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L'épopée musicale «Sana'a-gharnata» : Des liens communs, des repères et des ramifications (3ème partie)

par Salim El Hassar

Said al-Mandassi est considéré comme précurseur du métissage poético-musical dit initialement ?'Beldi?' portant haut, les couleurs de la citadinité. La connotation ?'Haouzi'' n'apparaît que plus tard en usage pour la première fois dans une poésie de Ahmed Bentriqui dit ?'Benzengli''. La poésie populaire allait susciter dans le contexte du temps et de l'espace d'autres formes de créneaux et de sensibilités poétiques aux lisières de la musique andalouse : Gherbi, Aroubi? destinées à être chantées avec des variations musicales libres. Si le terme ?'Malhoun'' désigne l'ensemble de la poésie versifiée en arabe populaire, le ?'Beldi ?Haouzi'' dont Tlemcen fut un foyer incubateur tend plus à désigner une période de composition musicale riche et créative sur la base d'œuvres associées à l'art musical andalou.

L'art musical original dit ?'Beldi-Haouzi'' avec ses intonations douces et ses expressions tendres et humaines, a marqué un temps de transition dans l'évolution de la tradition musicale andalouse. Son apparition s'inscrit dans un contexte de fin de règne très fécond en science et en littérature de la prestigieuse dynastie zianide. ?'Les banlieuseries'' ou ?'Haouzi'', dont les circonstances de la création ont besoin, encore, d'études scientifiques, ont donné naissance à de grands poètes natifs ayant habité la cité. Ils étaient, pour la plupart, connus comme étant aussi des musiciens voire entre autres : Ahmed Bentriqui, Mohamed Ben Msaib, Boumédiène Bensahla avant sa cécité? nourris de culture andalouse gravant leurs noms dans l'histoire d'un art dont ils partagaient l'inspiration avec un large public fabricant chacun leurs propres romans pendant une époque ottomane pourtant mouvementée, marquée par des émeutes, des éxils et le départ massif d'une grande partie de la population, vers le Maroc.

Ces goûts ont tendance à exprimer, dans le contexte de l'époque, spatialement, l'âme des habitants et le génie artistique des différents terroirs culturels et linguistiques du pays. Ils illustrent les grands moments d'inflorescence musicale au Maghreb central. A Tlemcen, du fait de l'influence de la civilisaton, les expressions du langage sont plus adoucies et moins rocailleuses. Reflet de différentes périodes, ils résument avec les mots et les courants de la syntaxe, une langue parlée qui, dès le XVe siècle, date à partir de laquelle l'écriture a commencé, après certes une épopée orale, connut un engouement dans le paysage artistique de l'Algérie et du Maghreb, d'une manière générale. Ces nostalgies poético-littéraires séduisent par leur simplicité. Ils ont marqué du XVe s. au XXe s. un tournant important de création servant à chaque fois de nouveaux goûts au Maghreb. Les illustres poètes de cet élan nouveau vécu comme un phénomène de société, furent Saïd al-Mandassi (1553-1677), Abdelaziz al-Maghraoui (1153-1593), Djilali al-M'tired, Mohamed Ben M'saib (m. en 1768), Ahmed Bentriqui, Kaddour al-Alami (1742-1850)? producteurs révérés, parmi eux des musiciens confirmés, partout pour leur créativité, voire leurs chefs-d'œuvres du lyrisme populaire enchanteur, envoutant, encore, aujourd'hui un large auditoire amoureux. La liste des poètes-musiciens du ?'Beldi-Hawzi'' reste bien plus longue se chiffrant par au moins une trentaine de poètes connus et autant d'anonymes, durant notamment l'époque ottomane. Ils étaient pour la plupart férus d'art musical savant et raffiné de canevas et de lignes mélodiques classiques, complexe et savante, de la ?'Nouba'' dite andalouse continuant la marche frénétique d'une même civilisation. Ce savoir-faire littéraire et musical sans cesse renouvelé, de création des poètes et musiciens, a commencé à se faire plus rare à partir du XXe siècle. Certaines œuvres sont témoins de moments fondateurs de la musique moderne éxécutées sous la forme de valses aux intonations douces et amolissantes : 'Tadalaltou fil bouldan'' de Sidi Abou Madyan Choaïb, ?'Koum tara'' de Cheikh Mohamed Bendebbah, ?'Haramtou Bik Nouassi?' de Cheikh Mohamed Ben M'saïb? Nous noterons qu'au début du XXe s, les maisons de disques ?'Odéon'', ?'Pathé'' ? se sont spécialisées dans la diffusion de ce patrimoine qui a conquis les vieilles cités Tlemcen, Alger, Constantine à travers les enregistrements réalisés avec Maalma Yamna, Cheikh Larbi Bensari et son fils Ahmed dit ''Rédouane?', Lazaar Dali Yahia, Mohamed Bédjaoui, Cheikha Tetma, Abdelkrim Dali et d'autres interprètes qui ont fait de Tlemcen la patrie de la musique en phase avec un auditoire renouvelé, composé de jeunes à la sensiblité moderne, au début du XXe siècle.

