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Endettement extérieur et souveraineté

par Farouk Nemouchi*

«Chiffon fait papier    Papier fait argent

Argent fait banquier    Banquier fait crédit

Crédit fait mendiant    Mendiant fait chiffon»

Vieille chanson populaire

Avec la chute des revenus d'exportation d'hydrocarbures, l'économie algérienne est entrée dans un cycle de récession économique voire de stagflation économique. Selon l'ONS, la croissance réelle du PIB atteint 1,4% en 2018 soit l'un des taux les plus faibles enregistrés en Afrique et les projections à l'horizon 2022 ne sont guère encourageantes. Les réserves de change enregistrent une sévère contraction et l'épargne accumulée dans le fonds de régulation des recettes pétrolières est totalement consommée. Le pays a basculé d'une situation de capacité de financement interne et externe à un besoin de financement. Le financement du déficit budgétaire est assuré depuis novembre 2017 par la planche à billets appelé faussement financement non conventionnel par ses promoteurs. Pour justifier le recours à ce mode de financement, l'ancienne équipe dirigeante a mis en avant l'argument selon lequel cette solution est préférable à l'endettement extérieur car elle préserve la souveraineté du pays. L'affirmation de cette thèse est une contre-vérité car elle laisse supposer que ces deux alternatives sont substituables dans le contexte de l'économie algérienne. Si le financement non conventionnel a pour but de financer le déficit budgétaire à partir de ressources en monnaie nationale, il demeure inopérant concernant la gestion de la contrainte financière externe car le dinar n'a pas le statut de monnaie internationale et par conséquent l'appel aux ressources en devises fortes est incontournable. L'option en faveur de la planche à billets avait pour seule finalité la préparation du 5ème mandat et pour s'en convaincre il suffit de faire un premier bilan pour constater que l'économie et le citoyen n'en ont tiré aucun bénéfice. Les seuls résultats susceptibles d'être évoqués sont une inflation rampante pouvant évoluer vers une inflation galopante et une dette de l'Etat vis-à-vis de la banque centrale que les Algériens vont supporter durant des années.

La question soulevée dans cette contribution est de comprendre comment faire face au besoin de financement externe.

Pour financer le déficit grandissant de la balance des transactions courantes, la marge de manœuvre est extrêmement étroite car le choix s'impose entre deux alternatives : l'utilisation des réserves de change ou le recours à l'endettement extérieur. Les partisans favorables à la première solution mettent en avant le souci de protection de la souveraineté économique de l'Algérie.

Les partisans du recours à l'endettement extérieur estiment que c'est le moyen le plus approprié pour assurer les équilibres externes tout en préservant les réserves de change. La question mérite d'être débattue car dans les deux cas les enjeux sont importants et les contraintes inévitables.

1. Les partisans du rejet de l'endettement extérieur ont toujours en tête les profonds traumatismes provoqués par l'accord de rééchelonnement intervenu au début de la décennie 90 et les réformes auquel il a donné lieu sous la houlette du FMI. Il faut rappeler qu'à cette époque le pays s'est trouvé en situation de cessation de paiement en raison du choc pétrolier de 1986 et l'accroissement rapide des concours financiers externes.

Selon eux s'endetter, c'est porter atteinte à la souveraineté économique du pays et par conséquent la solution réside immanquablement dans l'utilisation des réserves de change. Pour saisir les enjeux en rapport avec cette alternative, il est utile de préciser à quoi servent les réserves de change d'une nation. Elles sont détenues et gérées par la banque d'Algérie et remplissent de multiples fonctions.

- Elles permettent de combler le déficit de la balance des transactions courantes, en d'autres termes lorsque la valeur des exportations des biens et services est inférieure à celle des importations.

- Elles contribuent à rétablir l'équilibre sur les marchés de change et assurent par conséquent la stabilité du dinar. Lorsque s'exerce une pression sur le taux de change du dinar vers la baisse, la banque d'Algérie restaure l'équilibre en augmentant l'offre de devises. Cette opération a pour inconvénient de réduire nos avoirs en devises. Si le déséquilibre sur le marché de change persiste, l'autorité monétaire, dans un souci de préservation de ses avoirs, laisse la monnaie nationale se déprécier vis-à-vis des monnaies étrangères.

- Les réserves de change constituent un coussin de sécurité pour rembourser les dettes et sont une garantie qui rassure les marchés financiers internationaux sur la capacité du pays à honorer ses engagements financiers à l'égard de ses créanciers. En effet, si les réserves atteignent le seuil critique, les bailleurs de fonds internationaux seront réticents à consentir des prêts. Elles offrent également aux autorités la possibilité de mieux négocier les conditions d'emprunt.

- Elles doivent être maintenues à un niveau suffisant pour gérer les grandes urgences (survenue de catastrophes).

Le nombre de mois d'importations couvert par les réserves de change est passé de 37,7 mois en 2011 à 19 mois en 2017 et selon les projections du FMI il serait de 8 mois en 2022. Le seuil critique est atteint lorsque ce ratio atteint trois mois car le pays s'expose à un risque de cessation de paiement et se trouve alors dans l'impossibilité de mener des réformes de façon souveraine. Par conséquent, la prudence doit être de mise dans le cas où les réserves de change sont affectées de façon abusive au financement du déficit de la balance des transactions courantes.

