Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le Hirak... En un combat douteux (1) (1ère partie)

par Mourad Merzagui

« À vos armes, ghachi (2) », tel est l'appel, allant de soi, des insurgés du 22 février 2019. Le «Hirak», le mouvement contestataire du peuple, ambitionne de se débarrasser du système politique responsable de la métamorphose de l'Etat républicain en un ogre dévoreur de ses enfants : la «harga» (immigration clandestine suicidaire) témoigne de l'atroce épouvante.

La «hogra» (la morgue mesquine), le «tag ala man tag» (instinct belliqueux, animosité systématique)... ont été les lois de la jungle sur laquelle trônait le système régnant en maître absolu avec son sceptre de fer : la junte et ses symboles («al-casketta») et la justice à leurs ordres. Utilisant son petit armement -la rage d'en finir avec la condition infrahumaine - et des slogans galvanisant, le mouvement populaire pacifiste est toujours debout après plus de vingt-trois semaines de mobilisation.

Il sait que les larbins composant le régime - pouvoir putatif du système - ne sont que des marionnettes ; de tout temps elles balancent dans le seul souci d'éloigner les potentiels prétendants désireux de les remplacer eux et leurs montreurs à la table du maître. À ces laquais qui se tapissent dans l'ombre à chaque grognement du peuple en colère, qui font le dos rond tout en continuant de ruser, de manigancer, le «hirakleur» scande vendredi après vendredi : « dégagez tous! ». Même si en réponse à ces appels, des voix, pressenties rapporter les volontés d'apprentis-sorciers à la solde de l'ogre, paonnant et braillant, propagandent sur les dangers d'un chaos qui guetterait l'ensemble. Dans cette lutte, les potentats du régime, qui se sont toujours vu incarner les constituants du système, même si le rideau levé sur leur messe noire a révélé que leur roture ne procédait que d'une roguerie de commande, s'accrochent pitoyablement à leur chimère. Ils se croient encore le pivot du rouage jusque-là inexpugnable. Le « dieu d'Algérie », faiseur de présidents, traîné du haut de son olympe dans l'arène du « petit peuple » par un pantin chauffé à blanc (feuilleton Amar Saïdani-Mohamed Médiène de février 2014), essaye de renouer, comme si de rien n'était, avec ses étrangleurs, nous dit-on. Nombreux sont ceux qui cherchent à plonger le pays dans l'anarchie, pour récupérer leur poigne d'enfer ! (3) Un « gang » conspire ! Mais le «hirak» doit rester tout de même méfiant vis-à-vis de ce que rien n'empêche d'être une « querelle » que les instigateurs du pouvoir vident malicieusement.

Après tout, les loups ne se mangent pas entre eux ! Et en connaissance de cela, le peuple devrait plutôt s'interroger, sérieusement, de quoi est fait le festin de ces prédateurs qui sont une meute innombrable ? Quoi qu'il en soit et comme l'a déclaré, toute honte bue, un ex chef de gouvernement, que l'on fût général-major ou ministre, que l'on appartînt à l'establishment ou que l'on fît partie de la nomenklatura... pour le système en soi, toute la gente à son service ne représente guère plus que des pions qu'il déplace à sa guise, sacrifie ou promeut sur un échiquier postiche, instable... ou ? pour faire simple ? enrôle en tant que harkis (4). Et ce à quoi le ?hirak' s'attaque, aujourd'hui, avec sang-froid, aplomb et tellement de courage, ce ne sont que des « domestiques » agissant nuisiblement et qui sont remplaçables à l'envi par leurs pareils.

Le système, une Olympe ou un troll ?