C'est dans le ?'Beldi-Haouzi'' que vont puiser les interprètes de tout bord dont les amateurs de la chanson judéo-andalouse. L'appellation ?'Gharnata'' remplacée récemment par ?'Gharnati'' connote la tradition de la ?'Sana'a'' andalouse de Tlemcen. L'épithète ?'Gharnati'' est employée pour la première fois par le poête Ahmed Bentriqui (1650-1749). Elle est utilisée au Maroc pour distinguer le legs musical andalou algérien de l'école de Tlemcen tout comme le mot ?'Dziri'' (par contraction du mot ?'Djazaïri'') établissant la différence avec la ?'Ala'' marocaine. Nous retiendrons que cette désignation n'est propre seulement qu'au Maroc ; elle est également utilisée en référence à Tlemcen et cela, pour désigner la musique andalouse d'une manière générale.

Les musiciens de la ?'Sana'a'' de Tlemcen apparaissent sous le nom de ?'Alandjia''. L'utilisation du mot ?'Gharnati'' de pur génie issu des terroirs exclusifs algériens, est plus accentué au Maroc et cela, pour marquer la différence entre la ?'Sana'a'' algérienne et la ?'âla'' marocaine. La dénomination algérienne de l'école de Tlemcen ou ?'Gharnata'' plonge ses racines lointaines au Maroc et cela, du fait des brassages et les échanges ancestraux entre les habitants de Fès, Rabat, Tétouan et Oujda notamment, villes qui ont accueilli, par le passé, les familles de savants tlemceniens, mais aussi, de grands maîtres juifs et musulmans contemporains de la musique andalouse, parmi eux : Mohamed Benharbit (1870-1936) héritier d'une dynastie d'instrumentistes, Mir Hassaïne dit ?'Bouallou'' (1813-1893), Roch Makhlouf dit ?'Btaïna'' (1850-1931) et Ebého Bensaïd (1889-1972), Mohamed Bensmaïl (1884-1947)? L'esprit de partage, source d'harmonie, domine profondément cet art inspiré de ce brassage culturel.

Un legs poético-musical original

Au-delà du ?'Beldi-Haouzi'', il y a aussi le ?'Gherbi?' une autre déclinaison poétique et musicale populaire avec sa palette variée de chansons. Cette appellation fait référence au répertoire poétique dit ?'Malhoun'' marocain avec ses modes de perception et ses traditions spécifiques. Le toponyme « Gherb », est traditionnellement utilisé à Tlemcen pour désigner géographiquement des régions situées à 1'Ouest, c'est-à-dire le Maroc. A valeur toponymique, il fait référence à un environnement social et culturel ou autrement, à une sphère culturelle, historiquement soumi¬se à 1'influence des mêmes traditions et coutumes, au Maroc. La tradition littéraire du « Malhoun » avec sa fresque d'odes a fini, à petits pas, par faire incursion dans la chanson en faisant vibrer à la fois la langue parlée et la musique. Ce créneau de l'art poétique et musical correspond, en effet, plus exactement, à la rencontre de la poésie marocaine avec ses symboles représentatifs, voire son style, enfin, la musique dite andalouse de 1'école algérienne. Il met en valeur, avec une certaine cohérence, un temps très enraciné dans la culture marocaine avec ses bardes et ses musiciens. Cet art donnera lieu à d'autres modalités de styles, le ?'Chaâbi'', puisant dans le ?'Beldi-Haouzi'' et le ?'Malhoun'' piochant dans les œuvres des grands aêdes algériens et marocains. D'un goût artistique partagé, il exprime fort bien les liens profonds culturels communautaires tissés au Maghreb. Les chefs d'œuvres connus : « el-Kaoui » (le cautère), « el-Maknassia » (Ô gens de Meknès) de Cheikh Kadour al-Alami, « Dif Allah » (l'invité de Dieu) de Cheikh Djilali, parmi les plus beaux morceaux du XIXe s. de ces poètes marocains à la forte personnalité, vont apporter un sang nouveau à la très vieille tradition musicale maghrébine. Elles sont parmi les élégies poético-musicales majeures du genre « Gherbi » exécutées sur un registre offrant plusieurs variantes perpétuées par la mémoire grace aux échanges de musiciens dont les derniers qu'a connu l'anthologue de la poésie populaire maghrébine Si Mohamed Bekkhoucha (1910- 1972) furent ; Cheikh Ménouar Benattou (1800-1875), Cheikh Moulay Ziani (1850-1934) grands passeurs de la tradition dont la vie était partagée entre Fès, Tlemcen, Alger et le Sud. Dans l'anthologie publiée avec son ami Cheikh Abderrahmane Sekkal (1910-1985), une grande figure du classicisme, intitulée ?'Les printanières?' (Tétouan en 1934) le professeur Mohamed Bekkhoucha (1904-1970) rappelant l'itinéraire de Cheikh Ménouar Benattou (1800-1875), un maître accompli du « Gherbi » et qui avait une vie partagée entre Tlemcen et Fès le moment de la saison pauvre, écrit : « Maître accompli, il a su charmer alternativement Tlemcen et Fès -ses villes préférées- par la souplesse des modulations de sa voie, la finesse de son doigté, l'interprétation maladive des morceaux; c'est du moins, l'appréciation unanime de ceux qui avaient eu le bonheur de l'écouter. Il se rendait régulièrement à Fès et en revenait avec de nouveaux répertoires de poésies variées. Ainsi, il contribua, pour une grande part, à la renaissance du genre maghrébin à Tlemcen (Qassaïd el Maghreb)».

