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IRAN 10.0

par Halim Benattallah*

Le 16 octobre, j'assiste au 5e colloque du conseil scientifique de la COSOB (conseil d'organisation et de surveillance des opérations de bourses). Un ami m'y a aimablement invité. Thème du colloque : les «enjeux de la FINTECH». Les exposés portent sur les «finlab», «datalab» et «blockchain». C'est l'application du digital au domaine de la finance, tout particulièrement le e-paiement. Un des exposants laisse entendre la poursuite de la réflexion au début de 2020. C'est peu dire combien la e-finance en est à ses prémices en Algérie. Ce qui n'est pas le cas en Iran, et cela malgré les sanctions impactant les transferts financiers.

Vendredi 6 septembre, à Téhéran. Je réalise que je suis à court de cash et que j'ai omis de réalimenter ma carte de banque locale mise à disposition par un ami algérien. Les banques sont fermées. Mais dans cette capitale en mouvement nuit et jour, le black-out ne s'abat pas sur la ville à l'heure de la prière. Heureusement, se présente toujours un Iranien pour se proposer de vous tirer d'affaire : on me dirige vers un commerçant du quartier des antiquaires prêt à jouer l'« agent de change ». Dans son magasin, j'assiste à une mise en pratique de la « fintech ». Je lui confie ma carte bancaire iranienne. Il s'éclipse puis revient au bout d'un moment. Il me demande de la faire glisser dans le boîtier électronique du magasin, d'introduire le code et de vérifier le solde. Un premier virement a été fait ! La confiance s'installe. Le thé est servi. On continue les opérations de virement. Après une ultime vérification faite auprès d'un guichet de banque à proximité, je remets la contrepartie en euros. Ma carte bancaire vient d'être instantanément alimentée ! Juste à l'heure de la prière ; c'est bon signe. Le voyage peut continuer.

En Iran, le cash en poche est déconseillé. Il faut des liasses en milliers de tomans et en millions de rials pour payer peu de choses. La carte bancaire, une fois en main, est un sésame. Du marchand ambulant proposant des jus de melon et de pastèque à l'eau de rose, à la guinguette de brochettes aux épices iraniennes, des musées aux péages d'autoroute, du guichet à l'entrée dans le grand désert Dasht-e-Kavir, jusqu'à la plus petite boutique dans un coin reculé en montagne, le e-paiement est banalisé.

Application suivante de la « fintech ». Le 12 septembre, je suis à Abyaneh, un bourg isolé en montagne, à l'écart de l'autoroute vers la belle oasis de Kashan (environ 250 km au sud de Téhéran). Ce village, datant de l'époque safavide, est un site classé par l'UNESCO. Il me rappelle les ksars (abandonnés) de notre Gourara. Ses habitants le font vivre, l'Etat aide à sa restauration. Une eau limpide serpente dans les qânats à travers le village. Un lieu vert. L'écologie est née dans ces contrées désertiques de la Perse. Le mariage de l'eau et des plantes est une culture millénaire. Les qânats canalisent vers les oasis, les parcs et les jardins les eaux des montagnes.

Abyaneh est un lieu de survivance du zoroastrisme. C'est la première religion monothéiste d'avant les religions révélées. Dans une des ruelles de ce bourg, d'une hygiène et d'une impeccable propreté, je fais une pause thé auprès d'un couple qui propose des chips au feu de bois. Au-dessus de sa porte, un aigle protecteur sculpté en bois de la mythologie zoroastre. Il l'a sculpté de ses mains des années durant. Un bel ouvrage âgé d'une cinquantaine d'années. Je lui propose de l'acquérir ; il s'en offusque. La valse des thés et le va-et-vient des tranches de pastèque, lui donnent le temps de considérer mon offre. Prendre le temps de converser est ce que l'Iranien apprécie par-dessus tout.

