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Les mouches du coche envahissent l'Algérie

par Benabid Tahar*

Dans l'esprit du sujet d'intérêt abordé ci-après, en guise d'introduction apéritive et à point nommé, je me fais plaisir de partager avec le lecteur quelques vers d'une fable de Jean de La Fontaine.

Le coche et la mouche

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé, Et de tous les côtés au soleil exposé, Six forts chevaux tiraient un coche........ L'attelage suait, soufflait, était rendu. Une mouche survient, et des chevaux s'approche ; Prétend les animer par son bourdonnement; Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment Qu'elle fait aller la machine........ Après bien du travail le coche arrive au haut. Respirons maintenant, dit la mouche aussitôt : J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine. Ça, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine. Ainsi, certaines gens, faisant les empressés, S'introduisent dans les affaires : Ils font partout les nécessaires. Et, partout importuns, devraient être chassés.

Afin de saisir la subtilité, la perspicacité, du choix de cette fable en rapport avec les évènements qui secouent actuellement notre pays, nous allons tenter de donner un aperçu global sur la situation. Les espaces publics sont devenus, depuis des mois, des agoras où s'organisent, dans la gaieté, des réunions, des disputations politiques, des forums et des référendums, en hautes et belles couleurs, qui n'ont nul besoin d'être estampillés «officiels et souverains ». Ils le sont de fait et de jure. Exorcisés de la peur, retrouvant une certaine liberté grâce à une mobilisation jamais égalée, des citoyens manifestent hebdomadairement, par milliers, avec allégresse et ferveur patriotique. Pour eux, le triptyque «Commission de dialogue, Autorité nationale indépendante des élections, Elections présidentielles» se lit «Sabordage du hirak, euphémisme du contrôle du processus électoral via de nouveaux mécanismes, Reconduction du système sous une nouvelle draperie». En d'autres termes, l'approche du pouvoir laisse entendre, en filigrane, une volonté de toilettage du système, avec de nouvelles anciennes figures. Trompé, roulé dans la farine des années durant, le peuple ne s'en laisse plus conter.

Chat échaudé craint l'eau froide. En substance, dans un contexte qu'il convient d'appeler révolutionnaire, une élection présidentielle est perçue comme un moyen de riposte, une arme contre-révolutionnaire, et sa préparation une stratégie de mise à mort d'un projet de société porté par tout un peuple.

Donnant sens et consistance à leur engagement, des citoyens, avec conviction et opiniâtreté, auréolés des acquis déjà réalisés, n'hésitent pas à aller à la rencontre des épreuves, quoi qu'il puisse advenir, disent-ils tout fort et tout haut. Pour défendre une cause qu'ils estiment juste et noble, ils ont bravé les grandes chaleurs de l'été, la fin et la soif pendant le ramadan, les intimidations, etc. Leur pacifisme, pierre d'achoppement des tenants du pouvoir, suscite l'admiration. Ils ne décolèrent pas mais ne dévoient pas. Ils expriment de manière civilisée, avec humour et sagacité, leur ras-le-bol, leur envie de changement, leur volonté de choisir librement leurs représentants, leur soif de démocratie: une tautologie du droit imprescriptible des peuples à recouvrer leur souveraineté pleine et entière. La virulence de certains slogans est une forme de réponse, au demeurant prévisible, aux tergiversations et autres provocations dont sont coupables les hommes du pouvoir. Fatalement, l'antagonisme entre les deux parties est d'une intensité telle que les échanges à fleurets mouchetés n'ont aucune chance de faire bouger les choses. Alea jacta est !, semble dire tout un chacun.

Aux antipodes du hirak, le pouvoir fait preuve d'une ferme volonté de commander l'issue de la crise, suivant sa propre feuille de route évidemment. Dès lors, la proposition d'organiser au plus vite des élections présidentielles devient une prédétermination. A la lettre, cela signifie que l'on ne doit négocier que des modalités y afférant et rien d'autre. C'est à prendre ou à laisser. Pour appuyer sa démarche, il avance comme argument le respect de la légalité constitutionnelle. Dans l'absolu, en temps normal et dans un pays de droit et de respect des lois, on ne peut qu'applaudir. Nonobstant l'aspect de conformité constitutionnelle, ou de bidouillage en la matière, à chacun sa perception, le bon sens recommande tout de même d'écouter le peuple et de composer avec ses revendications.

La sagesse suggère de respecter la volonté populaire qui s'inscrit forcement dans le mouvement de l'histoire que nul ne peut détourner ou arrêter. Vouloir aller à l'encontre d'une telle évidence c'est ajouter de la controverse à une ambiance déjà intensément électrique. On ne peut mieux pour nourrir l'échec...au meilleur caviar. Vouloir balayer sur son passage tout ce qui est discordant est une attitude peu orthodoxe, condamnable. Au mieux, elle mènerait à une victoire à la Pyrrhus. Elle pourrait apporter un peu de gloriole à certains opportunistes, une victoire pour d'autres... mais sans clairon. Enfin, il convient de rappeler que le pouvoir, de quelque bord que l'on soit, est enivrant et personne n'est à l'abri de la schizophrénie. La raison devrait interroger les uns et les autres. Dans un contexte révolutionnaire, de crise aiguë, le radicalisme et les scrupules constitutionnels, voire même juridiques, doivent s'éclipser face à l'approche et la pratique politiques.