L'instigateur de la déprédation des richesses du pays, le responsable des tourments du peuple, le système, qui est-il ? Ou plutôt qu'est-ce au juste ? Un monceau de concepts nébuleux (centres de décisions, sphères du pouvoir, cercles occultes, cabinet noir, main de l'Etranger...) ? Ou simplement un capharnaüm dont ses caudataires affabulent sur son ésotérisme ? Une Olympe ou un troll ? Des esprits dubitatifs et curieux, intéressés par sa « nature», ont tenté d'en dresser une image congrue. Certains ont fini par admettre n'entr'apercevoir de lui qu'un « pouvoir irréel évoluant dans ses coulisses » (5) ! Comme si, précisément, ils se retrouvaient dans la situation du personnage de Kafka, Joseph K (Le procès) lorsque celui-ci essaie de lorgner dans l'antre de la Loi, par-dessus l'épaule du gardien et qu'il ne récolte que des désapprobations en guise de réponse à ses tristes supplications. Toutefois en dépit de cette représentation du « bidule » et de sa toute-puissance supposée, de son emprise redoutable... des « francs-tireurs » n'y voient qu'une entité trompeuse, même si elle est gratifiée d'une logique implacable, usant d'une stratégie perverse. Ils relèvent la récurrence de ses tactiques sauvages éculées que sont la «harka» (6) (le retournement-trahison des siens), la guerre par procuration, la violence, les coups de force... l'imposture... Qu'en fait sa macrobie dépend uniquement de la manne - dont sont privés les laissés pour compte ? et qui lui est offerte en holocauste par ses serviteurs.

D'autres vont plus loin dans leur examen du système, tout en prêchant dans le même sens. Se basant sur l'histoire coloniale du pays, ils signalent qu'en fait les « oracles » prédisant aux Algériens en quête de leur émancipation qu'ils « reviendraient manger dans le creux de la main de leur maître après trente-deux ans de perdition » étaient savamment inspirés ! En fait ces oracles fourniraient, précisément, la réponse aux questionnements sur le système. La prédiction - attribuée au général De Gaulle ? en se réalisant crûment, constitue la preuve ; pour son accomplissement, l'essentiel a été mis en place durant la colonisation.         

C'est ainsi, font-ils remarquer, si de soi-disant combattants pour la libération de leur patrie, des moudjahidine, se soignent et meurent dans les hôpitaux de Paris, de Grenoble... c'est dans un acte de repentance, d'allégeance, de récompense... et peut-être aussi de dépit, de déchéance. Il faut donc bien admettre avec ces gens, tout à fait sensés, que le système, legs colonial est, tout compte fait, une sorte de cheval de Troie ! Et comme tel, il est concret et parfaitement figurable. Et, en définitive, c'est ce que les insurgés du 22 février devront déboulonner. En même temps qu'il leur faudra éloigner les manitous cachés dans son ventre de tous les centres de décisions, une bonne fois pour toutes!

Mais l'entreprise est-elle facile ?

Pour des experts, pragmatiques, le système ainsi confondu ferait plutôt figure d'une véritable « dépendance» de la cinquième République française. Pour l'étayer, ces analystes rappellent comment son initiateur - qui a «résisté » aux nazis, tapi à l'ombre des murs de Londres - a, pour le défilé de la Victoire, astucieusement remplacé (blanchi) les tirailleurs noirs sénégalais, braves soldats des fronts chauds, par des recrues blanches planquées à son instar dans des abris sûrs durant tout le temps de l'occupation de leur pays. Or, nous assurent-ils, c'est précisément ce stratagème qu'a réédité De Gaulle, à la fin des « évènements d'Algérie » avec le concours de son barbouze Roger Wybot (7) : éclipsant les djounoud de l'intérieur, las de combattre contre les troupes françaises et leurs supplétifs, surarmés, ce fut le défilé, en grande pompe, de l'armée des frontières, à Tlemcen et à Constantine. Sur des chars flambant neufs, les attentistes du clan d'Oujda, bien « encadrés » par les DAF, rentraient, triomphalement, au pays, aux yeux du monde, libéré par eux. La marque de fabrique apparaît évidente, hélas ! Les seigneurs de la guerre, en foulant le sol des martyrs, portaient dans leurs bagages de l'argent, de l'armement et du matériel militaire, mais surtout les mœurs qu'ils ont ignominieusement développées dans leur planque : le fratricide (8). Un trait de caractère fondamental du système sauvage.

