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Tlemcen: Aïn Fezza, la martyre

par Khaled Boumediene

Quand on évoque la région d'Aïn Fezza (10 kilomètres à l'est du chef-lieu de la wilaya de Tlemcen), on se focalise uniquement sur ses sites ravissants et paysages variés, des grottes féériques de Béni-Add (découvertes il y a des milliers d'années par les Berbères) et la célèbre source «Aïn Sakhra» qui faisait la fierté des citadins de la ville de Tlemcen en passant par les cascades d'El Ourit et ses paisibles forêts de pins d'Alep où l'on entend chanter les cigales, ses merveilleuses vallées d'oliviers, amandiers, néfliers, poiriers et pommiers, ou encore ses maquis où fleurent bon le thym, la lavande et le romarin et son impressionnant canyon qui prend naissance du barrage d'El Mefrouche, qui se trouve en amont des chutes d'eau qui impressionnent si fortement n'importe quel visiteur. Cependant l'histoire de cette commune aux attraits touristiques incontournables est méconnue par beaucoup de gens.

A vrai dire, Aïn Fezza qui dépendait de la commune de Sebdou a été créée en 1957, elle englobait la localité d'Oued Chouly jusqu'au découpage administratif de 1984 où elle a gardé toujours ce même nom. Sa position géostratégique et sa proximité des cols et monts (1.000 à 1.800 mètres d'altitude) de cèdres difficiles d'accès de Terny et d'El Oued Lakhdar ont fait d'elle un véritable front des groupes combattants de l'ALN pour combattre l'occupant français durant la guerre de libération nationale. L'on peut citer la grande bataille qui s'est déroulée non loin des grottes de Béni-Add en 1956, sous le commandement du grand chahid Guerriche Kouider, dit Benallal (un des 5 frères chahids originaires d'Aïn Ghraba-Béni Hdiyel), compagnon du grand martyr le commandant Faradj. A l'issue de cette bataille inégale qui a vu l'intervention de l'aviation et l'artillerie lourde de l'armée coloniale, 16 autres glorieux compagnons de Benallal sont tombés au champ d'honneur pour l'indépendance.

Pour perpétuer la mémoire de ces héros, les habitants d'Aïn Fezza, Oum El Oulou, Ouchba, El Oued Lakhdar, Ouled Mimoun, Aïn Talout, Béni-Smaiel, Terny ne cessent de répéter à ce jour le prestigieux chant patriotique intitulé «Allah yahdik ya El Oued Chouly» de Cheikh Youssef de la localité d'Aïn Talout. Il faut le souligner, de nombreux hommes de cette région ont rejoint à la fleur de l'âge les rangs de l'ALN pour combattre l'ennemi occupant. Parmi eux une figure importante : Si Tahar Ghomri, le compagnon du grand héros Tahar Moualid (dit El Moustache) de la région d'Aïn Talout, qui a été cité dans le livre «La Question» d'Henri Alleg, publié en 1958 dans lequel il y narre et dénonce la torture des civils pendant la guerre d'Algérie. Pour l'histoire, Henri Alleg a été arrêté le 12 juin 1957, soit le lendemain de l'arrestation de Maurice Audin, par les hommes de la 10e division parachutiste. C'est dans la prison civile de Barberousse d'Alger qu'Henri Alleg a écrit La Question. Malgré son interdiction en France, ce livre a considérablement contribué à révéler le phénomène de la torture en Algérie en confortant les témoignages qui s'étaient multipliés dans la presse au cours de l'année 1957.

