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L'identité algérienne entre le mythe et la réalité

par Mohamed-Nadjib Nini*

Notre belle révolution vient de lever le voile sur une problématique qui mérite qu'on s'y arrête, celle de notre identité, relayée comme par hasard par le sujet d'arabe du baccalauréat et exacerbée par cette intervention, pour le moins sujette à beaucoup d'interrogations, du chef d'état-major sur le port du drapeau amazigh lors des manifestations, intervention qui a fait exploser Facebook avec un incroyable élan de solidarité de la majorité des Algériens autour de la question berbère.

Cet élan de solidarité s'est traduit le jour des manifestations par une volonté de la part des manifestants d'aller au-delà des clivages régionaux et ethniques avec des slogans unificateurs, démontrant si besoin est, qu'au-delà des clivages régionaux, l'identité algérienne est une et indivisible et qu'aujourd'hui, notre seul ennemi, le seul, c'est le système.

Les Algériens ont aujourd'hui compris que la problématique identitaire, que l'identité algérienne ne souffre d'aucune ambiguïté et si ambiguïté il y a, elle est à chercher du côté du pouvoir politique qui a tout fait, depuis l'indépendance à nos jours, pour valoriser l'appartenance arabo-musulmane de la personnalité algérienne, niant au passage son enracinement dans un passé et une culture millénaires. Le discours sur l'identité algérienne est en fait une instrumentation politicienne et idéologique soutenue par une aile du mouvement nationaliste algérien qui, dès l'indépendance, a fait main basse sur le pouvoir. Cette aile du mouvement nationaliste algérien qui ne cachait pas ses sympathies pour l'idéologie arabo-baathistes, a tout fait pour «bannir», n'ayant pas peur du terme, tous les intellectuels de tendance progressiste et moderniste, toute l'élite intellectuelle qui n'épousait pas leurs points de vue. Si à l'origine le nationalisme algérien, en prônant son appartenance à une aire culturelle arabo-musulmane, a réussi à rallier toutes les sensibilités dans sa lutte contre le colonialisme, par la suite la récupération politique de cette appartenance culturelle s'est transformée en une véritable idéologie politique utilisée à des fins de conquête du pouvoir et tournée essentiellement contre les élites modernistes et progressistes.

Certaines élites de cette aille progressiste, malgré leur attachement à la modernité, mais malheureusement par soif du pouvoir, ont largement épousé les thèses dogmatiques développées par les arabo-baathistes, l'exemple le plus criard est celui de la politique d'arabisation à pas forcés qui a sapé les bases même du système d'enseignement et qui fut en grande partie l'œuvre de certains intellectuels qui, sans adhérer pleinement aux thèses développées par les arabo-baathiste, n'en appliquèrent pas moins à la lettre et avec zèle les prescriptions politiques et idéologiques de leurs pourvoyeurs de fonds. Parmi ces prescriptions et non des moindres, l'arabisation totale de l'environnement social y compris bien sûr l'enseignement. Cette politique d'arabisation, sans moyens adéquats et sans réelles perspectives, a fait en sorte que l'esprit critique à la base de tout enseignement a laissé place à un apprentissage sans relief obérant durablement l'épanouissement de la pensée créatrice. A ce titre, le bon sens populaire ne s'est pas trompé en qualifiant les nouveaux initiés de l'école arabo-baathiste d'«illettrés bilingues» tant le niveau de formation a régressé.

