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L'épopée musicale «Sana'a-gharnata» : des liens communs, des repères et des ramifications (Suite et fin)

par Salim El Hassar

Le ?'Zadjal-beldi'' fit son entrée dans le moule andalou classique dans surtout le mouvement tardif dit ?'Khlass'' ou ?'Mokhlass''. Dans la lignée des grands poètes mousquetaires de l'amour de la belle époque, on ne peut oublier le poète baladin, Boumédiène Bensahla, joyeux et passionné, outrecuident nimbé d'une vie libre, calomnié, improvisateur capable de composer une chanson en une nuit dont l'œuvre gorgée de sève est un hymne à la vie et à l'amour. Ce dandy esthète et poète d'une écriture réussie avec ses échappées lyriques traduit la joie, le plaisir et l'amitié. Dans son chant plein de nostalgie ?'Yadou ayani'' (Lumières de mes yeux), dédiée à sa ville natale, il évoque le souvenir des belles idylles dont la fière et vertueuse Fatma dite ?'Hammiya bent al-hadar'', élégante et inaccessible habitant derb Beni Djemla. Hanté par cette idylle de l'ombre, il était en même temps sur les traces d'autres mystérieuses femmes célébrant leur beauté avec des visions sublimes et transcendantales proches de la fascination ayant égayé son temps de vivre, avec des souvenirs des lieux porteurs de mémoire dans la vieille cité des Djidars et cela, sous la hantise permanente des gardiens défenseurs du pouvoir de l'Odjak. Son aisance lui permet d'exprimer sur un ton spécial, son indépendance. Son œuvre est comme une autobiographie dans laquelle il fait de sa vie, une œuvre d'art. Esprit facétueux, son œuvre avec ses phantasmes féministes s'aventure dans le domaine de l'intime et de l'amour racontant ses brisures entrées dans la légende.

Le label «Aroud al?balad» ou «Beldi» et ses différents standards esthétiques

Rendu à la lumière sous le label de ?'Aroud al balad ?' par l'historien Abderrrahmane Ibn Khaldoun, cette métrique du cru maghrébin est résultat d'une simplification de la langue arabe classique, reflet de son incroyable décadence, et des influences langagières et phonétiques résultats de brassages méditerraniens du cours de l'histoire du Maghreb. Il désigne aussi spatialement la poésie élaborée à partir des traditions orales, dans la langue du cru apparentée aux différents terroirs maghrébins. La poésie dialectale a engendré, à la fin du moyen-âge arabe aussi, une véritable révolution. Cette langue nationale qui n'a pas trouvé jusque-là ses lettres de noblesse a engendré pendant la période clé, allant du XVe au XIXe siècle, une période riche et créative de composition donnant naissance à un foisonnement de genres véhiculant un émoi esthétique sensible à la fois par les mots et la musique avec ses propres fantaisies. Théorisée sous les aires de styles entrés dans son label et intégrés à l'univers ?'Andalou'' : ?'Malhoun'', ?'Beldi -Haouzi'', ?'Aroubi?', ?'Malouf'', ?'istikhbar'' (poémes préambulatoires suivant les motiations de la nouba)? Le récit de cette musique ancestrale offre un immense répertoire d'une extraordianire vitalité avec des oeuvres mythiques pour un auditoire de plus en plus large. On y trouve là, à travers cette poésie l'expression d'une profonde identité. Entrée en musique, cette poésie a fleuri à la périphérie de cette musique célébrant la culture andalo-maghrébine considérée, au cœur des vieilles ci­tés, comme une œuvre parfaitement accomplie avec sa poésie classique, ses typologies mélodiques ou « Toubou' » et l'architecture des différentes phases rythmant son exécution. A Tlem­cen, le « Gherbi » est exécuté sur un registre modal andalou très varié avec un enchaînement de rythmes rendant son exécution moins uniforme et cela, afin d'éviter la monotonie des longues « Qaçida », de tradition orale, à l'origine. Le chant « el-Maknassia » de Cheikh Kaddour al-Alami (1742-1850) est un hymne à la vie d'où jaillit la vérité doulou­reuse d'un homme échoué, abandonné éprouvé dans sa vie, liant solitude et altérité. Dans la tradition poétique marocaine, la satire a connu une certaine fortune plus que chez les poètes du ?'Haouzi'' livrant souvent une critique fine et mordante de la société raffinée dans les vieilles cités marocaines. L'univers culturel du « Haouzi » dont la cité zianide fut un terroir d'exception est légèrement différent du « Gherbi » dont les poètes marocains n'ont pas grand peine à rendre compte dans leurs œuvres de leur réel, avec une lisibilité simple et factuelle de leur vécu apportant souvent, en conclusion, une moralité mettant en exergue les valeurs humaines de la société.

