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Octobre 88 ! émeutes ou révolution ? (1ère partie)

par Belkacem Ahcene-Djaballah*

«La révolution (de février), comme tous les autres grands événements de ce genre, naquit de causes générales fécondées, si l'on peut ainsi parler, par des accidents ; et, il serait aussi superficiel de les faire découler nécessairement des premières,

que de les attribuer uniquement aux «seconds». A. De Tocqueville

I / POURQUOI ?

On a ,jusqu'ici très peu écrit, en Algérie, sur les «événements» d'Octobre 1988, sinon des articles de presse ou des interviews qui, pressés dans l'espace et par le temps ou entre les amitiés et les inimitiés, ne permettent jamais d'aller jusqu'au bout de la vérité ou à l'essentiel. Seul, le livre - l'ouvrage de M'hamed Boukhobza : Octobre 88, évolution ou rupture ? Bouchène. Alger 1991, relevant beaucoup plus de l'essai - de Abed Charef, journaliste à l'Afp durant les journées d'Octobre, puis à El Massa et à l'Entv, a permis de dégager certaines suppositions qui restent à vérifier. Il est cependant quasi-évident que, même s'il y eut exploitation des faits, pendant et juste après, à des fins précises, par des appareils, des groupes ou des individus, même s'il y eut quelques conditions créées de toutes pièces pour accélérer et, peut-être, produire le processus de révolte, comme le développent surtout des «politiques», les événements étaient attendus par tous. On le sentait, mais l'organisation de la presse et les pratiques journalistiques d'alors n'avaient pas permis de dire ou d'écrire toute la vérité sur ce qui allait arriver. Ce qui est absolument certain, c'est que tout, en effet, concourait pour entraîner une explosion... de la jeunesse.

- Il y avait la crise économique nationale, aggravée par les retombées des perturbations internationales, dont la chute du dollar et la dégringolade du prix du baril du pétrole sont les aspects les plus notables, à partir de 1986. Habitués à diriger (facilement) et à (bien) vivre grâce à une rente pétrolière assez consistante qui rendait, à la limite, superflue ou inutile toute préoccupation de type économique, les gouvernants, d'une part, et les citoyens, d'autre part, ont brutalement découvert qu'il fallait, désormais, gérer un pays et sa vie, et non plus simplement l'administrer. Dès cet instant, toutes les lacunes de la société algérienne apparurent au grand jour, lacunes dont certaines avaient des racines bien lointaines.

- Il y avait les tentatives de faire face aux retombées de la crise, non par une refonte rapide du système, mais par une préparation psychologique des masses (sensibilisation - mobilisation) qui, menée tambour battant par le biais des médias, a été si mal «pensée» par les gouvernants et leurs conseillers, et si mal interprétée et répercutée qu'elle a, en définitive, traumatisé tous les citoyens plus qu'elle ne les a préparés ou tranquillisés.

Le corps social, dans son entier, fut alors traversé de doutes et d'angoisses, se transformant très vite en perte de confiance et en peur de l'avenir, pour soi, pour ses enfants et pour le pays. L'information diffusée étant vraie, mais incomplète et brutale, on a donc eu droit à un «retour de manivelle», un «effet boomerang» désastreux car démobilisateur et, surtout, amenant les citoyens à rejeter en bloc toutes les fautes, même les plus infimes et les plus personnelles, sur les gouvernants, puis sur le système. Pour paraphraser un professeur en psychiatrie, Farid Kacha (Parcours Maghrébin, 8-14 juillet 1991), l'Etat et l'autorité se trouvaient totalement disqualifiés.

- Parallèlement à tout cela, la vie quotidienne devenait assez difficile à affronter, au sein d'une organisation économique cherchant à se renouveler. En effet, dès 1986, on commençait à noter un «ajustement des objectifs de développement en fonction des capacités réelles de l'économie». Ainsi, en 1986, les exportations de biens et services avaient baissé de 43% en une seule année, passant de 63 milliards de dinars en 1985 à 36 milliards de dinars. Et, les importations de marchandises avaient été ramenées d'un niveau de 51 milliards de dinars en 1984 à 34 milliards de dinars en 1987 (soit une baisse de 33%). Pour leur part, les importations des services avaient été réduites de 40% tombant de 10 milliards de dinars en 1984 à 6 milliards de dinars en 1987. Cette détérioration brutale est allée, par la suite, s'accélérant, avec des répercussions directes sur la qualité de la vie du citoyen lui-même, qui s'est retrouvé face à une situation de pénuries multipliées, aggravée par des pratiques commerciales douteuses tant de la part d'opérateurs publics que d'opérateurs privés.

