'Algérie est alors présentée comme un pays émergent avec un bon Indice de développement humain (IDH). C'est en tous les cas l'image que le Système se donne.

En période de basse conjoncture quand le baril de pétrole connaît des mouvements baissiers, on invoque l'ennemi extérieur qui nous veut du mal et/ou les difficultés inhérentes à la transition dont on ne définit jamais ni les contours ni les échéances.

Le patriotisme, ou du moins la conception chauvine qu'ils en ont, est ainsi mobilisé chaque fois qu'une contestation se manifeste. Tel le diable sortit de sa boîte, l'ennemi extérieur surgit au bon moment !

Idéologie et patriotisme

En effet, toute contestation de l'une ou l'autre explication fait de vous, au mieux, un mauvais patriote, au pire, un ennemi de l'intérieur. En effet, le patriote est invoqué autant de fois qu'il le faut et devient un élément discriminant aux mains du Pouvoir. Il décide, quand il veut, qui est un bon Algérien et qui ne l'est pas !

En plus de cette infrastructure, le système a besoin de trier les Algériens selon leur adhésion ou pas aux règles du système. Le discours patriotique et religieux est mobilisé pour parer aux contestations possibles des uns et aux revendications idéologiques des autres. Faire partie de la 5ème colonne qu'on pourchasse et parfois qu'on assassine ou être un mécréant voué aux gémonies célestes, c'est le choix offert par le pouvoir aux récalcitrants et aux rebelles de tout bord.

Pour autant le discours patriotique et religieux, en tant que relais idéologique, n'est pas le seul élément de la superstructure du Système dont la finalité est de contribuer à sa pérennité. Un cadre de pensée rigide est mis en place par le système pour s'assurer de sa reproduction et de sa légitimation.

Le Hirak doit se mener aussi et peut être surtout sur le plan des idées afin de déconstruire l'idéologie destructrice du Système.

L'École, base de la garantie de survie du Système

Comment alors ne pas parler du système éducatif que le Système a complètement vidé de sa finalité première qui est de former des citoyens éveillés aux autres et au monde dans lequel ils vivent. Ceux qui ont réussi à passer à travers les mailles du filet de la médiocrité exercent leur talent à l'étranger ou alors sont confinés dans des lieux de relégation et d'abrutissement.

Le Système a besoin d'avoir une école qui lui permet de s'assurer de sa reproduction et surtout de la pérennisation de ses privilèges.

L'exemple de l'enseignement des langues (langue nationale ou étrangère) est symptomatique des politiques dont les buts avoués ont été et sont encore la déconstruction de toute pensée rationnelle. Le ministre de l'Éducation veut substituer l'anglais au français au prétexte que l'anglais serait meilleur que le français pour les affaires et on enseigne l'arabe en le teintant de religieux pour empêcher toute posture critique ou libre pensée. Toute critique de cette désastreuse politique est jugée comme attentatoire à l'intérêt et à la souveraineté du pays et ses auteurs sont considérés comme les défenseurs de la langue et la culture coloniale françaises, identifiés comme appartenant à « Hizb frança » et donc traîtres à la patrie !

Les contenus enseignés et les méthodes pédagogiques sont mobilisés pour former des élèves dociles avec le minimum de capacités cognitives pour s'insérer professionnellement, quand ils ne sont pas au chômage, dans un marché du travail où leur compétence et leur intelligence sont peu requises.8

L'école algérienne est dans un état de délabrement maintes fois rappelé et dénoncé par la communauté éducative et reconnu de facto par les dirigeants qui s'empressent de mettre leurs enfants soit dans le secteur privé en Algérie soit dans les établissements éducatifs à l'étranger. On comprend mieux les propos d'un ancien ministre qui disait, en substance, qu'on n'avait pas besoin de prix Nobel dans notre pays !

La situation de l'école en Algérie a besoin certes de moyens, de formation de son personnel mais également de refontes profondes des enseignements et des méthodes pédagogiques utilisés si l'on veut s'arrimer à l'Économie de la connaissance.

Revenir à la Valeur-Travail et à la production d'une Connaissance intellectuelle, technique, scientifique basée sur l'esprit critique, le questionnement perpétuel. En bref, ce qu'on appelle le Nouvel Esprit Scientifique qui est à l'antipode de l'esprit scolastique, dogmatique et rétrograde (« imbibé » d'idéologie et de religiosité stérile).

Un véritable Hirak éducatif à tous les niveaux du système éducatif et de la recherche s'impose9. Il y va de l'avenir de notre pays. Malheureusement cela ne suffira pas car le chantier de la renaissance est immense.

La médecine gratuite ou l'imposture du Pouvoir

Comment ne pas aborder le désastre dans lequel se trouve notre système sanitaire public. La médecine gratuite est une forfaiture. Que faire de la gratuité quand on a bien du mal à accéder à des soins médicaux corrects dans les hôpitaux publics dépourvus de moyens basiques sans lesquels l'exercice de la médecine devient aléatoire quelle que soit la compétence du personnel médical et paramédical.

Des matériels insuffisants ou inexistants obligent les patients à aller dans le secteur privé pour faire des analyses biologiques et/ou radiologiques ou tout simplement avoir accès à un minimum de soins médicaux. Pour cela, ils doivent avoir les moyens financiers et/ou relationnels pour obtenir une prestation médicale normale.

