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Shakespeare et les organes de réglementation bancaire

par Howard Davies*

LONDRES – Les équipes de surveillance bancaire de la Banque d’Angleterre «doivent lire à présent chaque semaine une documentation équivalant en volume au double de l’œuvre intégrale de Shakespeare.» On doit cette estimation à Huw van Steenis, qui vient de publier un nouveau rapport intitulé «Future of Finance», commandé par Mark Carney, le gouverneur sortant de la Banque.

On pourrait certes se demander ce que l’on entend par « équivalent. » Rares sont les articles réglementaires capables de rivaliser avec la production littéraire du Barde quant à son intemporalité ou son utilisation expressive de la langue : la Banque d’Angleterre les renverrait probablement immédiatement à leurs auteurs si ces derniers étaient capables d’écrire aussi bien. Mais la remarque de van Steenis sur le volume de ces articles est pertinente. Le système de surveillance bancaire est devenu très complexe, avec un risque que la forêt soit entièrement cachée par des milliers d’arbres.

L’équipe qui a produit le rapport a demandé à McKinsey and Company d’évaluer le coût de tous ces rapports aux banques du Royaume-Uni. Leur estimation se chiffre entre 2 et 4,5 milliards de livres (soit entre 2,5 et 5,7 milliards de dollars) par an - ce qui est une fourchette plutôt large, mais même la borne inférieure est un grand nombre, qui a un impact important sur la rentabilité.

Van Steenis soutient qu’une meilleure utilisation de la technologie - regtech - pourrait changer la donne. Les équipes de surveillance bancaire devraient utiliser l’intelligence artificielle et l’apprentissage machine pour interroger les déclarations réglementaires et pour diagnostiquer les risques et les anomalies. Il précise également qu’une grande partie de la complexité trouve son origine dans le chevauchement et parfois dans les priorités divergentes des différents organes de surveillance. Comparé à celui des États-Unis, le système du Royaume-Uni est relativement simple, mais les banques doivent en outre se conformer aux exigences de la Banque d’Angleterre, de la Financial Services Authority, de la Financial Conduct Authority, de la Competition and Markets Authority, du Payment Systems Regulator et de l’Open Banking Implementation Entity. Il n’est pas toujours facile de les concilier.

Le problème est particulièrement grave en matière de paiements, qui, en raison des nouveaux venus - dont Facebook fera peut-être bientôt partie avec sa devise Libra - sont devenus beaucoup plus complexes à surveiller. En conséquence, un certain nombre d’organes de surveillance imposent leurs exigences propres.

Van Steenis plaide en faveur d’une « stratégie conjointe pour améliorer nos infrastructures de paiement et de surveillance » et en faveur d’une approche qu’il décrit comme analogue au contrôle de la circulation aérienne, afin de veiller à ce que des exigences de réglementation différentes n’atterrissent pas sur les banques et sur d’autres, de manière non coordonnée et ingérable. Le gouvernement britannique a répondu positivement à cette idée, mais il ne sera pas facile d’apporter plus de cohérence à une gamme d’organes de surveillance, ayant chacun ses propres obligations légales et ses propres dirigeants politiques. Les contrôleurs du trafic aérien peuvent donner l’ordre à un avion de se mettre en circuit d’attente, comme tous ceux qui ont atterri à Heathrow ces dernières années ne le savent que trop bien. Qui peut ordonner à une réglementation légale de retourner dans son coin pour attendre son tour ? Espérons que les pouvoirs publics peuvent répondre à cette question.

Les passages les plus intéressants de « Future of Finance » portent sur l’évolution en cours des moyens de paiement. Les flux de liquidités sont en déclin dans de nombreux pays, mais les taux d’intérêt diffèrent sensiblement d’un endroit à l’autre. L’utilisation de trésorerie a diminué de plus de 80 % en Suède au cours de la dernière décennie et est à présent en baisse de 10 % par an au Royaume-Uni, bien qu’elle ait à peine évolué en Allemagne. Van Steenis nous avertit que « l’expérience suédoise montre que sans un plan coordonné, le rythme du changement risque d’exclure certains groupes de la société. »

Il témoigne également de son scepticisme à l’égard des cryptomonnaies : « Les crypto-actifs non soutenus par une monnaie ne sont pas une réserve de valeur fiable, sont des intermédiaires d’échange inefficaces et ne font tout simplement pas le poids. » En outre, il ne voit aucune argumentation convaincante en faveur d’une banque centrale de la monnaie numérique, ce qui le met en désaccord avec d’autres interlocuteurs dans le monde des banques centrales, qui peuvent être séduits par certains aspects de cette idée, en particulier celui d’une plus grande marge de manœuvre pour imposer des taux d’intérêt négatifs.

Mais malgré son scepticisme quant à la viabilité des cryptomonnaies, les banquiers ne vont pas trouver un grand réconfort dans la lecture de « Future of Finance. » Il fait remarquer que Ant Financial, que j’ai visité à Shanghai la semaine dernière, est maintenant le plus grand cabinet de services financiers, comptant plus d’un milliard de clients, sans une seule succursale physique. Il y a davantage de paiements par mobiles et sans contact en Chine chaque année - chiffrés à 15,4 mille milliards de dollars - comparé à ce que gèrent Visa et MasterCard. En réponse à ce rapport, la Banque d’Angleterre a annoncé qu’à l’avenir, les prestataires de paiement non bancaires seront autorisés à détenir des comptes productifs d’intérêts à la banque centrale - un privilège autrefois réservé aux banques commerciales.

Tout professionnel de la finance sait qu’une révolution est en cours, menée par une technologie de rupture. Jusqu’à présent, l’ensemble des répercussions pour les fournisseurs et pour les organes de surveillance des finances est loin d’être compris. Le rapport de la Banque d’Angleterre apporte un éclairage précieux sur certains aspects de cette révolution. Il examine la menace envers les flux de revenus principaux des banques traditionnelles dans un monde analogique.

Il est juste de faire face à cette menace et d’éprouver de l’anxiété à ce sujet. Comme Laerte le dit à Ophélie qui entame son badinage avec Hamlet : « Crains-le : la meilleure sureté, c’est la crainte. » Cet avertissement ne figure probablement pas dans la lecture hebdomadaire - longue comme l’œuvre de Shakespeare - des équipes de surveillance de la Banque d’Angleterre. Il devrait peut-être en faire partie.

*Président de la Royal Bank of Scotland