Le poète algérien Sidi Lakhdar Ben Khlouf du Dahra, grand panégyriste qui mourut centenaire et auteur d'une des plus grandes poétiques, manifestant toute la profondeur de son génie de la langue et qui instille un personnage à la fois religieux et engagé pour la défense de la patrie, évoque sa rencontre prémonitoire avec le poète populaire Mohamed Ben M'kahla à Tlemcen lors d'une de ses retraites spirituelles au sanctuaire du saint-savant soufi Abou Madyan Choaïb (1127-1192) est considéré comme parmi les figures épigones de la fresque dite ?'Malhoun'' religieux au Maghreb. En tant que panégyriste, il est auteur de maximes impérissables à l'avant-garde de cette forme poétique ou le religieux est pris essentiellement pour modèle.

Saïd Benabdallah Mandassi (1583-1677), parmi les poètes qui ont inventé le roman, à la fois indépendant et complémentaire, de la ?'Sana'a'' dit ?'Beldi-Haouzi'' dans son canevas et ses lignes mélodiques à la source d'un imaginaire purement tlemcenien, fut longtemps un poète de la cour des rois alaouites Moulay Raschid à Marrakech puis de Moulay Ismaïl (1672-1727) qui transféra sa capitale à Meknès. Doué d'une étonnante fertilité d'imagination, ce poète-fondateur léguera à la postérité une œuvre forçant l'admiration de ses contemporains marocains qui lui rendront hommage dont son élève Cheikh Nedjar. Ahmed Bentriqui (1650-1749), surnommé ?'Benzengli'' (fils du riche), est cet autre poète attachant et prolifique de la chanson auteur de la chanson dédiée à une captive chrétienne d'origine anglaise ?'Mouny'', sa bien-aimée. Ses démêlés avec le pouvoir de l'odjak lui coûteront un long exil à Oujda où jusqu'à la fin de sa vie, il a continué à exercer son art. Par orgueil, le poète Mohamed Ben M'saïb loue son maître devancier l'élèvant au piedestal, mettant en valeur son génie poétique traitant de différents thèmes en alternance entre amour, passion et espérance, parcourant une œuvre abondante. Il est souvent critique à l'égard du pouvoir exercé par les Youldachs dans une société en fragmentation due à une opposition entre ?'Hadars'' et ?'Kouloughlis''.

L'œuvre de Mohamed Ben M'saïb, icône de la chanson du ?'Beldi'', décèle la finesse qui reflète l'esprit de son temps. Sa personnalité révèle aussi la sagacité accordant une place importante au bien-être et à la spiritualité. Ses chansons nous font revivre dans une langue maternelle et sa manière naturelle de la parler, les évènements de sa vie sous les Ottomans envers lesquels il était tout à fait irrévérencieux. L'auteur de ?'Kalb bat Sali oua khatar farah'', ?'Mal habibi malou''? a eu une vie teintée de remords et de soumission-compassion avec des mots qui parlent. Il est le plus populaire de tous les poètes très proches du monde social dont il décrit l'atmosphère. Son œuvre est coulée dans le moule andalou et bâtie sur le tressage de liens anciens entre Tlemcen et Fès d'où ses parents étaient originaires. Son aventure intérieure devint une leçon de vie, élevé à sa mort au rang de la sainteté. Connu pour sa piété et très habile dans son art, il s'interrogera sur sa propre finitude en lèguant un poignant requiem considéré comme son intime testament en rédemption pour ses tourments ?'Al-hourm ya rassoul Allah?' (Bénédiction ô Messager de Dieu). Compositeur du chant de louange et de protection intitulé ?'Yal Wahdani'' (Ô Toi, l'Unique), une sensibilité religieuse retrouvée et de fait on ne peut lui faire le procès d'un manque de piété. Il y a aussi d'autres poètes aussi habiles dans cette poétique : B'nou Nachit, Djilali Hakiki, Mohamed Faroui, Cheikh Mohamed Ben Ameur, Hadj Bensaïd Zelbouni, Mohamed Bendebbah, Mohamed Benmessaoud, Cheikh Mohamed Remaoun, Bellahcen Benachenhou, F'qih Khouane? des poètes attachants dont les euvres sont mêlées à l'histoire de leur temps. La plupart des poètes-musiciens ont chanté leur retour en grace, la fin de leur vie. Les poètes que nous venons de citer ont tous les trois versifié en ?'Zadjal?' et ?'Zadjal Beldi'', situés entre poésie et musique. Ce dernier exercice populaire, en perpétuel mouvement, donnera également naissance à d'autres ramfications dont le ?'Zendani'' écrit dans une langue crue débordante de mille disgressions, parfois même amorales, dont l'écriture est élaborée à partir de la tradition du parlé populaire.

A suivre...