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L'épopée musicale «Sana'a-gharnata» : des liens communs, des repères et des ramifications (1ère partie)

par Salim El Hassar

L'histoire, la langue, la religion, l'art ont été certes, dans le Maghreb, au centre de profondes préoccupations humanistes. Les valeurs d'une culture originale ont façonné ce qu'on peut appeler, l'esprit maghrébin avec ses mobilités culturelles et artistiques. Une identité culturelle maghrébine, elle-même faite de grande diversité. C'est là, le Maghreb que la volonté politique bute, aujourd'hui, à reconstruire. Un Maghreb avec son vaste panorama de la création poétique dont les patrimoines communs sont nés du fait des rapports, des liens et des ramifications pendant des siècles à l'intérieur de la société.

Le Maghreb est à la fois espace géographique et toile de fond à des relations anciennes d'échanges d'où le fort engagement existant visant le projet d'un grand Maghreb. Dans cet Occident musulman, des liens lointains et étroits se sont tissés entre les habitants au-delà des frontières qui n'ont jamais, réellement, existé. Le Maghreb de l'histoire, de l'art et de la culture est alors histoire, tradition et culture d'un héritage étendu, si expressif et si divers, porteur de valeurs à l'origine de ce qu'on appelle, aujourd'hui, la maghrébinité. Le Maghreb fut durant des siècles au cœur d'une activité intense de l'esprit et des arts et, comme plus que jamais, il a besoin aujourd'hui, de renouer avec les pages jaunies de son passé et tous les repères de son contexte créatif lié à son identité historique et culturelle.

Sa culture millénariste, sa pensée avec son esprit critique, ses lieux de mémoire offrent, encore, un champ très vaste d'étude à la redécouverte de notre identité culturelle avec son flot de traditions venues du fond des âges. C'est la réappropriation du passé et de tous les éléments de sa culture qui donneront, au Maghreb, les moyens de se réaliser et de s'affirmer en tant qu'entité historique, culturelle et économique.

Avec le passé du Maghreb, il y a aujourd'hui comme une sorte de rupture, d'inhibition. Son passé brillant fut au centre d'une pensée humaniste profonde. Certes, les Maghrébins ont toujours pris pour apogée de leur civilisation les périodes durant lesquelles la pensée, la culture de l'esprit et du raffinement, étaient, pendant de longs siècles, au centre d'une culture humaniste en Analousie et plus largement, au Maghreb. Ce sont les valeurs de cette culture originale qui ont modelé l'esprit maghrébin ou maghrébinité.

L'Algérie au cœur d'une culture humaniste

Au plan de l'art, le Maghreb ou Occident musulman, a été un terrain très propice à 1'expression de sensibilités créatives. Dans 1'univers culturel maghrébin, 1'art musical a, en effet, occupé une place privilégiée. La science, 1'art, la musique résonnance du passé, ont été les points de convergence des rapports culturels communau-taires qui y ont été tissés durant des siècles, dans la région. Le Maghreb a été durant le moyen âge arabe, une terre de brassage où les frontières n'ont jamais existé entre les hommes de lettres, de sciences, de l'art et dont la vie n'a point résisté à une quelconque barrière. Ils parlaient d'eux comme étant des Maghrébins. C'était la même chose pour les artistes.

L'art musical andalou fournit 1'exemple le plus frappant de cet héritage culturel et artistique qui fut, non seulement, partagé et protégé mais éga¬lement enrichi d'éléments substantiels combinant les textes et les rythmes spécifiques s'ajustant à chaque partie de la Nouba. Il consa¬cre les mérites des poètes-musiciens se rivalisant en hauteur et en élégance, foi, fièvre et passion dominant leur art à travers une diversité de genres de créativité locale ou régionale de poètes aux écritures à priori divergentes mais d'une richesse si variée introduite dans la chanson en autant de catégories artistiques de création littéraire et musicale entremêlées ce que l'historien Abderrahmane Ibn Khaldoun (1332-1406) qualifie de métiers d'art (founoun) incarnant l'art local du mode de vie ancestral dans les cités avec chacune son profil de goût compatible, ses vieilles traditions de raffinnement et d'élégance. Ces métiers incitent aujourd'hui, de plus en plus, à un travail de chronologie et d'analyse. En marge de la musique dite andalouse, ces genres d'inventivité littéraire et artistique sont relativement indépendants. L'élan esthétique, moral et philosophique y est fortement exprimé dans des genres à valeur spirituelle ou contemplative et prières à Dieu traduisant un élan de l'âme ?'Medh'', ?'Sama'a'' et ?'Doua'a'' d'une véritale ascèse nés dans l'espace maghrébin, chants de la bénédiction et de la dévotion.