Avec l'artisan, émerge une entente sur le prix. Les échanges ont porté leurs fruits. Je me rends compte à ce moment-là que je n'ai pas de cash en suffisance pour payer le trophée. Mais voilà que le digital est présent dans ce recoin zoroastrien de montagne. Ne voilà-t-il pas que l'épouse me présente le boitier électronique pour faire le e-paiement ! J'en profite pour relever le solde de mon compte sur son boîtier. Le solde s'imprime instantanément. Incrédule, je prends une photo. Elle s'en étonne. Lui avouerai-je que je suis un spécimen venant d'un pays où les services publics sont ossifiés dans l'âge de l'ancêtre MS-Dos, et où le cash est vénéré comme un saint ? Elle me prendrait pour un revenant de l'ère d'Ahura Mazda, le messager zoroastrien, alors qu'elle-même est à l'ère du 10.0.

J'ai eu un aperçu de l'Iran à l'heure du digital au moment de la demande de e-visa à Alger. La procédure est simple. La demande est directement traitée par le ministère des Affaires étrangères à Téhéran. L'ambassade d'Iran à Alger en reçoit notification. La demande n'est pas instruite par quelque chefaillon consulaire qui fait sa loi comme chez nous. Les conditions d'octroi ne varient pas d'un consulat à l'autre suivant les humeurs du chefaillon. Sachant la gêne que procurerait l'apposition du visa sur le passeport, surtout au regard du « shérif » américain, les autorités iraniennes délivrent le visa sur un imprimé volant.

Sur l'autoroute vers l'enchanteresse Kashan, l'indicateur d'essence de la voiture affleure la zone à risque. Le réseau est certes abondamment pourvu en stations et aires d'arrêt. Mais, sait-on jamais. Je n'ai pas encore idée du niveau de développement des infrastructures routières. Dans le Fars, on passe par des zones désertiques. Le désert est alentour à partir de Qom en direction plein sud vers Kerman. Ces contrées désertiques sont souvent monotones, mais l'infrastructure autoroutière efface toute impression d'isolement. Je suis dans l'expérience de notre transsaharienne, surtout entre In Salah et Tamanrasset. Il faut atteindre le lugubre point d'essence à l'Arak, vestige du temps de la découverte du pétrole, pour se réapprovisionner. Je hasarde quand même la question à un compagnon de voyage iranien embarqué en cours de route. Il est ingénieur en informatique, réparateur de drones. Il me rassure. Il affiche sur son téléphone une application iranienne d'une société en mesure de dépanner dans l'heure, tout imprudent tombé en panne sèche, à travers tout le territoire.

En voiture, mon câble de téléphone rend l'âme. Le même compagnon m'apprend l'existence de l'équivalent iranien de la compagnie américaine Amazone. Tout l'Iran y est connecté pour les gros achats et pour le détail, par e-paiement. Il me commande sur le champ un câble d'origine livrable dans les deux jours. Le câble me sera effectivement livré à Téhéran à l'adresse indiquée.

A Kerman, ville oasis réputée pour ses merveilles en soie, pour l'ingénierie millénaire de ses qânats, de ses tours de vent antiques qui servaient de climatiseurs naturels, de sa sublime mosquée, je suis renseigné sur le site de Tchak Tchak. Ce temple zoroastrien du messager Ahura Mazda est un lieu de pèlerinage, niché dans une montagne dans le désert. Le panorama rappelle la vue depuis l'Assekrem ou de notre Tahat. Dans ce temple, le feu y est entretenu depuis le fond des âges. L'entrée est payante. Le gardien n'accepte pas le cash. E-paiement de rigueur, en plein Hoggar dirais-je ! Et aussi respect des croyances des non musulmans. Même tolérance lors de la visite du site abritant le diocèse de l'église arménienne à Téhéran, où il y a grand monde. E-paiement là aussi. L'Iran est une république islamique où cohabitent des religions, des peuples et des identités multiples hérités du fond des âges.

Qom, ville sainte des Chiites, marie le beau des lieux avec la tradition religieuse la plus stricte. Les hauts lieux du chiisme acceptent les visiteurs étrangers non musulmans, hommes et femmes, dans le respect du port vestimentaire. Là aussi, le e-paiement est le seul mode de paiement. Comme dans les aéroports les plus modernes, l'accès est conditionné par la présentation à la machine du code barre imprimé sur le ticket. Il en est de même pour les visites du mirifique Palais Rose (Golestan) situé dans la proximité du bazar de Téhéran. C'est le lieu de résidence des derniers shahs d'Iran depuis la dynastie des Qajars.