La poésie populaire exalte une maghrébinité fondée sur ces grands tryptiques : un savoir-vivre, une vision tolérante de la religion enfin, un esthétisme spécifique. Elle constitue aussi un matériau formidable qui attend, cependant, d'être exploré dans les domaines de la linguistique historique et comparée. La grande part de la beauté du patrimoine réside dans son interprétation. Cet art exquis avec ses typologies différentes de lyrisme s'exerçait tel une sorte de montage d'où le terme ?'Sana'a'' faisant partie du monde de l'art (Founouns) obéissant à des métiers en appellant à la finesse et à la virtuosité auxquelles il faut ajouter l'âme de l'artiste pour traduire la beauté du sens et du langage et dont le patrimoine peut énormément apporter à la redécouverte de notre identité culturelle.

Ce type de poésie chantée avec la puissance dimiurgique de son écriture, accorde la priorité au récit. Son expression et son expressivité musicale remet en cause le statut mimétique des passeurs routiniers élevés par respect, en tant qu'artistes, au parangron de cette musique. Dans cet art couvert par l'appellation de ?'Sana'a-Garnata'' chaque interprête s'exerce à faire ressentir sa touche personnelle en allant au cœur des mots pour traduire le récit, faisant ressortir le goût de la langue et son émotivité. Avec ses typologies artistiques variées, il est le reflet d'une ère contrastée à la fois de bonheur, de soucis de la vie quotidienne enfin, de passion de vivre.

Dans la poésie populaire, il y a la force du récit mais aussi la passion des mots. Les récits nous plongent dans les souvenirs de la vieille société et ses valeurs anciennes sous des tableaux pittoresques. Le texte devient musique et, usant de ses ressources d'expressivité en timbres et en articulation, l'interprète en devient, en quelque sorte, l'auteur. Notre devoir est aussi de rendre un hommage aux grands et inlassables prosélytes de la littérature populaire et auteurs dont les essais bibliographiques et anthologiques ont sauvé une grande partie de l'héritage poétique populaire marocain et algérien. Notre pensée va à Si Mohamed Bekhoucha, Mohamed Benlhalfoui, Abderrahmane Sekkal, Abdelhamid Hadjiat, Souheil Dib? et tant d'autres contemporains. Dans le passé, la vieille cité fut à l'apothéose de la musique dite ?'Gharnata'' grâce non seulement à ses poètes et musiciens mais aussi, paradoxalement, à ce qu'on peut croire aujourd'hui, à ses doctes et savants qui ont en perpétué la mémoire, laissant des œuvres et des documents incontournables d'études et de compilation. Nous citerons par là Abdelouahid al-Wancharissi, mort à Fès ( XVe s.), le grand chroniqueur Ahmed al-Maqqari (m. en 1632, à Damas), auteur de ?'Nefh ettib'', Ibn Dhurra Trari al-andaloussi (m.en 1887) dont l'œuvre de compilation est inédite, Cadi Choaib Aboubekr Ibn Adeldjelil ( m. en 1928), auteur de ?'Zahratou er-rihane fi ilmi al-alane?' (La fleur de myrte dans la science des sons) et de ?'Al-arb fi musica al-aab'' (La harpe dans la musique arabe), Ghaouti Bouali (m. en 1932), Kechf al-kina'a an alat samaa'' (ôter le voile sur les instruments de musique arabe), Mostéfa Aboura (m.en 1935), auteurs de la première tentative de transcription de la musique classique Gharnata, Mohamed Ben Merabet (m. en 1880) dont l'œuvre intitulée ?'Djawahir al-hissane'' fut publiée par le professeur Abdelhamid Hadjiat, Mohamed Bensmail, Abdelhamid Hamidou sur la péosie populaire citadine (m. en 1952)?