Par ailleurs, la lutte effrénée que menèrent les tenants de l'idéologie arabo-baathiste contre le courant moderniste en majorité francophone a fait que tous ceux qui parlent français en Algérie sont devenus suspects et taxés d'appartenir au «parti de la France» (Hizb-França). Quant à la volonté de certains de remplacer le français par l'anglais sous prétexte que l'anglais est une langue plus universelle et même plus scientifique, nous n'aurons certainement eu aucun doute à les croire et à emboîter le pas à leur discours si on n'avait aucune connaissance de leur appartenance politique. Or il se trouve que ce n'est au nom d'aucune quelconque ouverture sur le monde que le remplacement de l'anglais par le français a été préconisé mais uniquement dans le but de contrecarrer les élites francophones. Le drame dans tout ça, c'est que ce qui hier a servi à rallier sert aujourd'hui à diviser au nom d'une sacro-sainte identité arabo-musulmane au demeurant très mal définie, identité qui tend à nier toutes les différences et toutes les richesses qui caractérisent l'identité algérienne et que nous allons essayer de dégager. Pour ce faire, nous allons faire un peu d'histoire pour bien comprendre qui est cet Algérien dont on parle et comment les péripéties de l'histoire et la récupération politique de cette même histoire par amputation de certains de ses aspects ont fini par laisser croire qu'il n'y a en Algérie que des Arabes comme si l'histoire de l'Algérie n'a commencé qu'avec la venue des Arabes, décrit non pas comme des conquérants mais plutôt comme des sauveurs, venus sans violence répandre le message divin de l'Islam. Il est impératif pour nous, pour notre mémoire d'essayer autant que faire se peut de retourner à l'histoire, d'en faire une lecture objective pour bien saisir la réalité des faits historiques culturels et sociopolitiques qui ont contribué à l'élaboration de la personnalité algérienne et de son identité. Car si la venue des Arabes en Afrique du Nord a incontestablement marqué durablement et en profondeur les mœurs et les coutumes des habitants de cette contrée, il n'en demeure pas moins vrai que les Arabes ne sont ni les premiers ni les derniers à avoir «transité» par notre pays et que la conquête arabe de l'Afrique du Nord ne s'est pas du tout faite sans violence et qu'elle a même rencontré une résistance aussi farouche que déterminée.

A ce propos on peut lire chez Charles-André Julien (1952, p.11) qu'«...On oublie facilement au prix de quelles luttes l'orient musulman parvint à recouvrir l'occident berbère». Il ajoute plus loin (p.12) : «On sait que sa résistance fut longue et farouche». Selon Amirouche (ouvrage non daté, p.107), «il aura fallu plus de 150 ans pour venir à bout des berbères (...). Ce fut une conquête particulièrement laborieuse...». Et si par la suite les berbères embrassèrent l'Islam il semble bien, selon le point de vue de Marçais cité par Amirouche (ibid., p.160), point de vue sur lequel s'accordent, selon lui, les chroniques, que ce fut «par intérêt pour échapper aux réquisitions abusives, aux rafles d'esclaves. Selon cet auteur, lorsque le vainqueur et le convertisseur se sont éloignés, ils reviennent à leurs vieilles croyances...» D'ailleurs selon Julien (ibid.) suite à la victoire de Kosaïla sur Okba en 683 à la tête d'une coalition de berbères et de byzantins, les berbères convertis à l'Islam s'empressèrent d'apostasier et ce ne fut pas la dernière fois car selon lui, citant un texte célèbre d'Ibn Khaldoun, ils le firent même assez souvent, jusqu'à 12 fois en 70 ans. Pour Berthier (1951, p.20), «l'Afrique du nord serait devenue automatiquement arabe si les invasions islamiques avaient déferlé dans un pays vide d'hommes. L'Orient aurait ainsi trouvé une magnifique colonie de peuplement, mais c'est le contraire qui est vrai. Selon lui, la Berbérie a opposé à la conquête musulmane la densité de ses habitants et son attachement à de vieilles coutumes qui avaient traversé notamment les deux civilisations carthaginoise et romaine».

Certains historiens vont encore plus loin dans leurs analyses du type racial qui prédominait en Algérie. Ainsi selon Augustin Bernard cité par Berthier (ibid., p.19), «Il n'y a pas d'Arabes dans l'Afrique du Nord, il n'y a que des Berbères à divers degrés d'arabisation (...). La prédominance de la religion musulmane et de la langue arabe qui lui sert de véhicule avait fait croire aux Européens, en particulier à l'époque de la conquête de l'Algérie, que l'Afrique Septentrionale était exclusivement peuplée d'Arabes, mais un examen, même superficiel, suffit pour se convaincre que beaucoup de populations indigènes ne parlent pas l'arabe et le comprennent à peine. Isolées dans les massifs montagneux ou dans les oasis, c'est à dire dans les régions les moins accessibles, elles se sont longtemps dérobées à l'observation scientifique des Européens pour les mêmes causes qui les avaient soustraites à la domination politique des Arabes. On a finalement reconnu, selon Bernard que l'Afrique septentrionale est véritablement une Berbérie où une mince couche arabe repose sur un substratum autochtone à peine modifié».        

