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Kateb Yacine, un poète à Tlemcen

par Amine Bouali

En 1972, pour commémorer le 10ème anniversaire de l'indépendance de l'Algérie, Kateb Yacine, l'indomptable auteur de « Nedjma » fut invité à Tlemcen pour composer le texte d'un « son et lumière » prévu à cette occasion. Mais le projet tourna vite court et l'écrivain proposa, à la place, de monter une pièce de théâtre inspirée d'un épisode célèbre du deuxième et infructueux siège de Tlemcen, alors capitale du royaume des Zianides, par les troupes mérinides venues de Fès pour tenter de conquérir une seconde fois la ville, à la fin du 13ème et début du 14ème siècle.

Cette œuvre assez méconnue de Kateb Yacine intitulée « Saoût ennissâ » (« La voix des femmes ») - qui raconte un acte de bravoure de la mère du fondateur de la dynastie des Zianides, le grand Yaghmoracène - fut jouée pour la première fois, le 5 juillet 1972, par la troupe de jeunes filles du lycée Maliha Hamidou de Tlemcen. La représentation inaugurale eut lieu au jardin de « Sahridj Mbâda », pas loin du centre-ville, devant un parterre d'inconditionnels du poète mais aussi de sourcilleux notables déroutés par le spectacle donné sur scène, dont le gouverneur d'Oujda, la cité marocaine voisine, présent comme invité d'honneur.

C'est le libraire (de l'ancien temps) Sid-Ahmed Bouali qui eut l'idée de faire venir Kateb Yacine à Tlemcen. Ce dernier y séjournera plusieurs mois, avant et après juillet 1972. Mais la présence de l'écrivain rebelle dans la capitale des Zianides, si elle enchanta ses amis tlemcéniens, finit à la longue par agacer les autorités locales qui décidèrent de le mettre carrément à la porte de la résidence de la wilaya où il était hébergé depuis son arrivée. Kateb Yacine se réfugia alors provisoirement dans un petit bungalow appartenant aux Ponts et Chaussées, situé au plateau de Lalla Setti, sur les hauteurs de Tlemcen. Là, l'écrivain avait scotché, un par un, les feuillets du manuscrit sur lequel il travaillait, le long du mur d'un couloir à moitié obscur (car il avait l'habitude, lorsqu'il rédigeait, de fermer toutes les fenêtres) et il passait des heures à arpenter le petit corridor, un stylo à la main, relisant et corrigeant fébrilement son texte.

Entouré comme un prince par ses hôtes, Kateb Yacine se sentait chez lui dans la capitale des Zianides et il envisageait sérieusement de s'y installer à mi-temps (au grand dam de ses camarades algérois) surtout qu'il réussit à obtenir, par on ne sait quel truchement bienveillant, un petit appartement situé dans un immeuble coquet dans le quartier « Bab Wahrane » en face de la caserne des pompiers. Durant le dernier trimestre 1972, Kateb Yacine dut s'absenter quelque temps de Tlemcen et laissa à son ami Sid-Ahmed Bouali, le montant de 90 jours de loyer que ce dernier alla verser, comme convenu, au bureau des impôts, dans les délais. Mais lorsque l'écrivain regagna la ville, moins de trois mois après, il ne put accéder à son logement car l'administration l'avait tout simplement attribué à une autre personne, après avoir changé les serrures. Kateb Yacine refusa d'entreprendre les démarches nécessaires pour être rétabli dans ses droits car cela signifiait, pour lui, jeter à la rue des parents et leurs enfants et il prit la décision de repartir. Sid-Ahmed Bouali, avant de prendre congé de son humble et célèbre ami, l'invita, comme témoignage de leur « fraternité militante », à se servir, sans façon, dans sa garde-robe personnelle et à prendre ce dont il pouvait avoir besoin. Kateb Yacine choisit deux ou trois habits qu'il casa dans sa valise et reprit définitivement le train pour Alger.

La pièce de théâtre «Saoût ennissâ» sera publiée en 2004 (soit 32 ans après sa création) aux Éditions des Femmes, à Paris, sous le titre générique «Parce que c'est une femme », accompagnée de deux autres textes inédits de l'écrivain («La Kahina» et «Louise Michel et la Nouvelle-Calédonie») dont les manuscrits avaient été jalousement gardés par sa veuve, Mme Zoubida Chergui. Le manuscrit de «Saoût ennissâ» a été, quant à lui, sauvegardé par l'essayiste et journaliste Benali El Hassar.

Kateb Yacine et le libraire et essayiste Sid-Ahmed Bouali