Là aussi nos dirigeants, au courant de la grande misère du secteur sanitaire public et en tant que personnes averties et rationnelles, préféreront aller se soigner à l'étranger ou dans le secteur privé.

Il arrive, parfois, que nos « relations » appartenant au secteur médical public, bien intentionnées, nous « conseillent » d'aller se soigner dans le secteur privé où ils exercent de temps à autre. On a le sentiment que tout se passe comme si on voulait appauvrir le secteur public pour mieux enrichir le secteur sanitaire privé.10

Si vous n'avez ni moyens financiers ni relations, le secteur ne peut pas grand-chose pour vous, au-delà de la compétence et du dévouement du personnel médical.

Il s?agit là des résultats de politiques sanitaires délibérément désastreuses pour la grande majorité des Algériens. Tout est à revoir : la formation du personnel médical et paramédical, le statut et les rémunérations de ces personnels, leurs conditions de travail, l'organisation du secteur public, l'éducation des patients, etc.

Un Hirak là aussi est nécessaire si l'on veut trouver des solutions idoines. Il y va de la santé des Algériens.

La mise au travail, la citoyenneté, la restauration des valeurs morales, l'éthique dans la vie comme dans le monde professionnel, le vivre ensemble, l'estime de soi, le retour au civisme nécessaire pour la vie en société, l'enrichissement de notre culture ancestrale ainsi que son ouverture vers le monde, l'affirmation de notre pluralité identitaire, culturelle et linguistique, sont des tâches aussi urgentes que le Hirak politique. Mais sur le rétroplanning de notre reconquête, il faudra se donner des priorités et surtout rester tout aussi déterminés.

Pour ne pas conclure, le Hirak politique en cours a parfaitement raison de revendiquer un changement radical de Système.

On voit bien qu'au-delà de la sphère économique et du mode de gouvernance, le chantier du Hirak est très large. Il doit concerner à plus ou moins long terme l'ensemble des pans de la Société, sans oublier la question du statut des femmes. Leur participation massive et leur engagement au Hirak démontrent, si besoin est, leur volonté de changement.

Une société ne peut se développer en marginalisant la moitié de sa population. L'infâme code de la famille doit faire aussi partie d'un Hirak afin de rétablir la dignité et les droits des Algériennes. La cause des femmes est, selon nous, un des enjeux majeurs de l'Algérie de demain.

Le constat que nous faisons dans les différents secteurs, résultat de plus d'un demi-siècle de forfaitures, de népotisme et d'autoritarisme du Pouvoir algérien et du Système qu'il a produit n'est ni nouveau ni particulièrement original.

Tous les Algériens connaissent cette réalité car ils la vivent quotidiennement. Certains d'entre eux se sont rebellés en luttant dès les premières années de l'Algérie indépendante. En effet, même si le Hirak est remarquable par son ampleur et par sa détermination, il y a toujours eu des progressistes qui ont, tant bien que mal, essayé de résister à ce Système au prix parfois de lourds tributs. Assassinat, exclusion, marginalisation, emprisonnement, exil forcé, etc., leur ont été réservés. Rendons-leur un hommage appuyé dans cette contribution dont l'objet est d'attirer l'attention sur les immenses chantiers qu'il va falloir ouvrir dans la période post-Hirak en espérant que le « Yetnahaw Gaa » se concrétise.

Le chemin est long et parsemé d'obstacles qui nécessiteront énormément d'efforts, individuels et collectifs. La mobilisation du formidable génie algérien, maintes fois démontré au cours de son histoire, permettra, à ne pas douter, de produire un Système centré sur le citoyen libre dans un cadre réellement démocratique pour un développement durable et harmonieux au bénéfice de tous.

*Universitaire - Université de Lille

Notes :

1- l'État compris comme un ensemble d'institutions que le Pouvoir a neutralisé et vidé de sa substance.

2- Voir les travaux de Mandouze. A (1961), Lacheraf M. (1965, 1986), Harbi M. (1975, 1980, 2004)., Stora B. (1991), Kaddache M. (2000) entre autres

3- Agriculture, industrie, la culture, l'urbanisation et la politique de la ville, le tourisme etc., il y a tant et tant à faire dans notre pays car le bilan est lourd ! Cela prendra beaucoup de temps et d'efforts.

4- «Ils font semblant de nous payer, alors on fait semblant de travailler » disait-on des ces pays.

5- C'est un vrai défi lancé à l'approche économique libérale qui nous affirme que, toutes proportions gardées, la salaire est fonction de la productivité marginale de travail !!!

6- Le Droit à la paresse, de Paul Lafargue, 1883

7- L'éthique, définit « comme une réflexion philosophique qui se propose de définir les principes pour la conduite de la vie », Misrahi. R, 1997.

8- l'ironie du sort est qu'on utilise fréquemment dans les méthodes pédagogiques... l'approche par compétences !

9- En tant qu'universitaire, l'état de l'université algérienne nous intéresse au plus haut point. Malheureusement, cette question ne sera pas abordée dans cette contribution. Elle mériterait elle aussi une analyse approfondie à laquelle nous espérant pouvoir contribuer, avec d'autres, dans un proche avenir

10- Voir les travaux de Mebtoul Mohamed, sociologue algérien de la santé