- On s'est, aussi, retrouvé, dans les villes, déjà surpeuplées (le taux d'occupation moyen de logement est passé en 10 années - 1977/1987 - de 7,02 à 7,55 personnes par logement), face à une très forte population de jeunes sans emploi, dans un système fermé, sans passerelles, qui ne permettait aucune éclosion sûre ou même prometteuse en dehors du secteur public. C'est, au cours du deuxième plan quinquennal, en 1985, plus exactement, que le volume de création d'emplois a fléchi. C'était, là, ajouter le dernier ingrédient nécessaire à l'explosion.

Des jeunes, dont une bonne partie avait fait le service national, donc pratiquant peu ou prou les techniques de combat ou, au minimum, formés à la dure école de l'Armée, se retrouvaient chômeurs désœuvrés, presque sans espoir de décrocher le travail nécessaire leur assurant un minimum d'indépendance et de dignité, et, aussi, enfermés dans le cercle infernal «pas de logement - pas de mariage», donc pas de vie normale, dans une société à la mentalité encore fermée et aux possibilités comptées en loisirs : tout cela, face à une couche de nouveaux riches étalant scandaleusement leurs moyens, parfois alliés à des défenseurs du système au pouvoir, c'est-à-dire se trouvant dans les appareils de Sécurité, du Parti, de l'Armée et même de la Justice... ce qui explique certaines réactions d'Octobre.

- Il y avait, enfin, et c'est peut-être là l'aspect le plus important, même si c'est le plus théorique, la fin d'une étape du développement socio-politique du pays, la fin d'une époque. Plus de 25 années de parti unique et de luttes internes, de pensée unique, d'hommes uniques, d'organisation figée et n'arrivant pas à se réformer en profondeur dans un monde en perpétuel changement, dans une société de plus en plus bloquée, au centre géographique d'un environnement moderne envahissant et provocateur, l'absence de concertation et de dialogue, ...etc.

- «On a travaillé pour les masses populaires, c'est l'évidence. Mais, au moment où les problèmes se posent, où il y a des luttes, le peuple est absent. Voilà comme je considère que le peuple est une abstraction», disait Belaïd Abdesselam, se confiant sur le tard, comme beaucoup d'autres, d'ailleurs, à Ali El Kenz et à Mahfoud Bennoune («Le hasard et la nécessité», Enag 1990). C'était là une confidence dramatiquement vraie : dans le système politique algérien, le peuple était, en effet, devenu, au fil du temps, une abstraction dont les uns et les autres, les régimes et les groupes, les appareils et les individus, se sont servis à l'envi pour assouvir leur soif de pouvoir et d'argent.

De ce fait, pour le peuple qui pensait «Barakat» (ça suffit !), toutes les occasions étaient propices pour étaler sa désapprobation ou sa haine. Dans les stades, où l'on entendit des slogans très politiques et railleurs se multiplier et se mêler aux encouragements destinés aux équipes présentes sur le terrain, dans les campus universitaires où les étudiants s'affrontèrent parfois de manière violente et sanglante, dans les entreprises où les grèves se multiplièrent sur la base de raisons parfois anodines. Et, dans les sphères du pouvoir où l'on devinait des luttes intenses, d'autant que le 6ème congrès du Fln approchait (27-28 novembre 1988), congrès qui devait voir des prises de position claires quant aux réformes économiques et aux programmes initiés en 1987 et congrès qui allait certainement - on le pensait, on le disait - voir bien des personnalités éminentes écartées...

Pour résumer, on peut reprendre, ici, un extrait d'une déclaration des universitaires de l'Algérois, le 17 octobre 1988, rassemblés à Bab-Ezzouar et publiée dans le Bulletin de liaison n°1 du Comité de coordination inter-universitaire :»... L'explosion de colère des jeunes et des autres citoyens a pris racine dans un certain nombre de phénomènes, tels que :

- Les exclusions scolaires massives.

- Le chômage, les injustices sociales criardes.

- Les problèmes de logement, de transport, d'accès aux soins.

- La cherté de la vie, les pénuries, la corruption.

- Les atteintes quotidiennes à la dignité des citoyens..., etc.

Elle est l'expression de la lassitude et du désespoir engendrés par les conséquences des orientations économiques et sociales, ainsi que de la dégradation des valeurs morales et de l'absence des perspectives. Elle est, aussi, le résultat fatal de l'étouffement de toute vie démocratique réelle dans le pays et de l'absence de cadres d'expression représentatifs...».

