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par Djamel Labidi

Rien n'est plus odieux qu'un certain discours ambiant, qui a désormais pignon sur rue aujourd'hui, et qui consiste à présenter l'indépendance de l'Algérie comme un échec.

De là à dire qu' «avant c'était mieux», il n'y a qu'un pas que certains doivent déjà franchir en aparté ou qu'ils ne tarderont, probablement, pas à franchir si, face à eux, nous continuons à nous taire.

Deux bilans, deux mondes

Comment peut-on barrer ainsi d'un trait, avec autant de légèreté, près de 60 ans d'efforts de construction de l'Algérie, avec ou en dépit des dirigeants qui se sont succédés. Pour ceux-là, l'Histoire fera le tri, mais ce qui a été construit jusqu'à présent est avant tout le résultat de l'effort des Algériens, du peuple algérien, de son travail, de ses sacrifices.

Comment peut-on finalement mettre sur le même plan, la situation en 1962, c'est à dire le bilan du colonialisme, car il s'agit implicitement de cela, et celui de l'indépendance jusqu'à nos jours.

Nous vivons aujourd'hui des difficultés économiques et sociales, des problèmes politiques suffisamment graves «pour ne pas en rajouter», et détruire ainsi le moral de toute une nation en lui disant, en fait, que l'indépendance ne lui a servi à rien jusqu'à présent.

Eh bien, puisqu'il s'agit donc de comparer, comparons ! Et n'ayons pas peur de nous répéter, car s'il le faut, nous le redirons cent fois. Mettons sur une colonne, la situation en 1962, c'est-à-dire le bilan du colonialisme, et sur une autre, la situation actuelle, c'est-à-dire le bilan depuis l'indépendance.

Bilan du colonialisme: en 1962, des centaines de milliers de morts, des centaines de villages détruits, rasés, 300 000 réfugiés aux frontières, une misère effroyable, 90% d'analphabètes, des médecins, des ingénieurs qui se comptent sur le bout des doigts, 600 étudiants en tout et pour tout à l'Université d'Alger.

Bilan de l'indépendance: aujourd'hui, il y a 2 millions d'étudiants et 106 établissements universitaires, implantés pratiquement dans toutes les régions. L'analphabétisme est quasi résiduel.Il y a 8 500 000 élèves (pour comparaison 12 millions en France). Les médecins, ingénieurs, cadres se comptent par centaines de milliers.

Il y avait, en 1962, 800 000 habitations pour toute l'Algérie, 80% n'avaient pas l'eau et de raccordement à l'égout, y compris les villas des colons qui recouraient aux fosses septiques. Aujourd'hui Il y a 700 000 habitations pour la seule agglomération d'Alger. La capitale et les autres villes se sont tellement transformées, que celui qui y reviendrait après quelques années d'absence s'y perdrait.

Nous n'avions pas comme d'autres pays, par exemple l'Allemagne ou le Japon, après la guerre, un pays à reconstruire : nous avions un pays à construire, et cela pratiquement à partirde rien.

Un seul chiffre résume tout: nous étions 10 millions en 1962. Nous sommes aujourd'hui plus de quatre fois plus. Imaginons que la France, qui avait 40 millions d'habitants en 1962, en ait aujourd'hui 160 millions : ne serait-elle pas en train d'exploser ?

Et pourtant, notre pays, a pu, cahincaha, résoudre les problèmes de base du développement, éducation, santé, niveau de vie moyen, électrification, infrastructures, distribution de l'eau. Il y a une quinzaine d'années l'eau était rationnée, chacun y allait de son jerrican, à part les privilégiés. Les délestages d'électricité étaient la norme partout comme dans les pays en guerre. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un souvenir sauf exception.

Le gaz arrive désormais jusqu'aux dechras, dans la montagne. Et l'électricité et l'internet sont partout, sans lesquels, il n'y aurait pas eu ce grand mouvement historique qu'est le Hirak. Survolons l'Algérie la nuit, en venant d'autres pays africains, ou même du Maroc ou de la Tunisie. La différence est visible, spectaculaire: d'immenses territoires sombres ici et là mais par contre lorsqu'on survole de nuit l'Algérie, il y a, là, en bas, sous l'avion qui glisse, presque partout, les lumières des villes, des villages, des groupes de maisons qui scintillent dans la nuit.

Le pays a probablement l'une des meilleures infrastructures d'Afrique. Il fallait quasiment une journée pour aller à Oran ou Constantine. Aujourd'hui on peut y aller et revenir dans la journée. Les produits agricoles du Sud se vendent au Nord. Le marché est devenu national.

L'espérance de vie est quasiment celle des pays développés, 79 ans.

Voici donc les deux bilans, celui de 132 années de présence française et celui de l'indépendance, celui de deux mondes. Et encore nous n'avons rien dit de la longue litanie des horreurs de la colonisation.À quoi bon...