Les bonnes questions appelant les bonnes réponses, on devrait se demander clairement et simplement quels sont les vrais antagonistes dans cette crise. Car, est-il besoin de le souligner, ils sont les seuls à pouvoir réellement nous en sortir, sans dégâts majeurs. D'un côté, des milliers, voire des millions, de citoyens manifestent chaque semaine, depuis bientôt huit mois, avec ardeur, dans des conditions peu clémentes, parfois très pénibles, pour faire aboutir leurs revendications. En face, les tenants du pouvoir se débattent pour assurer la sécurité des biens et des personnes, contenir la contestation et tracer la voie de sortie selon leur propre logique. Passons sur les moyens et méthodes utilisés, largement commentés dans la presse, sur les réseaux sociaux et autres médias. Il convient de souligner cependant que le bras de force est pleinement engagé. L'épreuve est rude pour les deux parties. L'entêtement et la radicalisation ne sont pas faits pour assouplir les positions, édulcorer les discours, en vue de préparer les esprits au dialogue constructif. A proprement parler, il appartient au peuple et aux tenants du pouvoir de sortir de la nuée dans laquelle ils sont enfermés afin de négocier une issue salvatrice et trouver un modus vivendi dans le seul intérêt de la nation. Nul ne peut être édifié sur les conjectures de l'histoire. En revanche, il est aisé de parier, avec une bonne marge de succès, sur la nature des bouleversements sociopolitiques et, par voie de conséquence, économiques, que les soulèvements populaires peuvent induire. C'est de la manière d'appréhender les évènements que dépend l'issue. Dès lors que le génie des uns et des autres se laisse présider par le bon sens, elle ne peut qu'être, sinon heureuse, au moins à l'avantage de notre pays. Que Dieu nous préserve de toute éventualité imprécatoire !

Malheureusement, les opportunistes, les néophytes de la démocratie, et autres personnages excentriques, viennent compliquer la donne. Les partis de la «moualate» et certaines figures dites «personnalités nationales», en réalité de purs produits du système, ayant toujours vécu aux crochets du pouvoir ou fait ménage avec lui, souffrent de nos jours d'anuptaphobie politico-sociale. Du coup et derechef, ils se rangent systématiquement, par une sorte de reflexe pavlovien, du côté de celui qui détient les rênes de l'Etat. A chaque fois que de besoin, pour se repositionner, ils n'hésitent pas à souffler à leur plus proche allié, à leur ami ou à leur bienfaiteur déchu, le baiser du sicaire de la mafia. Habitués, avec leurs protecteurs, à vivre dans le déni de la réalité, définitivement formatés à l'esprit charognard, macérés dans leur crasse «boulitique», ils perçoivent le soulèvement populaire comme une simple révolte, devenue avec le temps un rituel, qui finira par s'estomper. Ils refusent de reconnaitre le caractère révolutionnaire de l'évènement et sa portée historique... le saisissent-ils en fait. Dès que les décideurs du moment leur délivrent le sauf-conduit, ils se jettent dans l'arène, tête baissée et âme aux enchères. D'aucuns, par naïveté politique ou par calcul, adoptent des comportements similaires. En tout cas, chacun répondra de ses actes devant le tribunal de l'histoire. Fait déplorable, bien que les voyants clignotent tous au rouge, certains continuent à se complaire, avec une incroyable désinvolture, dans le délétère jeu politicien aux effets pervers, qui ressemble, par son ubuesque, à un jeu de marionnettes occupant la scène pour tantôt amuser les chérubins que nous sommes à leurs yeux et les apeurer le reste du temps. En cette cruciale phase d'incertitude, l'environnement sociopolitique est chargé de foultitude de polluants. Des augures imprécateurs nous prédisent l'apocalypse si l'on ne suit pas la voie tracée par «les grands clercs» qu'ils servent. Des énergumènes s'agitent, monopolisent la parole, occupent les espaces médiatiques, s'affichent en toutes circonstances, se donnent des rôles, se croient utiles, voire indispensables, s'adjugent des qualités de sagesse, proposent doctement des recettes, et j'en passe. Ils ne vont cependant jamais aux durs labeurs, au charbon, avec le peuple. Ils ne partagent pas ses angoisses, ni même celles des hommes au pouvoir. La mouche du coche en rougirait.

Pour finir avec une touche de suave saveur poétique, j'invite à lire la fable complète de Jean de La Fontaine dont certains passages sont cités dans l'espace liminaire du présent article.

Mot de la fin

Qui a bien saisi le message trouvera son salut ! Autrement dit, à bon entendeur salut !

*Professeur Ecole nationale supérieure de Technologie.