La société raffinée va exprimer un besoin de spiritualié dans la chanson. En délivrant des messages aux croyants, la ferveur religieuse va ainsi s'étendre jusqu'à la musique. Le chant religieux va traduire la parfaite incarnation de l'idéal d'équilibre entre le profane et le spirituel d'espérance, d'élévation enfin, de piété et de recueillement du génie des poètes - musiciens maghrébins. On y trouve là l'expression d'une profonde identité et, comme dans un écrin précieux le parfum d'une civilisation créatrice, idéalisée. Son corpus fait partie des chants de la tradition lithurgique des cercles ou enclaves ésotériques et cela, à des fins d'enseignement, de célébration des fêtes religieuses ou d'accompagnant lors des messes et des cortèges funébres où la douleur est exprimée par des louanges. Dans la vieille société citadine tlemcenienne, l'art et la vie ont fini par se confondre d'où l'aphorisme local spécifiant la tradition rendue célèbre par l'expression ?'A Tlemcen la vie commence par le chant du berceau jusqu' au tombeau''.

Une mosaïque expressive et diverse de styles

Le Maghreb a créé sa propre interprétation de la religion, sa culture islamique, celle-ci imprégnée de la pensée religieuse portée par des savants aussi prestigieux que Ibn Hazm (994-1064), Ibn Rochd (1126-1198), Abi Madyan Choaib (1127-1198), Mahiedine Ibn Arabi (1165-1240), Al-Abili (1287-1352) savant rationaliste, maître préféré de Abderrahmane Ibn Khaldoun (1332-1406), Benyoussef Sanoussi (1424-1485) et d'autres... fait aujourd'hui grise mine sous le prime du courant salafiste oriental relayé en Algérie par les oulémas. Dans cette musique, la thématique religieuse est aussi, bel et bien incarnée. L'art contemplatif dit ?'Sama'a'' ou encore le ?'Djed'' incitant à la spritualité, mis en valeur dans le chant, emprunte aux grands poètes mystiques du XIIIe et XIVe siècle: Affif eddine Tilimsani, Abou Madyan Choaib, Aboul Hassan Shusturi, Ibn Zamrak... Véhiculé d'une façon plus large par l'émoi esthétique. Il fait partie du flot des traditions venues du fond des âges. L'école de musique dite andalouse s'est en effet accomodée merveilleusement de cette mosaïque si expressive et si diverse, de styles et de genres d'un modelé poétique et musical à part, issus de traditions spécifiques avec des innovations propres, des tendances musicales et des variations chromatiques qui donnent à chacun, un caractère exclusif. L'épanouissement du « Tarab al-Gharnati » fortement enraciné, produit en grande partie du microcosme poétique local en hommage à Grenade, a, à son âge d'or, gardé en mémoire, ne pouvant tourner la page de la perte brutale de l'Andalousie. Derrière le mot ?'Gharnata'', il y a comme un rêve perdu de grandeur. La référence grenadine est dûe aux liens historiques profonds tissés entre les habitants des deux vieilles capitales héritières ce qui explique le repli massif dans la cité des Zianides d'une grande partie de ses illustres familles les ?'Ibn Soltan'' note Abou Abbès Ahmed al-Maqqari (m.en 1632) dans son ?'Nefh tib'' (Annalectes) dont les Ibn Ahmar et Ibn Attar de la descendance de l'épouse de Boabdil, dernier roi de Grenade, entre autres.

La musique andalouse est reconnue par là, comme le fondement de savoir musical maghrébin. Les liens historiques profonds entre Grenade et Tlemcen sont attestés dans son ouvrage de morale politique intitulé ?'Wasitatou al-suluk fi siyasati al-muluk?' (Chapelet des perles ou le meilleur comportement politique des rois) laissé par le roi zianide, élevé à l'Alhambra, Abu Hammou Moussa II (1359?1389), à son fils et héritier présomptif Abu Tachfin II (1389-1393) lui recommandant aide et assistance militaire aux rois nasrides de Grenade contre les rois de Castille. Une bonne partie des descendants zianides trouvera refuge à Grenade lors des révoltes de palais dont l'agora zianide, le Méchouar, fut le théatre à la prise de pouvoir de leur pouvoir au Maghreb mitan. De grands noms de savants s'honoraient de leur double ascendance grenado-tlemcenienne dont l'illustre grand maître ?'Cheikh al-akbar'' de la pensée soufie Mahieddine Ibn Arabi (1165-1240), le poète et homme politique ?'Dou al-wizaratin'' Lissan eddine Ibn Khatib (1313-1374), les poètes al-Quaïssi al-andaloussi (XIVe s.), Abi Djamaa Talalissi (XVe s.), le grand poète tlemcenien Ibn Khamis (1252-1308) mort assassiné à Grenade... Ce n'est par hasard si la plus grande et plus riche encyclopédie historico-littéraire sur l'Andalousie ?'Nefh tib min ghusn al andalous ratib wa dikri waziriha Lissane eddine ibn Khatib'' fut l'œuvre de l'historien et chroniqueur tlemcenien Ahmed al-Maqqari (1578-1632)...