Bien sûr, on pourra nous opposer, par exemple, que l'Algérie avait plus de ressources, et c'est vrai. Bien sûr, on peut dire que nos voisins, et certains autres pays africains, nous dépassent sur bien des choses: l'agriculture, le système bancaire, le tourisme, l'utilisation des nouvelles technologies, la productivité, et c'est vrai. Bien sûr on pourra dire que la mauvaise gestion, l'économie bureaucratique, le gaspillage, la corruption ont détourné une partie des ressources, et c'est vrai.Mais qui n'a pas aussi ces problèmes ? En Tunisie dernièrement, l'un des deux postulants, accusé de fuite des capitaux et de blanchiment d'argent, est sorti de prison pour...participer au face à face télévisé avec son adversaire. Au Brésil, le grand président Lula da Silva est en prison, accusé de corruption. La présidente Dilma Roussef qui lui a succédé a été destituée pour «maquillage des comptes publics». Et que dire des présidents Sarkozy en France, du premier ministre Balladur etc... Mais peut- être aussi, dans tous ces pays, ces problèmes existent avec moins de gravité mais aussi moins de dramatisation, avec l'apaisement que crée une vie démocratique plus ancienne, un État de droit, une méfiance des solutions imposées par la rue, car ils les ont expérimentées avant nous, et, pour la Tunisie, une culture du compromis.

Ils se retrouvent tous

Mais dans ce bilan à charge, contre les politiques menées jusqu'à présent, il faut surtout citer les deux problèmes vitaux qui n'ont pas été réglés jusqu'à présent, et qui expliquent la grande fragilité, à la fois matérielle et morale, de notre pays: la dépendance économique extrême aux exportations d'hydrocarbures, et la dépendance culturelle, voire politique, à l'ex -métropole coloniale.

Preuve en est, une grande partie de l'activité politique algérienne d'opposition se déroule en France, et accessoirement dans l'annexe de Montréal, comme si la France était encore «la métropole». Sur le sol d'où sont parties les armées coloniales, ils se retrouvent tous: pourfendeurs du régime et de sa corruption, mais aussi corrompus et corrupteurs, émigrés politiques, ex-ministres en rupture de ban, facebookers en lutte contre le pouvoir, affairistes et hauts responsables en fuite, vrais et faux Harragas, chaines télé et sites web islamistes occidentalistes newlook, laïcs démocrates pure souche, berbéristes sécessionnistes etc... Ils sont tous là à Paris. Peut-être se rencontrent-ils parfois dans les rues, peut-être ont-ils, en se croisant, ce petit regard en coin, mi- amusé, mi- distant. Ils se retrouvent tous là pour respirer cet air de liberté, et goûter au plaisir d'une liberté d'expression qui, «contrairement au pays, est ici totale», sous le regard bienveillant de leur hôte et à condition, bien sûr, que cette liberté ne touche pas «aux intérêts de la France». En tout cas il est étrange que chez tous ceux-là on retrouve ce point commun, ce même discours, ce même retour sur 1962.

Avec ce discours sombre, nihiliste, catastrophique, d'un pays où rien n'a été fait, qui est sinistré, où tout est à refaire, où veut-on en arriver ? Attention «à ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain». Attention à ne pas faire couler la barque Algérie.Il y a péril en la demeure.

N'en sera-t-il pas comme les «printemps arabes : de grands espoirs, puis des manipulations, et puis le chaos, l'horreur. Parfois, j'ai peur pour mon pays.

Le Hirak ne doit pas être chez nous un mouvement pacifique au seul sens tactique du terme, comme la meilleure méthode pour faire tomber un pouvoir, tel que le préconise cyniquement , l'américain Gene Sharp, le théoricien des révolutions colorées. Il doit l'être dans son esprit même, au sens de nos valeurs et de notre culture nationales, pour que plus jamais nous ne vivions une «Fitna».

Je suis d'une génération qui a été toujours pleine de confiance en l'avenir. L'Algérie s'était libérée, les empires coloniaux s'étaient écroulés, l'idéal socialiste semblait gagner le monde, la science avançait partout, c'était la conquête de l'espace, nous avions une vision linéaire de l'Histoire, vers toujours plus de progrès, de paix, d'égalité, de bonheur.

Cette dernière décennie, tout particulièrement, nous a montré, à nous qui avions ce regard si optimiste, que les peuples peuvent se suicider: la Libye, l'Irak, le Yémen, la Syrie ...

Il y a , chez une partie de la jeunesse du Hirak, celle sans emploi, celle fragile socialement, celle laissée pour compte, celle de «la mal- vie», une sorte d' «idéologie-Harragas»: de l'espoir, de l'audace, de la fraternité à en revendre, mais aussi l'esprit d'aventure: «Je prends la mer sur une barque, même si je sais qu'elle peut chavirer. On verra...»

Je crois qu'il y a chez tout le monde actuellement le même sentiment mitigé, à la fois d'espoir et de peur.

Mais dans ce tourbillon d'idées et de sentiments contradictoires, il reste une conviction: il y a le petit Hirak, celui des calculs étroits, des ambitions politiques, des manipulations de tout genre, des règlements de compte, de la démagogie, des surenchères, mais il y a aussi et surtout le grand Hirak: celui qui est le résultat des leçons douloureuses des années 80 et 90, celui de ces épreuves qui nous ont beaucoup appris et, espérons-le, «blindés»contre toutes les aventures,celui qui a transcendé tous les clivages socio-culturels, celui qui a renforcé, ce 22 février 2019, l'unité nationale comme cela ne l'a jamais été, et qui a fait revivre l'esprit de Novembre.

Ce Hirak est là pour toujours, quoi qu'il arrive.