De cette contrée révolutionnaire ont émergé beaucoup de moudjahidine qui ont vaillamment défendu l'Algérie jusqu'à leur mort en martyrs, comme les chahids Kachkouch, Belahcène, Belaïd et les cousins Chikhi Mohamed et Chikhi Djillali, qui ont été fusillés sur la placette publique d'Aïn Fezza, Chikhi Mansour mort héroïquement dans les monts d'Ouled Mimoun, ainsi que les frères Mekkaoui Djelloul et Mekkaoui Mohamed brûlés vifs à l'essence par des soldats français sur la route d'El Ourit. Aïn Fezza a également le mérite d'enfanter le chahid Madani Ahmed (dit l'intriti) qui a pris part à la guerre d'indépendance de l'Indochine au Viêt Nam. L'école primaire du chef-lieu de la commune d'Aïn Fezza porte aujourd'hui son nom. Cet officier de l'ALN a lutté aux côtés du chahid Essi Fallah qui est tombé au champ d'honneur dans la localité de Chélaida en 1958. Sans oublier aussi le moudjahid de la première heure, en l'occurrence Abdelkader Guerroudj, condamné à mort en 1957 avec sa femme, Jacqueline Guerroudj (institutrice à Négrier, aujourd'hui Chetouane), pour leur complicité avec Fernand Iveton, mort guillotiné le 11 février 1957. Cet anticolonialiste connu pour ses nombreuses tentatives de sabotage contre les forces coloniales est le seul Européen guillotiné pendant la guerre d'Algérie. La belle-fille Danièle Minne d'Abdelkader Guerroudj a été elle aussi condamnée le 4 décembre 1957 à sept ans de prison pour sa participation à un soulèvement contre l'occupant français.

Il y a lieu d'évoquer, par ailleurs, le sinistre centre colonial de tortures de la ferme agricole de Dollfuss, situé à Saf Saf, non loin de l'agglomération d'Aïn Fezza. Ce hobereau qui exploitait une quantité d'hommes et de femmes d'origines diverses pour cultiver ses terres, avait déjà en 1950 son avion personnel et son terrain d'atterrissage dans son domaine de Saf Saf. Selon les témoignages d'un ex-membre de l'organisation de l'ALN d'Ouzidan (Chetouane) qui a vécu les pratiques barbares dans ce lieu de tortures, les souffrances et les horreurs subies par les algériens suspectés d'entretenir des liens avec l'armée de libération nationale sont inimaginables. Outre la fixation de la tête dans des cuves remplies d'eau et les mains liées derrière le dos, les caves obscures non aérées dans lesquelles on entassait les citoyens arrêtés, les séances tant redoutées des interrogatoires, la privation du sommeil et les supplices endurés par les moudjahidine lors de l'arrachage des ongles, les Algériens déshabillés étaient aussi fouettés avec une violence jamais égalée. Ils sentaient le sang chaud ruisseler sur leurs dos couverts de sueurs froides. Selon d'autres témoignages révélés à notre journal, les bourreaux français du centre recourraient même à un gros piton pour terroriser les internés.

Plus à l'est, à Ouled Mimoun (ex-Lamoricière), l'emprise coloniale a été également atroce pour les habitants de cette localité résistante qui fut dans le cadre des Beni-Amer, l'un des principaux soutiens de l'Émir Abdelkader. Mais, devant l'offensive dévastatrice du général Bugeaud, la population terrorisée émigra en masse vers le Maroc: occasion que l'administration coloniale française saisit pour mettre toutes les terres de la tribu sous séquestre. Lors de leur retour progressif, les hommes d'Ouled Mimoun se retrouvèrent occupants précaires de leur sol et condamnés à vendre leur force de travail aux colons qui vinrent s'installer entre 1859 et 1862. Un chef d'escadron de la Gendarmerie française de ce village recourait à la gazéification et l'incinération des combattants algériens qui se réfugiaient dans les grottes et casemates, pour semer la peur au sein des habitants et réduire l'ampleur de la résistance des populations de la région n'ayant pas accepté le joug des envahisseurs français. Ce criminel de guerre dont les crimes de génocide ont été plusieurs fois évoqués par la presse internationale a poursuivi son épisode de crimes et ses pires massacres après sa mutation à Hennaya (ex-Eugène Etienne). De nombreux jeunes de l'ALN et de l'OCFLN de cette localité ont été lâchement exécutés dans la brigade de la Gendarmerie de Hennaya. Ainsi, chaque localité de cette wilaya a sa micro-histoire gravée en lettres d'or dans l'histoire plus large de libération nationale de l'Algérie.