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Gram, Libra et compagnie : l’autre bataille des monnaies

par Akram Belkaïd, Paris

Les Banques centrales seront-elles un jour «ubérisées» ? Autrement dit, allons-nous assister à l’émergence de nouveaux acteurs qui pourraient rendre plus difficile ou tout simplement caduque l’action de ces institutions ? La question est d’actualité. Elle ne concerne pas la politique des taux (politique monétaire), qui reste sous leur contrôle, mais tout ce qui a trait aux monnaies. On connaît le développement spectaculaire des cryptomonnaies (bitcoins et autres) et la réticence pour ne pas dire l’hostilité ouverte qu’elles suscitent au sein de ces Banques centrales. Jusque-là, ces alternatives de paiements étaient développées par des acteurs plus ou moins modestes, des nouveaux venus dans le système. Mais la tendance est en train d’évoluer.

Telegram et Facebook dans la danse

En effet, deux opérateurs d’importance veulent lancer leur propre monnaie. Le premier est Telegram, le service de messagerie apparu en 2013 et qui connaît un net engouement. Le second est le très connu réseau social Facebook. Dans les deux cas, l’objectif est le même. La mise en place d’une cryptomonnaie destinée à servir d’alternative aux moyens de paiements habituels, qu’il s’agisse des liquidités ou des cartes de crédit (Visa, Mastercard, etc.). Sans être un spécialiste, on imagine aisément la force de frappe de Telegram ou de Facebook dès lors qu’ils pourront proposer à leurs utilisateurs d’utiliser un système de paiement indépendant des circuits classiques. A terme, cela pourrait induire un système autonome ou très peu dépendant des banques habituelles. Et c’est cela qui inquiète les régulateurs.

Aux Etats-Unis, le gendarme des opérations boursières, la Securities Exchange Commission (SEC) vient de convaincre la justice d’empêcher Telegram de mener une opération de levée de fonds pour lancer sa monnaie baptisée «gram». Alors que le service de messagerie avait réussi à lever déjà pour 1,71 milliard de dollars de fonds, la SEC a estimé que l’opération présentait des risques et que son rôle était «d’empêcher [Telegram] d’inonder le marché américain de monnaie numérique (...) vendue illégalement.» Pour les autorités boursières, Telegram n’a pas suffisamment informé les investisseurs sur les caractéristiques de «gram» et n’a pas fourni les informations nécessaires quant à sa propre situation financière et sur ses perspectives de développement.

Facebook n’est pas mieux loti. Cette semaine, le réseau social devait lancer en grande pompe sa monnaie numérique «Libra» à Genève. Le conseil inaugural a bien eu lieu dans cette ville mais nombre de partenaires qui devaient être associés à ce projet ont fait défection. Au total, vingt-sept d’entre eux, dont les sociétés Paypal, Visa, Mastercard et Ebay, se sont retirés du projet. Pour elles, le concept est encore flou mais c’est surtout les mises en garde répétées des autorités politiques et monétaires qui les ont incités à renoncer à faire partie du consortium Libra. D’ailleurs, Mark Zuckerberg, le patron du réseau devra s’expliquer sur son projet dans une semaine devant une commission du Congrès américain.

Une question de monopole

Quels sont les reproches adressés à «gram» et Libra ? Pour Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie, ce type de monnaie est une «menace pour la souveraineté des États». On ne peut pas être plus clair. Au-delà des griefs habituels avancés pour critiquer les «cryptos» -manque de traçabilité, risque de blanchiment, usage par les groupes criminels ou moyen d’évasion fiscale, c’est donc avant tout la question du monopole des États à frapper monnaie qui est en jeu. Pour l’heure, ces derniers réussissent à garder la main mais jusqu’à quand ? L’élan des cryptomonnaies est loin d’être cassé. Et il n’est pas anodin de relever que parmi les sociétés qui ont décidé de ne pas se retirer de Libra on retrouve Uber...