Un peu de tout, mais assez suffisamment pour faire sauter le couvercle d'un véritable chaudron contenu trop longtemps, souvent à coups de caresses et de «cadeaux» comme les programmes anti-pénurie (le fameux Pap), parfois par la répression.

II / L'EXPLOSION

«La foule d'action, foule d'amour ou foule de haine» H. Delacroix

Sans dresser une liste exhaustive des heurs et malheurs de la vie politique interne du pays juste avant le 5 octobre, liste que le journaliste Abed Charef a su répertorier avec détails dans son ouvrage, on peut se limiter au déroulement de faits majeurs, c'est-à-dire ceux qui, par leurs retombées ou leurs retentissements, ont participé à la création d'un climat propice à toutes les explosions.

Il y a, d'abord, des grèves : à la Société Nationale de Véhicules Industriels de Rouiba, à quelques dizaines de kilomètres de la capitale, qui employait 12.000 personnes. La grève a duré plus d'une semaine, du 24 septembre au 1er octobre. Après quelques jours de paralysie, les travailleurs décident de ne plus rester sur le site du complexe, mais de «marcher» sur Alger. C'est, alors, l'affrontement avec les forces de l'ordre chargées d'empêcher l'entrée à la capitale. Presque au même moment, les 5.000 travailleurs du Complexe Vannes et Pompes de Berrouaghia se mettaient aussi en grève, obligeant le secrétaire général de l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA) à aller sur place discuter des problèmes soulevés.

L'autre grève importante est déclenchée le 30 septembre. C'est celle des Postes et Télécommunications algéroises qui, commencée au centre de tri d'Alger-gare, s'est étendue assez vite aux principaux centraux et bureaux de poste. Le travail reprendra en partie le 2 octobre... pour s'arrêter... à Oran, le même jour.

Bien sûr, ce sont là les arrêts de travail les plus importants qui ont, en quelque sorte, constitué le point culminant d'un mouvement ininterrompu qui a occupé tout l'été : grève des pilotes d'Air Algérie en mai, de l'Eniem de Tizi-Ouzou..., etc.

Toutes ces grèves ont des raisons avouées, liées à la famille des conflits socio-professionnels internes comme l'inapplication de certains termes du Statut général du travailleur : retard dans l'élaboration des statuts internes, octroi des primes, demandes de rappels... depuis 1985, re-cotation des postes de travail et augmentation des salaires, changement de responsables, attribution de logements... etc., revendications qui ne peuvent être comprises, bien sûr, que situées dans un contexte économique et social se détériorant à une allure vertigineuse, avec un coût de la vie croissant plus vite qu'un pouvoir d'achat qui stagne ou baisse, pour les revenus bas et moyens.

Il y a, ensuite, des «scandales» : souvent totalement vrais, parfois basés sur des faits certes réels, mais très déformés par la rumeur :

- Celui de la distribution des terres agricoles, dont certaines parmi les meilleures, au profit de hauts responsables politiques ou proches du pouvoir, de fonctionnaires et, dit-on, de prête-noms. Et ce, suite à l'opération de réformes du secteur de l'agriculture : domaines socialistes transformés en exploitations agricoles collectives (EAC), entre autres.

Parmi le «gros lot» distribué, il y avait des parties parmi les plus succulentes du domaine Bouchaoui (ex-domaine Borgeaud, à 30 kilomètres d'Alger). Le «détournement» supposé n'a jamais officiellement été démenti, même lorsque la question a été posée par les députés à Kasdi Merbah, devenu premier Chef de gouvernement de la «3ème République»... et, encore moins, lorsque le Gouvernement Hamrouche a fait publier, dans la presse, la liste, visiblement bien «arrangée», des attributaires illégaux, en novembre 1990.

- Celui de la Banque extérieure d'Algérie, dans lequel le nom d'un des enfants du Président Chadli Bendjedid, Tewfik, a été évoqué par le fait qu'il aurait été «utilisé» par des escrocs et des commerçants très gourmands (et, eux-mêmes, manipulés ?). Ces derniers, se servant de cette amitié, ou «couverture» de valeur, et de sociétés fictives, ont réussi à obtenir des prêts (des dizaines de millions de dinars) qui ont servi beaucoup plus à l'achat de villas, de voitures de luxe et de fonds de commerce qu'à des investissements productifs.