Rappelons qu'il y eut deux grandes invasions arabes : une première, au VIIe siècle, œuvre militaire de conquête qui s'est surtout bornée à «installer en Afrique des garnisons et des administrations», sans réellement modifier la trame raciale de la population autochtone; et une seconde invasion au XIè siècle, «véritable migration de tribus avec armes et bagages, femmes et enfants, bêtes et tentes». On avance qu'ils furent près d'un million à venir ainsi coloniser l'Afrique du Nord. Cependant selon Berthier, ce chiffre avancé paraît fort exagéré. D'après lui, on ne peut croire que ces Bédoins venus de la haute Egypte aient pu, au nombre d'un million, traverser le Sahara. Le chiffre de 200 000, retenu par Gautier est plus vraisemblable selon lui. 200 000 qui arrivent dans un pays peuplé d'une dizaine de million de Berbères. Si bien que d'après cet auteur, l'importance de l'apport de sang arabe serait donc dans la proportion de 200 000 à 10 000 000, soit deux centièmes» (p.26).

Du point de vue de Berthier, les Arabes qui peuplent l'Afrique du nord aujourd'hui sont «au point de vue du sang, dans une large mesure, des tribus zénètes arabisées, hypothèse extrêmement probable selon lui». En fait c'est surtout l'Islam qui a le plus contribué à arabiser cette partie de l'Afrique. Mais malgré cette islamisation, il n'en demeure pas moins vrai que toute une panoplie d'usages et de croyances magico-religieux anté islamiques se retrouve encore dans l'ensemble des pays du Maghreb et notamment en Algérie. Ainsi selon Berthier (op.cit., p. 32), «tout le massif de l'Aures, les Kabylies, les monts de Guelma, les hautes plaines du centre du Constantinois sont remplis de pratiques et de rites au-dessus desquels l'Islam n'a déposé qu'un verni (...). Il en est ainsi de certaines pratiques telles que les tatouages imprimés sur le corps (...), croyance aux génies, persistance du culte des saints, aux marabouts, etc., autant de pratiques qui sont souvent parées de formules religieuses musulmanes...»

Quand à l'implantation de la langue arabe dans le pays et malgré la domination arabe, on remarquera qu'on parle encore berbère non seulement dans le massif de l'Aurès jusqu'à Souk-Ahras et même Sedrata. Selon Berthier (ibid., p.32), «la zone berbérophone atteint presque Constantine et dépasse au nord Chateau-d'un-du-Rhumel (l'actuel Chelghoum-L'Aïd). A l'est, cette zone atteint Tébessa (...) pour réapparaître dans les Kabylies (petite et grande) sauf à dire que le centre de la petite Kabylie est arabophone». Selon Berthier la force de la trame raciale berbère est telle en Algérie que l'étude de la population «autochtone» ne doit pas se faire sous le signe de la psychologie arabe, mais sous celui de la psychologie berbère.

A propos du type de population habitant l'Afrique du nord et compte tenu des multiples invasions qu'a connues cette terre, il n'est pas impossible que chaque arrivant ait pu laisser un peu de lui-même. Ainsi on peut dire avec Berthier (ibid., pp.32-33) que «les Carthaginois n'ont pas disparu en corps, après la ruine de Carthage. Ce flot de Romains qui, pendant sept siècles n'a pas cessé d'aborder dans les ports africains, n'a pas repris la mer un beau jour, à l'arrivée des vandales, pour retourner en Italie. Et les Vandales qui étaient venus avec leurs femmes et leurs enfants pour s'établir solidement dans le pays, personne ne nous dit qu'ils n'en soient jamais sortis. Les Byzantins aussi ont dû laisser plus d'un de leurs soldats dans les forteresses bâties par Salomon avec les débris des monuments antiques». Selon Berthier (op.cit, p.33), «de tout cela, il n'est rien resté que des berbères, tout s'est absorbé en eux». Il ajoute fort à propos d'ailleurs : «je ne sais si l'anthropologie, en étudiant la couleur de leur peau ou la conformation de leur corps, distinguera jamais chez eux les descendants de ces divers peuples disparus ; mais dans leurs idées, leurs habitudes, leurs croyances, leur façon de penser, de vivre, il n'y a plus rien du Punique, rien du Romain, rien du Vandale ; c'est le berbère seul qui a surnagé».