Sur le site de l'ancienne Persépolis, à l'achat du ticket, on vous propose un casque de vision en 3D permettant de restituer les temples dans leur grandeur antique. En s'approchant de la pierre où est incrusté le code barre, le film s'active. Grandiose ! A l'entrée du musée de l'art islamique et de l'archéologie à Téhéran, la visite se fait dans les mêmes conditions « digitalisées ». J'y admire des chefs-d'œuvre de manuscrits antiques du Coran. Y défile aussi la chronologie complexe des empires successifs qui ont fait la Perse.

A Ardakan, visite guidée de la « casbah », le soir, par le propriétaire de la maison d'hôte dans laquelle je loge. Cette maison traditionnelle évoque celle des ancêtres de ma propre « tribu », dans la vieille ville de Constantine, à Sid-El-Djeliss. De nuit, la « casbah » dégage tout son mystère. Des jeux de lumière feutrés ont été installés par la commune sous les voutes et dans les ruelles étroites. Mon hôte me fait rencontrer un professeur passionné des qânats, auteur d'un livre sur le sujet. Par son biais, rendez-vous est pris avec un guide pour visiter des qânats, chefs-d'œuvre de l'ingénierie millénaire. Le lendemain, il se présente avec deux « moghanis », deux ouvriers spécialisés depuis 50 ans dans l'entretien de ces ouvrages souterrains. L'un des deux actionne le treuil ancestral en bois pendant que l'autre descend en cordée 40 mètres sous terre. Je le suis. Au fonds, on progresse à contre-courant d'un ruisseau d'eau tiède et limpide. Le boyau s'étire sur une cinquantaine de kilomètres jusqu'à la montagne pour y capter l'eau et alimenter la ville. De retour à la maison d'hôte, je propose au propriétaire du lieu de payer le guide en chef et d'ajouter ce paiement à l'addition. Les deux hommes sortent leurs gsm et échangent les numéros de compte. Le virement bancaire est fait instantanément.

A Shiraz, la visite du Fin Garden, lieu des        éblouissements poétiques de Hafez, s'impose. C'est un haut lieu de mémoire de la poésie persane. Ce jardin est en lui-même un poème. L'eau roucoule dans d'ingénieux qânats religieusement entretenus. A l'entrée, e-paiement et fourniture d'un casque multi langues. La surveillance physique du lieu est quasiment invisible et « digitalisée ». Lorsque les « gardes » sont présents dans certains sites, ils sont en civil, comme dans le palais du dernier Shah pahlavi d'Iran, tout au nord de Téhéran, au pied du mont Damavand. A leur style, je déduis que la société qui les emploie n'est pas la propriété de militaires?

Dans le palais de la Banque Melli à Téhéran, une des plus ancienne au monde, créée par un cambiste, sont exposées les pièces de monnaie mongoles. Les Mongols sont parmi les premiers créateurs des pièces de monnaie. Si Gengis Khan a dévasté la Perse, il a cependant à son actif d'avoir établi une charte économique favorisant la libre circulation des marchandises. Ce pourquoi il lança une monnaie d'échange. Je fais le parallèle avec le DA monnaie « non conventionnelle ». La pièce mongole a accompagné l'ouverture de routes commerciales et la voie vers l'apparition d'un empire. Le DA non conventionnel ne reposant pas sur une création de richesse, fait péricliter notre pays.

Dans la salle d'exposition de cette banque, officient deux surveillants. Le jeune homme et la jeune femme sont tous deux d'un haut niveau universitaire. Ils travaillent là à mi-temps. Courtois et affables comme le sont les Iraniens en général, ils décrivent avec fierté les signes de grandeur ici exposés. La banque Melli est un empire. Elle est iranienne, comme le sont toutes les nombreuses banques en Iran. Il n'y a pas de banque émiratie ou libanaise siphonnant la ressource nationale.

A l'aéroport de Téhéran, la dame au guichet de police ne me demande pas le visa. En pianotant sur son clavier, elle constate son enrôlement dans le système. La formalité ne dure pas plus d'une minute au guichet spécial « étrangers ». Elle me souhaite la bienvenue, en farsi. Tous les étrangers accomplissent la formalité en un clin d'œil. Ni questions, ni suspicion paranoïaque. Au guichet de police à Alger, c'est une autre paire de manche. La formalité frise des fois l'interrogatoire avec prise de note au stylo. Pendant ce temps, à l'arrivée comme au départ, des citoyens « au-dessus de tout soupçon » ne s'arrêtent pas au guichet. Ils sont escortés par un uniforme qui prend « soin » d'eux, sans aucune gêne.