- Il y a, aussi, une action que l'on peut classer dans la rubrique des scandales... comme toute action programmée ou projetée par un groupe restreint au profit d'une couche limitée de la population et ce, sans respect des principes politiques et culturels élémentaires et de l'intérêt général. Ici, il s'agit des menées francophiles (qu'il faut différencier de la francophonie) pour maintenir, à Alger, l'accès d'enfants algériens au lycée Descartes de la capitale, lycée dépendant de la «mission culturelle française en Algérie». Et ce, malgré la décision, déjà prise, d'interdire l'accès des enfants algériens aux établissements français et la création d'un lycée international où pourront être inscrits les enfants nécessitant une prise en charge particulière, les lycées français devant être réservés aux seuls enfants de nationalité française.

Il y avait, déjà, une polémique sur l'existence et l'influence du «Parti de la France» (Hizb França), liée aux difficultés réelles (ou, surtout, supposées) rencontrées par la langue arabe dans son utilisation et son expression, mais cela restait, malgré tout, une polémique algéro-algérienne. Le «scandale» a jailli avec l'occupation de l'Office universitaire français d'Algérie, à la rentrée scolaire 1988/1989, par les mères françaises d'enfants de pères algériens, et qui demandaient au nom de la bi-nationalité (reconnue par la législation française) que leurs enfants soient scolarisés dans les écoles françaises. Ce fut, alors, le rebondissement de la polémique culturelle et le fait, bien «repris» par la presse nationale, surtout de langue arabe, eut alors un certain retentissement auprès des citoyens, surtout ceux dont les enfants avaient des préoccupations bien plus graves comme l'emploi et le logement. Tout ceci obligea le Président de la République à intervenir et à trancher vigoureusement contre les écoles étrangères et contre la bi-nationalité (non reconnue par la législation algérienne).

Il y a, enfin, mille et une rumeurs : parfois princesses, souvent reines de la communication nationale, sur le terrain, depuis presque l'indépendance, c'est-à-dire depuis que la politique s'est totalement saisie des circuits de l'information nationale juste avant le 19 juin 1965, à la fin du règne de Ben Bella (le «final» de la mainmise devant se réaliser pleinement avec un projet de fusion Alger-Républicain / Ech Chaâb).

Concernant l'explosion d'Octobre, ce qui est absolument certain, c'est qu'il y avait un appel de grève générale pour le 5 octobre. Qui l'a lancé, qui a participé à sa propagation à travers le pays, là est encore tout le mystère, mystère que chacun, jusqu'à ce jour, s'acharne à vouloir déchiffrer, les uns pour démontrer que l'émeute était organisée et non spontanée et n'a donc aucune racine solide et, surtout, que les changements qui ont suivi n'avaient aucune raison d'être, les autres, pour découvrir ceux qui ont «fabriqué, au sein même des cercles proches du pouvoir», l'événement et ses suites.

Ainsi, pour Mohamed-Chérif Messadia, lors d'une interview publiée par El Massa (28/29 juillet 1991), tout a été «fabriqué» à partir de 1986 par les forces extérieures hostiles à la volonté d'existence de l'Algérie... Avec la complicité, bien sûr, de services des renseignements et de ceux qui voulaient la libéralisation de l'économie. Saâd Bouokba, d'El Massa (6 octobre 1991) abonde dans le même sens du complot : «Le 5 octobre n'a pas été une exigence populaire et idéologique, mais une exigence de pouvoir pour casser la stagnation politique et idéologique qui présidait à la préparation du 6ème Congrès», et révèle (?) qu'un rapport sur ce qui se préparait a été remis au Chef de l'Etat en avril 1990.

Tous les recoupements et toutes les analyses poussent à croire qu'effectivement, l'événement a été préparé, «quelque part» - mais certainement pas par la «Cia» comme veulent le faire croire, de manière assez légère, certaines nouvelles «têtes» politiques, comme le président du Rna, qui a accusé tous les responsables de l'époque, lors d'une conférence de presse tenue le 15 septembre 1991... allant jusqu'à nommer Abdelhamid Brahimi et Taleb Ibrahimi - par la création des conditions favorables à une explosion, mais rien n'indique qu'une heure H avait été fixée de façon précise, ce qui laisse croire, au cas où l'hypothèse de la fabrication de l'événement est retenue, que le facteur de la spontanéité a joué tout de même un grand rôle, allant au-delà des espérances... des factions qui s'affrontaient dans les coulisses : Chadli Bendjedid contre Messadia, ou le gouvernement contre le Fln si l'on s'en tient à la thèse de Rachid Boudjedra (El Watan, 2 Avril 1992), ou la bourgeoisie bureaucratique contre la bourgeoisie libérale (Abderrahmane Mahmoudi).