2. Les partisans de l'endettement extérieur mettent en avant le risque d'épuisement des avoirs en devises détenues par la banque d'Algérie surtout si les recettes d'exportations continuent à diminuer. Peut-on tirer profit de l'endettement ? Prenons l'exemple d'une entreprise dont les dirigeants veulent augmenter les capacités de production grâce à l'acquisition de nouveaux équipements financés par un crédit bancaire. Si l'investissement est rentable, le remboursement du crédit devient possible et dans ce cas il faut reconnaître que l'endettement a été favorable à la croissance de l'entreprise. On peut généraliser en appliquant cette règle à l'ensemble de l'économie. Lorsque l'épargne locale est insuffisante, un pays peut emprunter en s'adressant aux marchés financiers internationaux. Si les ressources financières externes sont affectées à des projets qui procurent une rentabilité économique supérieure au taux d'intérêt, la dette peut servir la croissance économique, participe à la diversification des recettes d'exportation et améliore par conséquent le niveau des réserves de change. Si en revanche les crédits mobilisés sont dirigés vers des dépenses improductives, l'endettement extérieur devient une charge sans contrepartie et une cause majeure de la crise économique. Il est vrai que le pays a traversé des moments pénibles imposés par les conditionnalités du FMI mais cela ne constitue pas une raison pour diaboliser systématiquement le recours à l'endettement extérieur. Il peut en résulter un cercle vertueux lorsque s'instaure une relation positive entre dette et développement. Le vrai danger se manifeste lorsque les emprunts contractés ne servent pas les intérêts de la population et sont utilisés pour la répression et l'enrichissement personnel des dirigeants : c'est la doctrine de la dette « odieuse ». Ce concept apparu à la fin du 19eme siècle vise à dénoncer une des formes du pillage des pays en développement par des régimes dictatoriaux et justifie le non-remboursement de toute dette contractée sans bénéfice pour les citoyens. Pour les gouvernements des Etats créanciers, il y a une obligation morale à soutenir les actions de rapatriement des sommes transférées illégalement. Les arguments économiques en faveur de l'endettement extérieur n'ont de sens que si le système de gouvernance est fondé sur le contrôle démocratique et la transparence. Un Parlement réellement représentatif et une Cour des comptes indépendante de l'exécutif ont le devoir d'informer le peuple en prenant en charge le traitement de cet épineux dossier car ce n'est pas une question qui concerne les seuls experts et autres technocrates.

Il ne suffit pas de vouloir s'endetter, faudrait-il encore pouvoir y arriver ? L'Algérie peut-elle accéder aux marchés financiers internationaux ? La réponse à cette question dépend du contexte dans lequel sont sollicités les emprunts. Si les indicateurs d'endettement du pays sont défavorables et les réserves de change s'amenuisent, l'Algérie atteint le stade d'un débiteur à haut risque et l'accès aux financements extérieurs devient problématique car comme l'affirme l'adage : « les banques ne prêtent qu'aux riches » et les conditions d'emprunt se feront à des taux d'intérêt excessifs. S'il faut emprunter, il faut agir tant que la solvabilité externe est encore appréciable.

Le traitement des déséquilibres de la balance de paiement selon que l'on aille vers l'endettement extérieur ou que l'on puise dans les avoirs en devises détenues par la banque centrale est porteur de risque pour la souveraineté économique du pays. Dans les deux cas si la crise s'installe durablement, l'autonomie en matière de décision économique et financière du pays s'en trouvera gravement affectée et une fois de plus les réformes lui seront dictées de l'extérieur.

3. Il existe une troisième voie qui peut réunir les deux propositions car elles ne sont pas exclusives l'une de l'autre. La réflexion devrait s'orienter sur la construction d'une combinaison optimale qui maximise leurs impacts positifs sur la croissance économique et minimise leurs contraintes. Si les financements mobilisés ciblent des projets de développement qui diversifient la production, diminuent les importations et augmentent les exportations, il n'y a pas lieu de s'en inquiéter. En revanche, si elles financent la consommation finale et sont mal gérées ou dilapidées, alors le risque de vulnérabilité de l'économie s'accroît et peut évoluer vers une crise. C'est le scénario de la décennie 80 qui ressurgit car, comme on le sait, le pays ayant bénéficié d'importantes réserves de change à partir de 1979, les nouveaux dirigeants sous l'ère Chadli en ont profité pour concrétiser leur fameux slogan : « pour une vie meilleure ». L'utilisation de manière improductive des ressources en devises a entraîné leur épuisement et a conduit à la mobilisation de crédits internationaux avec comme résultat un service de la dette devenu insupportable et le passage par le FMI est devenu inévitable. Le peuple sait ce qu'il est advenu de ce slogan et l'a payé chèrement durant la décennie 90 car la violence politique au-delà des confrontations idéologiques est déterminée en dernière instance par les inégalités économiques et sociales. Les crises financières survenues en Algérie sont le résultat de politiques menées par des équipes dirigeantes qui accèdent au pouvoir sans stratégie et sans programme. Après avoir accumulé une épargne considérable en monnaie nationale et en devises au cours des deux dernières décennies, le pays connaît actuellement une régression profonde illustrée par le retour à une pratique monétaire décadente avec l'entrée en action de la planche à billets et s'apprête à renouer avec l'endettement extérieur qui pourrait mener vers l'application d'un programme d'ajustement structurel bis rappelant le triste épisode de l'accord passé avec le FMI en 1994. La controverse entre partisans et adversaires de l'endettement extérieur est factice car elle élude la question centrale qui est celle de l'allocation des ressources en devises dans le cadre d'une stratégie développement qui précise les objectifs sur le moyen et le long terme. La souveraineté économique est le corollaire d'une dynamique réelle qui développe les capacités nationales pour résister aux chocs externes mais aussi aux pressions des puissants lobbys qui ont accumulé des richesses considérables en appauvrissant le pays. Elle est l'un des deux piliers fondamentaux de la souveraineté nationale après celui de la sécurité. Les Algériens ont parfaitement compris que pour installer le pays sur cette trajectoire, il faut aller vers un changement en profondeur du système politique.

*Universitaire