Dans l'aérogare de Téhéran, une singularité m'intrigue : je ne vois aucun policier. Personne au débarquement, ni dans les halls. A l'extérieur, pas de brigade islamique spéciale d'intervention. Pas d'agents aux portes d'entrée et de sortie. Pas de civils se dandinant talkies walkies en main. Pas de fourgon entravant les voies d'accès ou de sortie. La voie est libre. L'Iran n'est-il pas sur le pied de guerre ? Un « strike » américain n'est-il pas dans l'air ? Je comprends que la sécurité est gérée sans incommoder le citoyen. C'est un aéroport civil sous administration civile, même si l'armée est sur le qui-vive permanent depuis 40 ans.

Marvdasht, le 18 septembre. Retour de la visite du site, unique, de Persépolis, « l'une des puissantes créations urbanistiques de l'histoire, témoignage d'une gloire rarement égalée », et de ses tombeaux royaux enchâssés dans la montagne. Dans une ruelle en ville, une boutique expose fusils de chasse et jumelles de longue portée. Ce matériel est en vente libre. La déconvenue subie par mon fils à ses dix ans, lorsqu'il se fit confisquer par la douane à l'aéroport d'Alger un minuscule jouet longue vue, me revient en mémoire : « arme de guerre » !, nous avait-on décrété.

En Iran, les drones sont en vente libre. Je m'en assure en me rendant dans une boutique spécialisée de Téhéran. Plusieurs sociétés les proposent. Du plus simple au plus sophistiqué. Ils ne sont pas interdits par les institutions civiles ou militaires. Ces objets ne sont pas classés arme militaire. J'écarquille les yeux et prends le tout en photos. J'interroge le vendeur. Ne sont-ils pas interdits ? Il s'étonne de ma question. Je bats en retraire pour masquer les incongruités spécifiquement algériennes.

J'apprends qu'en Iran les informaticiens « craquent » les logiciels et applications les plus sophistiqués. Ils sont proposés à la vente, dans un emballage haut de gamme. Du fait des sanctions internationales, les Iraniens ne se sentent pas liés par les droits d'auteur, m'explique-t-on. Je le constate dans un « laboratoire » installé dans un building cossu. On peut dès lors acquérir, pour l'équivalent de 12 euros, un pack « king » comprenant une trentaine d'applications qui coûteraient, en Occident, des milliers de dollars. Dans un des quatre « shopping malls » à Téhéran, le complexe ?Charsu' est consacré exclusivement aux appareils de téléphonie. J'en profite pour faire régénérer mon IPhone pour quelques euros, et en un rien de temps. Je comprends mieux pourquoi les Iraniens sont en mesure de neutraliser et d'abattre un drone américain de dernière génération. Je comprends que la recherche scientifique civile et militaire a atteint un haut niveau de sophistication. Au point où Américains et Saoudiens se demandent comment les drones « houtis » ont pu s'infiltrer dans la profondeur territoriale saoudienne sans se faire repérer. C'est le côté « créateur » induit par les sanctions : l'Iran pourvoit à sa sécurité en développant des capacités technologiques endogènes et en investissant dans « l'Intelligence ».

Je me trouve à Shiraz le 14 septembre lorsque je lis dans la presse que deux raffineries saoudiennes ont été attaquées par des drones « houtis ». Le président Trump menace l'Iran de représailles. Le MAE iranien met en garde. Les Saoudiens décident de temporiser. Quelques jours auparavant, l'Iran avait annoncé un « no limits » dans la recherche nucléaire. L'image montre un Président civil déclinant son discours aux Iraniens. Des hauts gradés sveltes se tiennent derrière lui. L'armée est dans le rang. Elle est en alerte mais le pays n'est pas sur le pied de guerre.