En effet, les dates de «grève générale» ou de «soulèvement généralisé» ont été multiples, tout particulièrement à partir de la mi-septembre. Le 19 septembre, dans la matinée, c'est-à-dire juste avant la diffusion du fameux discours, significatif du «ras-le-bol» selon certains, ou du «feu vert pour la guerre civile» pour d'autres, prononcé par le Président Chadli Bendjedid, après une absence de la scène qui a duré près de deux mois, devant les membres du Bureau politique du Fln, du gouvernement et des bureaux de coordination des wilayate), un journaliste rapportait, de...( la ville natale d'un membre influent de la grande nomemklatura, grand « manipulateur » devant l'Eternel), une folle rumeur (dans les cafés entre autres) sur des manifestations populaires dans les jours qui suivent (c'est-à-dire entre le 20 et le 25).

Cette information valut, paraît-il, à son auteur, bien des tracasseries et ce, plusieurs jours de suite. Pourquoi ? On se le demande encore. Ce journaliste aurait été même «interdit de se déplacer» hors de sa wilaya sans autorisation préalable. Il était évident que le jour J approchait à grand pas et devait, très certainement, se dérouler bien avant le 6ème Congrès du Fln qui entrait alors dans sa phase ultime de la préparation... et, aussi, dans l'étape des négociations finales pour la redistribution des postes et du pouvoir. Bien d'autres incidents, d'apparence mineure, éclatèrent çà et là, durant les premiers jours d'octobre, que ce soit dans le monde du travail ou ailleurs.

Ainsi, le 4 octobre, des lycéens, en grève, allaient, durant trois heures, occuper les rues de Aïn El Hammam, saccageant et brûlant le siège et la résidence de la daïra, ainsi que quatre véhicules officiels. C'est le même scénario à Larbaâ Nath Iraten où des vitres de plusieurs édifices publics étaient brisées. Voulait-on que tout parte de la Kabylie dont on savait, chez les jeunes, le sentiment frondeur !

A Alger, d'où partirent les premières manifestations ? Ce qui est certain, c'est que tout débute dans la soirée du 4 au 5 octobre. A Bachdjarah ? A Bab El Oued ? ou, à Oued Koriche, avec une histoire de longue coupure d'eau ? Ici, on parle d'enfants qui brûlent des pneus, sur la chaussée, d'une voiture de police qui intervient et qui se voit renversée et brûlée... Une nuit certes assez heurtée mais pas très chaude. Elle est, cependant, mise à profit pour préparer la journée qui suit... par les jeunes certainement, par les moins jeunes peut-être, par la police, pas du tout, et on le verra bien.

En effet, le matin du mercredi 5 octobre, il y eut, à partir de 10 heures, une manifestation de lycéens (et d'écoliers) en grève («raccolés» écrit le Monde). Elle se déroule dans une atmosphère bon enfant, sous les yeux compréhensifs des quelques policiers perdus dans la tempête. Dans son ouvrage édité en 1992, Kamel Bouchama, (Le Fln, instrument et alibi du pouvoir) précise que «les policiers» qu'on disait désarmés la veille, se sont éparpillés à travers les grandes artères de la capitale pour demander aux commerçants de «baisser le rideau»... «J'en suis témoin», ajoute-t-il.

Toutes les informations recueillies attestent que les incidents les plus graves sont dus, non aux lycéens eux-mêmes, mais à des groupes de jeunes, spontanément formés et (ou) brusquement apparus, surtout à partir des quartiers populeux et ce, à la suite ou parallèlement au cortège des lycéens. Ce n'est plus le «chahut de gamins», mais plutôt l'émeute généralisée. Vers midi, la rue Didouche Mourad, chargée de symboles par le nom qu'elle porte... et de réussites commerciales, est quasi-totalement saccagée. Le bureau d'information du Front Polisario est détruit : hasard ou geste symbolique d'une foule en colère qui a pris pour cibles tout ce qui est représentatif de l'Etat et de ceux qui ont le mieux profité de ses largesses. La suite est connue, et cela durera jusqu'au 10 octobre. Alger se trouve occupée, peu à peu, par les émeutiers pour lesquels - malgré l'état de siège proclamé et la forte présence de l'Armée - tout est alors permis, puisqu'on signale l'apparition de nombreuses bandes de racketters. La plupart des autres grandes villes vont suivre à un rythme fou...: Jijel, Blida, Médéa, Saïda, Aïn-Témouchent, Tlemcen, Mostaganem, Annaba, Oran, Aïn-Defla, Bejaia, M'sila, Mascara, Sétif, El Eulma, Remchi..., etc. Avec, parfois, des morts. Seul, le Sud du pays, mis à part Laghouat et la Grande Kabylie, échappe au maelström. A ce niveau, la mauvaise information nationale, pour ne pas dire inexistante, comblée par la liberté de manœuvre et d'expression des radios et des télévisions étrangères (françaises surtout) a, en quelque sorte, «donné des ailes» à tous ceux qui ne voulaient pas rester en deçà de la locomotive algéroise, chacun voulant alors démontrer, ne serait-ce que par un simple jet de pierres, son opposition, sa colère ou son courage.

