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Contre fausses nouvelles et corruption, l’Afrique a besoin des médias traditionnels

par Adewunmi Emoruwa*

ABUJA – En juin, Aliou Sall, le frère du président du Sénégal, Macky Sall, a démissionné de son poste de directeur général de la Caisse des dépôts et consignations en raison de la réaction de l’opinion publique face aux accusations de corruption qui le visent (ce qu’il nie) dans le cadre de contrats portant sur le gaz et le pétrole. La colère de la population s’est exprimée dans les médias sociaux et dans les rues de Dakar, mais c’est un travail d’investigation journalistique réalisé par la BBC qui a déclenché l’affaire. Telle est l’importance des médias traditionnels et leur impact sur la société.

Les médias sociaux séduisent par leur rapidité et leur facilité d’accès. Néanmoins une presse libre et crédible - qui ne se contente pas d’ânonner le point de vue gouvernemental ou celui d’intérêts particuliers, mais cherche à établir les faits - reste un élément essentiel pour renforcer la démocratie là où elle laisse à désirer. En Afrique, le journalisme d’investigation a souvent mis en lumière corruption, abus de pouvoir et ententes douteuses à un niveau élevé.

Ainsi au Kenya, un journal local réputé a révélé que Philip Kinisu, ex-président de la Commission d’éthique et anticorruption, avait reçu des paiements suspects d’une organisation gouvernementale, le Service national pour la jeunesse. Des investigations supplémentaires ont révélé des détournements de fonds impliquant cette organisation, ce qui a conduit les Kenyans à descendre dans la rue.

Mais les détenteurs du pouvoir ont les moyens d’exercer des représailles, et ils ne s’en privent pas. C’est pourquoi dans beaucoup de pays africains, la presse libre est compromise, réprimée, voire démantelée.

L’Erythrée en est un exemple extrême. Selon Reporters sans frontières, au moins 11 journalistes y croupissent en prison. Un seul média indépendant et non partisan parvient à y diffuser des informations quand il le peut, malgré le brouillage : une station de radio animée depuis Paris par des journalistes exilés.

Les attaques contre la liberté déjà très limitée des médias d’information africains prolifèrent, souvent sous la forme de violences contre les journalistes indépendants. Au Nigéria, deux journalistes ont été agressés l’année dernière par des agents de sécurité attachés au président. Au Ghana en janvier, un journaliste infiltré a été tué par balle après qu’un politicien et homme d’affaires ait appelé à exercer des représailles contre lui pour avoir dénoncé la corruption au sein de ligues de football du pays.

Les gouvernements essayent également de contrôler les médias, quitte à les fermer. En Tanzanie, le gouvernement du président John Magufuli a suspendu la parution de journaux et fermé des radios critiques à son égard sous prétexte de «sédition» et de «menaces à la sécurité nationale». Les médias d’information font l’objet de pression - au moins dans un cas par des hommes armés - pour qu’ils se montrent favorables aux gens au pouvoir.

Les médias indépendants doivent aussi faire face à des problèmes budgétaires chroniques. Non seulement les journalistes manquent de moyens, mais recevant des salaires de misère, ils sont eux-mêmes des proies faciles pour la corruption. Au Nigéria, «le journalisme des enveloppes brunes» est très répandu : les journalistes reçoivent des enveloppes brunes bourrées de billets de banque pour publier un article favorable à telle personnalité ou à telle organisation.

Lorsque les médias indépendants sont bâillonnés ou réprimés, il est difficile de s’informer - si ce n’est par l’intermédiaire des médias sélectionnés par le gouvernement ou des intérêts particuliers. Les médias sociaux peuvent jouer un rôle, mais leur principal atout, leur nature démocratique, constitue aussi le défaut de leur cuirasse. Ces réseaux sont le vecteur idéal pour propager de fausses nouvelles, ce qui fausse le débat public, suscite la méfiance à l’égard des faits et érode la confiance dans les institutions.

On a vu cette dynamique à l’œuvre à l’état brut au Nigéria lors de la dernière campagne électorale. Des fausses nouvelles (en particulier la rumeur selon laquelle le président Muhammadu Buhari était mort et remplacé par un sosie) se sont propagées à toute allure dans les réseaux sociaux. Des millions de Nigérians y ont cru, ce qui a conduit parfois à des meurtres à titre de représailles contre des violences ou des crimes imaginaires. Ayant conscience de l’impact de ces fausses nouvelles, des personnages proches des partis politiques ont lancé des rumeurs et diffusé des accusations gratuites contre les adversaires de leur candidat, faussant ainsi la campagne électorale.

Les médias indépendants traditionnels permettent non seulement d’éviter ce problème, mais aussi de le résoudre, car eux seuls peuvent vérifier avec une réelle crédibilité les informations qui circulent sur les réseaux sociaux. C’est pourquoi Facebook et Google travaillent avec les médias traditionnels pour combattre la diffusion de fausses nouvelles sur leurs plateformes au Nigéria, en Afrique du Sud, en Zambie, au Kenya et au Zimbabwe.

Néanmoins, la plupart du temps les médias indépendants traditionnels ne disposent pas du budget nécessaire pour remplir le rôle essentiel qui est le leur. Les donateurs occidentaux contribuer à leur financement. Etant donné l’importance d’une presse libre et crédible, tant pour le développement que pour la démocratie, il s’agit là d’un investissement judicieux.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
*Stratège en chef de Gatefield, un groupe public de stratégie  - Il est également investisseur dans le secteur des médias africains qui apparaissent pour démocratiser l’accès à l’information - notamment thescoopng.com et Le réseau électoral