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La compétition entre le français et l'anglais en Algérie : quelques autres éléments du débat

par Belkacem Tayeb-Pacha

Le temps est aux langues en Algérie. Plus précisément, il est à ce débat (combien harassant ce débat !) sur la compétition entre le français et l'anglais comme langues d'enseignement dans les universités algériennes.

Et pourtant, les choses sont claires, pour ceux qui ne sont ni dupes, ni myopes : l'anglais satisfait à deux critères que le français ne peut remplir actuellement : l'évidente facilité de son apprentissage, qui dédramatise notablement son degré de xénité, qui motive les élèves, et son emploi international dans les divers champs de la vie : scientifiques, touristiques, sportifs, économiques, culturels, etc. Oser exposer ou défendre une thèse contraire ne peut se réaliser, à notre sens, que si on accorde plus d'importance au français qu'au devenir de l'Algérie : pourquoi s'entêter à défendre le français comme moyen d'enseignement à l'université, quand on sait que c'est l'anglais qui répond le mieux aux impératifs de la recherche scientifique ? Lorsque même la langue française recourt aux anglicismes (c'est-à-dire à l'anglais !) pour s'imposer dans de nombreux domaines, qu'attendent les Algériens pour remplacer le français par l'anglais ? Ou bien, aurions-nous, quelque part, dans les entrailles, un sérieux problème avec l'altérité ?

Si, à tout le moins, on voudrait hiérarchiser la liberté de choix sur l'utilité de l'anglais et que les Algériens, dans leur totalité, refusent cette langue comme moyen d'enseignement, on pourrait, bien sûr, tourner la page et accepter le français, comme à la fois un moyen de communication et un destin décidé au septième ciel. Mais, à en croire les statistiques, la quasi-totalité des Algériens interrogés opte pour l'anglais, comme objet et moyen d'enseignement : qu'est-ce qui empêche encore que se concrétise ce vieux rêve du peuple algérien ?

Non seulement l'anglais doit être utilisé comme moyen d'enseignement dans l'université, les décideurs ne devraient pas négocier cette utilisation avec les étudiants et les académiciens, comme ils sont en train de le faire. Car, tout bonnement, c'est une question plus que jamais claire : au XXIe siècle et dans notre planète, c'est l'anglais qui peut le mieux servir l'Algérie, indépendamment de toute idéologie. Encore, il ne s'agit pas de remplacer le français par le latin, mais une langue vivante par une langue encore plus vivante !

Et s'il faut la négocier, cette question-là, ce n'est pas seulement dans l'internet, mais aussi dans le parlement, sérieusement, voire urgemment ; maintenant que la science modifie les conceptions du temps et de l'espace, à une allure vertigineuse, notre pays doit pouvoir agir à temps, faute de quoi, il risquerait d'être hors du temps.

Encore, si l'intention des responsables est de faire acquérir la langue cible de la même manière que s'acquiert la langue maternelle, l'anglais doit être enseigné avant le début de l'enseignement formel, c'est-à-dire à la maison et dans les crèches ; il importe de savoir que plus l'enfant se développe neurophysiologiquement, plus il progresse linguistiquement (dans une chronologie décelable à la fois dans le cerveau et le langage). Cet âge critique de l'acquisition des langues -qui doit être impérativement pris en considération par l'État et les parents- n'est pas ignoré des spécialistes : le langage doit être mis en place avant l'âge de sept ans, affirme Dalgalian, un expert en sciences du langage.

Mais, s'agit-il vraiment d'une compétition entre l'anglais et le français ou bien entre l'anglais et le français made in Algeria ? Ne faut-il pas ausculter l'enseignement du français en Algérie, maintenant qu'il est malade, que tout le monde s'en plaint et qu'on s'oppose hystériquement à ce que l'anglais remplace le français à l'université ?