En Iran, le tourisme retrouve des couleurs, malgré les prix élevés pratiqués par des agences de voyage. Pour ma part, je n'y ai pas fait appel. Je ne suis pas le seul. En chemin vers Alamut, je croise dans une maison d'hôte de campagne, deux jeunes parisiennes, tout juste revenues d'Isfahan. Sac au dos, elles parcourent l'Iran depuis 15 jours en train, bus, avion des lignes intérieures. Elles voyagent seules. En totale sécurité. Elles n'ont été arrêtées à aucun « barrage ». Elles n'ont subi aucun contrôle ; ni n'ont été bloquées à un quelconque poste en attendant une escorte pour les conduire au prochain relais. Leurs appareils photos n'ont pas été confisqués. L'étranger est le bienvenu. Et pas de Pasdaran pour vérifier si le voile léger qui couvre la moitié de leur chevelure est ajusté au cheveu près.

Dans les villes surtout, les Iraniennes laissent découvrir le charme persan. L'empaquetage imposé à la femme est modulaire. Dans l'avion, elles se libèrent. Au débarquement, elles se conforment élégamment à la formalité. Dans un des restaurants élégants de Darban, au nord de Téhéran, des femmes élégantes sont attablées entre amies. Les unes fument, les autres préfèrent la chicha. C'est leur art de vivre. Je prends une photo, elles sourient. Je n'ai pas vu de Pasdarans embusqués pour les surveiller.

En parcourant près de 4 500 km, j'ai pu prendre à défaut les recommandations des agences et books touristiques sur la sécurité routière et le mode de conduite iraniens. De Qom à Kashan, par exemple, sur une autoroute à six voies, les caméras de surveillance sont omniprésentes. Le « cruise control digital » enregistre les dépassements de vitesse. Les contraventions sont, me dit-on, directement adressées au domicile du conducteur. Le long des routes secondaires sont parfois postés deux agents à bord d'une berline de ville pour un contrôle par caméra. La route n'est pas squattée par des baraquements des agents des forces de l'ordre. Je n'ai jamais vu une section entière en hommes et matériels paralysant une route ou une autoroute. Ni de chicanes de temps de guerre dans les villes ou sur route. J'ai noté dans mon carnet un seul contrôle majeur. Il se trouve à l'entrée de la province de Kerman. Véritable poste frontalier sous haute surveillance, il est le point d'entrée des drogues venant d'Afghanistan. Je suis contrôlé mais avec beaucoup d'égards.

Un book touristique européen épingle la dangerosité des camionneurs iraniens. A mon sens, rien ne justifie pareille mise en garde. Pour un conducteur algérien, les chauffeurs iraniens sont des gentlemen de la route. A Téhéran, la circulation est aussi décrite comme terrifiante. Elle est « sportive » à certains égards, surtout lorsqu'il faut emprunter l'artère principale qui traverse la ville sur vingt kilomètres, mais elle reste plus civique qu'à Alger.

Un soir, avec un ami, on se perd dans le dédale des ruelles de Téhéran centre. Le GPS nous fait tourner en rond. Je dois me rendre chez l'habitant qui doit m'héberger pour deux nuitées. La pratique de l'hébergement chez l'habitant est courante. Les Iraniens ont une grande soif de l'étranger, qui leur ouvre une porte sur le monde extérieur, à défaut de pouvoir voyager eux-mêmes, faute de visa. Ce soir-là, à bout d'expédients, nous demandons notre chemin à un passant. Il nous l'indique rapidement et s'en va. Puis il se ravise, revient vers nous et s'invite dans la voiture. Il joint au téléphone mon hébergeur qu'il finit par localiser et nous pilote gentiment jusqu'à destination. C'est ainsi durant tout le voyage. A tout bout de champ, un Iranien surgit pour vous assister ou vous inviter à partager son repas.

Dans les montagnes de l'Elbourz, je me hasarde dans les hauteurs. C'est jour Achoura dans un village. La cérémonie de commémoration de l'imam martyr Hussein bat son plein. Avec des amis, j'y suis convié. Les villageois sont ravis d'accueillir les étrangers. Après la parade dans la rue, la communauté se dirige vers la mosquée du village. Dans la mosquée, des citoyens montent au minbar, en tenue de ville, pour y chanter des louanges à Hussein. Aucune gandoura mal portée. Aucune barbe qui ne soit bien taillée. En la circonstance, le vêtement noir est de mise. Le thé passe dans les rangs. Un va-et-vient convivial anime les rangs.