Les legs et les héritages berbéro-arabes

La bibliothèque poético-musicale de son riche corpus constiuté de centaines d'œuvres est, pour l'historien, le linguiste moderne et critique, un champ précieux pour revisiter aussi les classiques d'Ibn Sahl al-andaloussi (1208-1260), Ibn Zamrak al-gharnati (1333-1393) poète de l'Alhambra entre autres, grands versificateurs andalous dont les amateurs d'art andalou apprécient leurs œuvres : ?'Djadaka al gheïssou'', ?'Salabet Leila?'... Il n'est pas sans signaler les liens particuliers, familiaux notamment du côté de leur mère zianide, qu'entretenaient les célèbres savants Mahieddine Ibn Arabi de Murcie et Lissane eddine Ibn Khatib de Grenade avec la ville de Tlemcen.

Cette musique est composée de genres nouveaux d'une aventure musicale concommitante et éminemment populaire d'une poétique variée, diversement connnotée, ayant fleuri selon des constructions et des interactions sociales, littéraires et spécifiquement, en tant que créations musicales : «Melhoun», «Beldi-Haouzi», «Medh», «Gherbi», «Sama'a», «Aroubi»... Ce dernier, avec ses poètes emblématiques du XIXe siècle dont Hani Benguenoun, Mostéfa Benbrahim..., incarne la poésie sur fond paysan ou rural de simplicité, avec leurs glissements et leurs choix lexicaux, qui ont fini par cohabiter et se confondre dans ce qu'on appelle aujourd'hui les legs et les héritages littéraires et musicaux arabo-berbères, au Maghreb, passés à la postérité. Ces ?'espaces-temps'' de goût et de production, peut-on dire, ont souvent un caractère toponymique dessinant les contours de l'histoire culturelle et artistique du Maghreb avec un conglomérat de noms de lieux reflétant, dans la différence, les divers paysages culturels et artistiques de la société de l'époque voire les traits particuliers de leurs âmes. Quand au ?'Haoufi'', avec ses truculences de langage, il est l'expression d'une vieille tradition citadine de création poétique purement féminine qui se résume à quelques vers sur des thèmes variés dont surtout des lamentos éplorés évoquant la beauté de la nature, les amours perdus... Ses messagères sont généralement les femmes dans un moment festif, de joie, de bonne humeur ou de mélancolie. C'est à travers aussi les poètes populaires que s'est construit l'image évolutive du patrimoine andalou-maghrébin de la langue dont les poètes sont les témoins d'un temps, d'une histoire. Leurs poésies entrées dans la chanson ont continué pendant longtemps à faire courir les musiciens venus de partout.

A côté des formes profanes, le ?'Sama'a'' et les poèmes d'ascèse, entrant dans le corpus de la Nouba empruntant aux textes de poètes soufis véhiculant la sagesse. Ces catégories culturelles de sucs en vers de la poésie classique vont alimenter la sphère de la grande école musicale dite andalouse où il est arrivé à prendre place, malgré son statut de ?'populaire''. Ces poètes, la plupart aussi des musiciens, étaient passeurs de leurs propres œuvres dont la valeur artistique dépend de leur expression.

Cette musique a trouvé foyer en même temps à Tlemcen et à Grenade, bien avant la reconquista, en 1492. Pendant des siècles ces deux capitales zénètes étaient considérées comme sœurs jumelles, partageant la langue et la culture, érigées en capitales après l'effritement de l'empire almohade, au XII e siècle et déchues, au même moment, après la chute du royaume zianide, en 1554. Nous relèverons que cette musique a continué durablement à être enrichie d'œuvres d'auteurs locaux et cela, au gré du temps, jusqu'à l'avènement des Ottomans. Nous relèverons en temps que l'essor culturel et artistique est dû à l'arrivée à Tlemcen de 50.000 cordouans à la chute de la capitale omeyyade Cordoue, en 1236. Du classicisme modal, intégrant le chant choral de la séance musicale dite?'Nouba'' avec sa majesté de composition, nous retiendrons la suite des modes identifiées par le savant et érudit Abdelouadhid al-Wancharissi Tilimsani, mort en 1514 à Fès, dans son épître intitulée ?'fi ouçoul oua tobou?', à savoir: Raml Maya, Eddil, Maya, Ouchaq, Al-Hassar... Outre son caractère divertissant, il reconnaît à la Nouba des valeurs thérapeutiques pour le traitement de maladies liées au stress, à la bile... Le coda final dit ?'khlass'' ou ?'mokhlass'' mouvement libéré s'achevant dans l'allégresse par des chansons d'un air d'emphase sur un rythme léger ne s'est imposé que tardivement dans la strucure codifée de la ?'Sana'a'', mot qui renvoie à un savoir-faire incarné et humain. Cet apport est tel aussi, concernant certains enjolivements et morceaux péremptoires instrumentaux dits ?'Koursi'' et ?'Zouak?' synthèses de vieilles marches, héritage de la présence turco-ottomane en Algérie.

A suivre...