Effectivement, ce FLE (français langue étrangère) enseigné en Algérie, qui occupe injustement la place de l'anglais, et que certain défendent énergiquement, est on ne peut plus médiocre, lacunaire. C'est un français qui renvoie à une mauvaise configuration sociolinguistique, une configuration qui le fait différencier énormément du vrai français, en l'occurrence le FLM (français langue maternelle), alors qu'en réalité, le FLE, le FLM et le FLS (français langue seconde) et les autres modes d'enseignement du français, ne sont pas différents linguistiquement, c'est-à-dire le même français doit être enseigné / appris dans le FLE, le FLM et le FLS, même si chacun d'eux requiert sa propre didactique.

Exactement, en Algérie, on se borgne à enseigner un français phrastique, lacuneux, plus grammaticalisé que communicatif, un français fort ennuyeux, décontextualisé et amputé de la dimension interculturelle (qui est une composante de la compétence communicative) : le vocabulaire, la lecture, la conjugaison, le discours indirect, la passivation, le résumé, etc. Et, comme pour bien algérianiser ce français, on n'enseigne pas la linguistique historique, on ne propose pas la grammaire du sens, (ni même à l'université ! ), les idiotismes sont rarissimes, la typographie est à l'anglo-saxonne, on n'explique pas la raison d'être orthographique des lettres muettes comme le s de «mais» (mais on punit l'élève, quand il omet ces lettres !), on ne pratique jamais la dissertation littéraire, etc.

Comme conséquence de cet enseignement, les élèves, dans leur majorité, utilisent un français très médiocre, à l'oral comme à l'écrit (un français hachuré, incorrect, lacuneux, hésitant, quelquefois ambigu, incompréhensible, etc.), et ne sont pas capables de repérer les enjeux d'un texte et bâtir un discours argumenté.

En somme, si nous nous permettons un néologisme (ne serait-ce que provisoirement pour faire passer l'information), c'est mathématiquement le FLEA (français langue étrangère des Algériens), non le FLE : le plus souvent, l'élève algérien est livré à lui-même ; s'il a un professeur qui sort de l'ordinaire, s'il est un fervent autodidacte ou s'il a chez lui les moyens humains et autres de se former, il pourrait apprendre le français, faute de quoi, il n'y arriverait que par miracle.

Outre ce méli-mélo linguistique, il y a un autre problème non moins grave dans le débat qui nous occupe : l'étrange attitude des défenseurs du français vis-à-vis de l'anglais comme moyen d'enseignement en Algérie. En effet, ceux-ci ne font pas que défendre la pérennité du français en Algérie, mais agissent en même temps comme de fervents détracteurs : au lieu d'argumenter, de relativiser, de contextualiser, d'établir ce qu'ils déclarent et d'utiliser un langage digne d'un intellectuel ou d'un scientifique, ils escamotent stratégiquement l'objet réel du débat, qui est l'utilité de l'anglais à l'université, et choisissent ce qui est le plus facile : dénigrer les arabisants et le processus d'arabisation !

Évidemment, cette manière de fonctionner n'est pas la méthode du savant, qui considère la chose dans son intégralité. De plus, c'est tout à fait contraire à l'éthique et à la déontologie du chercheur scientifique ; celui-ci, contrairement à ces dénigreurs, ne cède pas à ses a priori, n'invente pas des «vérités» mais passe tout au crible de la raison, mène lui-même des enquêtes et apporte des preuves.

Pour clore - si on peut clore un débat pareil ! - il importe de rappeler ce qui suit :

? Qu'il s'agisse d'un conflit socio-politico-linguistique ou d'un autre conflit, les enjeux idéologiques ne doivent pas passer trop avant les enjeux pragmatiques : l'utilisation de l'anglais comme objet et moyen d'enseignement en Algérie est une question sérieuse, qui concerne l'avenir du pays tout entier et ne doit pas être instrumentalisée à des fins politiques et/ou identitaires.

? Les langues du monde devraient être considérées sur le même pied d'égalité, et le français, langue parmi les langues, est à apprécier à sa juste valeur (il est riche, utile et beau mais il n'est pas l'anglais !).

? On peut être tout à fait intellectuellement performant, et ne pas forcément voir quels sont les enjeux d'un débat, d'un texte écrit ou de toute autre chose, si l'on y pas été professionnellement entraîné. Le très talentueux Michel Fournier, qui n'a pas eu son baccalauréat, en est l'un des milliers d'exemples.