L'état-major d'Oujda perpétra aussi une action innommable, dictée par leurs gourous: le démantèlement des ateliers de fabrication d'armes de l'ALN (implantés au Maroc : Tetouan, Bouznika, Mohammedia...).        Les techniciens et leur savoir-faire furent dispersés dans la nature ou, pour certains, reconvertis dans la confection des ustensiles de cuisine (casseroles, passoires...). En agissant de la sorte, la junte faisait avorter l'embryon d'une industrie d'armement conçu judicieusement durant la guerre d'Indépendance ; elle privait la nation des moyens garantissant aux populations leurs libertés fondamentales, leur statut de citoyens patriotes tout en hypothéquant l'avenir du pays, sa sécurité (9). Un autre trait de caractère du système fantoche.

En ne sentant pas cette cuisine concoctée afin de gommer l'ALN digne et fière de ses combattants authentiques, ennemis des opportunistes et de l'Empire, les négociateurs du GPRA étaient bien roulés dans la farine. Évidemment la perpétuation du système constitue le couronnement de la stratégie du général De Gaulle et de son barbouze Roger Wybot ; elle sera pérennisée par ceux qui se réclament les épigones du maître généralissime, tous « sous contrôle » des harkis de Crémieux. (10) Bien évidemment, le système que le « mouvement du 22 février » ambitionne de casser n'est pas apparu à l'improviste ou seulement dans le sillage de la guerre de Libération. Aux premiers signes de velléités d'indépendance, chez nos parents, pour les ramener dans son giron, l'administration coloniale en jeta les fondements de son orientation.     

La pratique ignominieuse de la répression sanglante (manifestations du 8 mai 1948) et la stratégie machiavélique « divise et règne » en furent les panoplies inaugurales. Un autre trait de caractère du système ! Chaque fois que des leaders ont essayé d'instaurer un « dialogue » sur des bases justes, les sectaires de la « France c'est l'Algérie», du « dialogue, c'est la guerre » ont imposé le langage des armes, de la violence, des coups de force. Les assassinats ciblés de Abbane Ramdane, Ben Mhidi, Lotfi... la crise de l'été 1962, le coup de force du 19 juin 1965, le plan Rosier-Etna-Potemkine (révélé par Mohamed Betchine) et ses massacres d'Octobre 1988, la guerre intérieure, contrecoup à la désobéissance civile de l'arrêt du processus électoral de 1991... Le Système réitère à l'identique les mêmes forfaits.    

Comme aujourd'hui il s'agit aussi de revendication de démocratie, de droits humains, au-delà de l'imbroglio qui se corse, nous sommes, bel et bien, renvoyés à l'époque où Messali Hadj, sur la voie de ses pairs (Mahatma Gandhi...) réclamait la liberté. Oui, la mobilisation du peuple depuis le 22 février 2019 est une quête d'émancipation. Voilà pourquoi des mémorialistes défendent l'idée d'une nouvelle épopée, rappellent les manifestations du PPA.         

Voilà pourquoi le système, expert dans l'art de la pollution, fait tout pour empêcher l'émergence de personnes capables de réussir...la transition démocratique et l'instauration d'un État civil. Dès que son ascendant sur les foules devint important, il faut le rappeler, le père du nationalisme algérien se vit affublé en zaïm tyran. La propagande ennemie sapa ses revendications indépendantistes, les tourna en dérision. Sa magnanimité était déformée en vilénie et sa prudence en finasserie.          

L'intox, par l'ancrage dans le crâne de ses jeunes disciples aux tempéraments impatients de l'amalgame entre le refus de la violence et le renoncement à la liberté le fit discréditer à leurs yeux. Notre nation perdait alors un artisan charismatique de son mouvement indépendantiste, lequel se trouva dénaturé en « évènements d'Algérie ». Des centaines de milliers d'innocents furent sacrifiés pour le résultat que nous déplorons aujourd'hui: le règne absolu de la corruption institutionnalisée! Des « icônes » de la « silmya » sont empêchées de haranguer les foules pour les inciter à aller de l'avant, de se mettre à l'unisson des revendications d'une transition effective. A l'ombre du système rien ne pourra émerger !