Pour Boissier (1895, pp.314-315), «Il y avait donc, dans cette race, un mélange de qualités contraires qu'aucune autre n'a réuni au même degré ; elle paraissait se livrer et ne se donnait pas entièrement ; elle s'accommodait de la façon de vivre des autres, et au fond gardait la sienne ; en un mot, elle était peu résistante et très persistante».

On peut lire également à propos de l'origine réelle du peuple algérien dans un article paru dans le quotidien El-Watan du dimanche 15 septembre 1996, signé Z. Y., que «l'Algérie d'aujourd'hui a réussi le tour de force de digérer tous les intrants humains et culturels qui se sont succédé sur son sol. C'est ainsi que le phénicien a été berbérisé, le romain numidisé, le Vandale hawwarisé, le byzantin lawwatisé, l'arabe algérianisé. Selon l'auteur de cet article, à aucune phase de cette formation, l'allogène n'a fini par se substituer à l'autochtone et encore moins à le diluer. Cet autochtone qui n'est autre que le barbari quel que soit l'ensemble tribal auquel il se rattache. Qu'il fut judaïsé, christianisé ou islamisé, le Berbéro-Algérien n'a pas perdu son essence...». Selon ce chercheur, « tous les textes grecs, latins et arabes attestent la résistance de cet «acteur de l'histoire du Maghreb» aux différentes vagues de pénétration. Le paradoxe, selon lui, c'est que ce sont justement les auteurs du Moyen-Age musulman qui affirment l'identité berbère des peuples maghrébins. Ainsi par exemple dans sa géographie du monde, Ibn-Hawkal consacre tout un développement relatif aux habitants de ce pays. Les Barbars. De même quatre siècles plus tard, Ibn-Khaldoun, dans ses Ibars, qui traitent de l'histoire des grands ensembles humains musulmans, consacre aux Barbars deux volumes, détaillant leurs ramifications et, surtout, les pouvoirs qu'ils ont fondés des Rustumides aux Hafsides, consacrant leur prééminence tant démographique que socio-économique et politique».

Il semble bien établi que l'apport arabe en termes de population n'a pas été important au point de changer radicalement la trame raciale des habitants de l'Afrique du nord. En fait, l'apport essentiel des Arabes, apport qui explique leur persistance en Afrique du Nord, c'est d'abord leur venue tardive par rapport aux civilisations qui les ont précédés, ensuite, et c'est là l'apport fondamental, l'Islamisation des populations. C'est donc surtout par la religion que les Arabes se sont le plus implantés en Afrique du nord, par la religion et aussi par la langue arabe, langue du message coranique qui explique la propagation de l'utilisation de la langue arabe dans la région. Enfin par la durée de leur présence qui a beaucoup contribué à l'assimilation de la culture arabo-musulmane par les populations berbères. En effet les arabes sont restés en Afrique du Nord du VIIe siècle jusqu'au XVIe siècle. Ensuite ils furent relayé par les Turcs, qui n'ont fait que perpétuer en fait les traditions arabo-musulmanes dont ils étaient en quelque sorte les dépositaires et ce jusqu'à l'avènement de la conquête française au XIXe siècle. Cependant, malgré cette longue présence arabe en Afrique du nord, leur apport civilisationnel, mis à part la religion, reste pour ainsi dire insignifiant comparativement à ce qu'on peut observer au sud de l'Espagne, c'est à dire l'ex Andalousie ou au Moyen Orient (Bagdad notamment). Ainsi, l'Algérie a pour ainsi dire totalement méconnu certains aspects de la grande civilisation arabo-musulmane comme l'architecture, la philosophie, l'astronomie ou la médecine.