Tout cela, sans exclure toutes les possibilités de manipulation et de provocation par des individus «venus d'ailleurs». Ainsi, à Mostaganem, d'un véhicule de type Mercedes, de couleur noire, (avec immatriculation changeante, selon les barrages de police rencontrés : Alger, Oran puis Laghouat), on aurait tiré sur des éléments des forces de l'ordre, dans la nuit du samedi 8 octobre.

Une constante est à relever presque partout : tout ce qui représente l'Etat est attaqué. Chaque véhicule ayant une plaque d'immatriculation sur fond rouge (c'est-à-dire appartenant soit à l'Administration, soit aux entreprises publiques, soit au Parti du Fln) est condamné... parfois avec les individus s'y trouvant. On notera, aussi, une certaine gradation, au fil des heures et des jours, dans les objectifs visés ou recherchés, gradation gagnant en ambition, au fur et à mesure que l'on s'apercevait que le pouvoir est réellement dans la rue, et que l'autorité n'existe plus et se terre. Ainsi, des établissements commerciaux, on passe rapidement aux établissements administratifs et encore plus rapidement aux établissements représentatifs du pouvoir (Parti) et de l'Autorité (Commissariats de police). Ici, certains prétendent que les jeunes de Bachdjarah et de Bab El Oued n'ont fait que bien rendre la monnaie des pièces à ceux qui, auparavant, les auraient fait bien souffrir.

L'exemple parfait de l'exploitation «à fond la caisse» du mouvement est, à notre sens, symbolisé par tout ce qui s'est passé le 10 octobre, conclusion sanglante et jugée, par tous, inutile, d'une révolte au départ certainement spontanée : «La manifestation des milliers de jeunes adolescents (...) a dégénéré au niveau de la Dgsn (Direction générale de la Sûreté nationale) où l'armée et les Cns ont tiré sur la foule, tuant et blessant plusieurs personnes. Selon les habitants des immeubles mitoyens et des personnes qui ont participé à la marche, des voyous ont provoqué le service d'ordre sachant que c'était le dernier barrage qu'ils allaient passer. Cette provocation a pour but, toujours selon certains manifestants, d'attiser la colère de gens et de provoquer des réactions en vue de faire durer, le plus longtemps possible, les émeutes. Plusieurs blessés ont, en outre, pu joindre les ruelles de la Casbah où certains d'entre eux se sont effondrés après avoir perdu beaucoup de sang. Les coups de feu n'ont éclaté qu'après le passage d'une bonne partie des manifestants. Ces derniers n'étaient pas tous des intégristes. Beaucoup d'entre eux étaient des jeunes chômeurs et autres, connus, qui habitent le quartier de Bab-el-Oued». C'est là, le contenu d'une dépêche de l'agence Aps, diffusée juste après le drame.

A ce moment-là, on savait déjà qu'il y avait des morts : des balcons surplombant le boulevard Che Guevara, lieu de passage de la manifestation, juste avant l'arrivée à Bab-el-Oued, on a vu plusieurs camions chargés de corps se diriger vers l'hôpital.

A ce moment-là, on ne savait pas, aussi, qu'un des meilleurs jeunes journalistes de l'Agence de presse, Sid-Ali Benmechiche, 33 ans, fils de chahid, rédacteur en chef spécialisé du «reportage» (devenu célèbre, après sa couverture sensationnelle de l'affaire du Boeing koweitien détourné sur Alger par des pirates de l'air) qui «couvrait» la manifestation, avait été atteint d'une balle dite perdue et décédait. On ne le saura que bien assez tard dans la soirée.

A suivre...

*Journaliste indépendant