Les terroirs d'exception du ?'Haouzi'' et du ?'Gherbi'' consituent un patrimoine enraciné dans une culture acquise aux raffinements de la vie citadine écrivent au moins six siècles de notre histoire maghrébine. Conciliant texte et chant, leurs thèmes sont développés sur un rythme léger, dans le registre d'une prose fa­milière. Leur interprétation musicale n'est pas sou­mise à une rigueur particulière mais, tous deux, épousent la mélodie andalouse avec, cependant, plus de souplesse. L'art du chanteur consiste à broder et à enluminer les textes par une mélodie simple.

La poésie populaire un conservatoire de la mémoire

Reflet d'une époque, le « Chaâbi » en tant que genre musical nouveau va se substituer à ces vieilles formes traditionnelles. Avec sa liberté de style, il est surtout en grande vogue à Alger, depuis la seconde moitié du XXe s. Il défie le « Gherbi » d'où il puise en grande partie ses textes poétiques, enrichi par là aussi de sonorités nouvelles mettant à l'honneur des instuments modernes tels le banjo, la mandole? Le nouveau genre musical est symboliquement rattaché à l'évocation de chanteurs-interprètes ayant atteint une grande renommée tel Hadj Mohamed el Anka (1907-1978), icône du genre. Avec son timbre vocal net et dépouillé, des mots bien articulés, il réussit à faire de pièces du « Malhoun » des chefs d'œuvres nourrissant ensuite les talents d'exécution et d'interprétation de grands chanteurs.

La poésie populaire est un véritable conservatoire de la mémoire dans le Maghreb. Son socle de connaissances expression de son âme profonde est malheureusement encore très peu sollicité dans les études et les recherches en musicologie pour nous placer dans une situation confortable de sa compréhension en comparaison avec les héritages millénaires, à peu près communs, de la grande sphère culturelle maghrébine. Un travail qui attend toujours l'implication du Centre des études andalouses de Tlemcen, projet initié par le professeur Mahmoud Bouayad, ancien directeur de la bibliothèque nationale, méritant un hommage, et, rattaché au ministère de la Culture mais sans trop de résulats, réduit en vase clos, n'ayant aucune attirance à l'effet d'impliquer les chercheurs. L'absence de réponses, non encore évidentes, frustre encore nos connaissances sur notamment les questions concernant la composition de la Nouba et son protocole de chant. Au besoin de protéger ses mémoires et ses imaginaires, les projets doivent tendre vers aussi la création d'un musée national de la musique, en attendant les démarches visant aussi son inscription au patrimoine universel, par l'U.N.E.S.C.O. Le retour du Festival national de la musique andalouse à Tlemcen n'est pas donc à justifier dans cette cité qui fut un des terroirs les plus créatifs, une manière aussi de rendre hommage à ses grands poètes et musiciens icônes de la culture algérienne.

Bibliographie :

- Sonnek, ?'Chants arabes du Maghreb, Paris 1902 et 1903.

- Mohamed Bekkhoucha ?'Kitab el houb oua el mahboub?', Tlemcen, 1939.

- A. Sekkal et M. Bekkhoucha ?' Nafh al azhar ?', Tlemcen, 1934.

- A. Hadjiat ?'Djawahir el hissan'', Alger, 1974.

- M. Belhalfoui ?'La poésie arabe maghrébine d'expression populaire ?', Paris, 1973.

- Encyclopédie du ?'Melhoun'' (Académie royale marocaine), Rabat, 2009.

- Manuscrit de Abdelhak Kazi Tani, moqaddem de la zaouia ?'Habibiya?' Tlemcen.

- Manuscrits et archives du juriste et homme politique Bénali Fekar (1870-1942).

-Tlemcen cité des grands maîtres de la musique arabo-andalouse, El hassar Bénali, DALIMEN, Alger, 2003.

- L'odyssée musicale andalouse ?'Sana'a-Gharnata'' El hassar Bénali et ElHassar Salim, Presses académiques de France (PAF), Paris, 2016.

- L'héritage musical ? Sana'a?gharnata?', El Hassar Salim, A.N.E.P Alger, 2016.