En « maculant » notre élite de toutes sortes de tares et d'arrière-pensées, comme ce fut le cas avec Hadj Messali, le choix de porte-étendards restera toujours problématique. Si une notabilité tel Taleb Ibrahimi est déclarée « musulman semi-moderne ayant partagé initialement ses convictions xénophobes, intolérantes, misogynes, antisémites et philofascistes...» par le sioniste Alexandre Adler dans sa présentation du « rapport de la CIA de ce que sera le monde en 2020 » (édition Robert Laffont), dans les arcanes des gourous du système quelles étiquettes colle-t-on aux Ahmed Benbitour, Sofiane Djilali, Mohcine Belabbas, Noureddine Boukrouh, Mustapha Bouchachi, Mokrane Aït Labi... (La liste n'est pas exhaustive) ?

A suivre

Notes

1. « En un combat douteux » est un roman de John Steinbeck.

2. Ghachi signifie foule (ja el ghachi, signifie il y a eu foule - au mariage d'un tel par exemple, ou aux funérailles...où à l'occasion d'un évènement...). Dans notre dialecte m'ghachi signifie fourbu. Ghacha'h, il l'a esquinté. Ghachi c'est « le petit peuple » vanné, groggy, avec pour « le petit peuple » le sens donné par le général Rachid Benyellès dans son livre « Dans les arcanes du pouvoir : mémoires (1962-1999) », Editions Barzakh.

3. Rencontre entre Saïd Bouteflika et Toufik le 27 mars 2017 accusés de « Complot contre le commandement militaire et l'Etat ».Témoignage de Khaled Nezzar publié sur le site web ?algériepatriotique.com'...

4. L'expression est de l'ancien chef de gouvernement Sid Ahmed Ghozali : « Les «harkis du système», l'armée politique et la question iranienne », par Kamel Daoud, Le Quotidien d'Oran, 18 octobre 2010.

5. « Le vrai problème du pouvoir en Algérie est avec lui-même, car tout ce qui peut apparaître n'est pas la réalité, parce que celle-ci est dans les coulisses. » Propos d'Andrew Henderson, l'ambassadeur de GB à Alger. (Abed Charef : Transparences ; rubrique Evénement, Le Quotidien d'Oran, lundi 18 février 2008).

6. Harka signifie mouvement ; harki en est dérivé (Wikipédia). Il est intéressant de noter que le hirak ou le harak sont les anagrammes de harka et harki. Il faut leur préférer « Mouvement du 22 février » ou « Intifada citoyenne » (de Kharroubi Habib, Le Quotiden d'Oran du 30 juin 2019), ou « Silmya » (contestation pacifique - sans fabuler sur un prix Nobel de la paix, Paris et Tel Aviv veillent à ce que ça foire). Le Hirak marocain est né en septembre 2016. Celui du Yémen bien avant. Déserteurs de l'armée française (DAF). Wikipedia.

7. Voir l'analyse de la psychanalyste Karima Lazali : « En Algérie, le fratricide structure le pouvoir politique ». Le Point Afrique 29/11/2018.

8. Durant la décennie rouge, l'embargo sur les armes qui frappa l'ANP a montré combien nous étions vulnérables - et nous le restons ! Notre classement parmi les armées « fortes » est purement fantaisiste !

9. Le décret Crémieux de 1870 accorda aux Israélites algériens la citoyenneté française qui en fit ainsi les premiers harkis. Ils couvent dangereusement la nostalgie d'une « Algérie judéo-berbère ». Ils font l'opinion française, la politique, la diplomatie de la Françalgérie...

10. « Syriana », thriller américain réalisé par Stephen Gaghan, sorti en 2005. « Sicario », thriller américain réalisé par Denis Villeneuve, sorti en 2015.