A la fin de la cérémonie dans la mosquée, un repas est servi à l'extérieur, à toute la communauté présente. Les hommes sont au four. Les femmes sont servies, séparément, dans une atmosphère familiale de village. Fait d'exception, il est permis à une européenne de filmer la cérémonie à l'intérieur même de la mosquée, parmi les hommes. Signe enviable de tolérance et d'ouverture.

Pas un Iranien qui n'a sur son portable des extraits du Shâh-Nâhmeh de Ferdowsi. Les poètes, les inventeurs en particulier, sont vénérés. Dans la tour Bordj e-Milad à Téhéran qui s'élance à 435 mètres (la sixième plus haute tour autoportante au monde), un chef d'œuvre d'architecture et d'ingénierie iraniens, un étage est dédié aux poètes, aux inventeurs et aux personnages illustres. Leurs bustes agrémentent aussi les parcs. Situé au nord de Téhéran, le parc Mellal est jalonné de ces bustes d'hommes illustres. Ibn Sina, Hafez, Omar Khayam, Saadi, Roumi... Ils sont tous là. Dans ce parc, dans tous les parcs, règne une atmosphère paisible. On y sent la main d'horticulteurs persans mariant l'eau et la plante. La chicha est fumée en famille. Des couples se tiennent la main. Sur le banc public, des jeunes femmes fument leur cigarette au côté de leur bien-aimé. Je prends une photo. Pas de football mais du badminton. Musique en sourdine. C'est le respect d'autrui. Un mode de vie observé dans tous les parcs. Les Iraniens sont des champions du pique-nique. Je partage bien volontiers leur repas. Aucune trace de leur passage lorsqu'ils quittent les lieux. L'extrême propreté des lieux publics retient mon attention. L'écologie se décline d'elle-même. Dans le Golestan, à l'entrée d'un parc naturel en montagne, le paiement à l'entrée s'accompagne d'un geste naturel de remise d'un sac écologique par des enfants. Le geste écologique est d'ailleurs une habitude ancestrale.

Je suis tout de même désappointé de ma discussion avec ces deux jeunes gens, de niveau universitaire, de la salle d'exposition de la banque Melli. A l'instar de la plupart des Iraniens rencontrés, ils ne connaissent pas l'Algérie. Beaucoup n'en entendent pas parler. Il en est qui ne sont pas parvenus à la localiser sur la carte ! Des Iraniens d'un certain âge me demandent : « Arabe » ? « Muslim », « Sunni » ? Je suis effaré. Au fil du voyage, je cesse de noter dans mon carnet le nombre de fois où je subis l'affront de la méconnaissance. Boumediene ? Bouteflika ? le hirak ? Nos célébrités sont restées en rade bien avant d'atteindre les contreforts avancés de l'Iran.

Une évidence s'impose à moi : « nous » sommes hors de portée des radars politiques et culturels iraniens. L'Iran a ceci en commun avec la Chine : il se considère comme un empire du Milieu. Le monde tourne autour du Milieu. « C'est une terre centrale qui sépare les mondes, une terre de jonction entre le monde méditerranéen et asiatique, qui relie l'Europe à l'Inde et à la Chine ». Une deuxième évidence s'impose : nous entendons parler de l'Iran, mais nous ne connaissons pas l'Iran, ni l'Iranien. Des clichés politiques et culturels parasitent la connaissance mutuelle. L'Algérien a ouï-dire d'Isfahan et Shiraz, mais il se dirige vers Dubaï. Des barrières mentales obstruent le chemin vers Téhéran.

L'Iran est au quotidien dans la géopolitique.

L'Algérie en est sortie. Entre les deux pays, l'indicateur me semble être en position neutre négatif. Le tourisme peut combler le vide et enrichir les liens. Lorsque les sanctions seront levées, l'afflux des touristes risque de renchérir les prix aujourd'hui très abordables. Plus que les caravansérails, les boutiques, hôtels en particulier ont un très haut niveau de service alliant l'authentique au « digital ».

Je suis parti en reconnaissance de «l'Iran géopolitique» (1), j'ai découvert «l'Iran digital» (2). Un monde méconnu s'est ouvert. Il faut juste penser y aller et ne pas se poser de questions.

*Ancien ambassadeur