Selon Berthier (op.cit.., pp.27-29), «Cette civilisation a eu deux centres de floraison ; Bagdad à l'Est, l'Espagne à l'Ouest (...). L'Afrique du Nord ne fut en fait qu'une voie de passage. Quelques villes servirent de relais ; Alexandrie, Kairouan, Tunis, Tlemcen, Fez, Marrakech qui groupèrent autour de leurs mosquées de nombreuses et puissantes merderas. Mais c'est l'Espagne, d'après Berthier, qui accueillit avec le plus d'avidité ce riche apport de culture. Cordoue et Tolède répondirent à Bagdad, surtout Tolède qui apparaît alors comme la grande ville de la Renaissance du XIIe siècle. C'est par Tolède, selon Berthier, que les universités françaises, anglaises et italiennes connurent pour la première fois les œuvres d'Alkindi, Alfarabi, Alghazzali, Avicenne, Avenpace, Abrilacei et Averoés, mais aussi à travers eux Aristote, Platon, Thémistius, Alexandre d'Aphrodise, Hippocrate, Galien, Euclide, Ptolémée, etc. De Tolède, la vieille civilisation musulmane prit trois directions principales ; Montpellier pour la Médecine, Oxford pour les Sciences, Paris pour la philosophie. La Berbérie n'a pour ainsi dire pas contribué à ce mouvement. Si l'on peut citer les écoles d'astronomie de Tanger et de Fez, on ne trouve alors en Afrique du Nord ni un grand poète, ni un grand philosophe, ni un grand mathématicien, ni un grand médecin. L'historien Ibn-Khaldoun est une exception... (Berthier, op.cit.).

En fait l'apport civilisationnel le plus notable reste, comme l'écrit Agéron (op.cit., p.3), «? l'action décisive de l'Islam mis au niveau affectif des masses par des sociétés mystiques, (confréries) et par une aristocratie de personnages religieux, marabouts et chorfâ (descendants du prophète)». Selon Agéron (1964), «ce sont ces sociétés et ces familles qui transmirent leurs noms et qui ont constamment islamisé et peu à peu arabisé le pays berbère. A l'Algérie, longtemps pays de mission musulmane, nous dit Agéron, ces sociétés forgèrent une personnalité incontestablement orientale».

Ceci étant posé et quoi que l'on puisse dire, depuis l'indépendance à nos jours, le fait berbère a toujours été nié. La dimension berbère de la personnalité algérienne n'a été reconnue que très tardivement. En trente ans d'indépendance, c'est l'aile arabo-baathiste qui a toujours imposé ses points de vue au détriment du courant moderniste et laïcisant en faisant l'impasse sur cette dimension de la personnalité algérienne. Cependant, malgré la reconnaissance tardive de la dimension berbère de l'Algérie, nous sommes toujours confrontés, encore aujourd'hui, à cet enfermement de l'identité dans des présupposés identitaires comme si l'algérienneté ne peut être qu'en référence à ceux-ci en l'occurrence, l'arabité, l'islamité et la berbérité. Alors, suffit-il de décréter qu'on est algériens, musulmans et berbères pour qu'on le devienne automatiquement ? On ne peut objectivement construire une identité en l'imposant. L'identité est une dynamique, une structure complexe qui puise son essence dans plusieurs facteurs à la fois individuels et sociaux. Elle se forge tout au long de l'existence de l'individu. Elle est une expérience indicible, un sentiment ineffable qui ne se prête à aucune manipulation. Aussi, il ne suffit pas de décréter que l'Algérien est arabe, musulman et berbère pour qu'il le soit automatiquement. On ne peut raisonnablement imposer des schèmes identitaires à des individus si ses schèmes ne sont pas réellement opératoires culturellement parlant. Aussi, si on dit à l'Algérien tu es arabe encore faut-il qu'il puisse vivre cette arabité quotidiennement. De même si on doit lui dire tu es musulman il faut qu'il puisse expérimenter dans son environnement quotidien cette dimension spirituelle de sa personnalité. Quant à sa berbérité, il ne suffit pas de reconnaître aujourd'hui publiquement cette dimension pour qu'elle soit acceptée et assimilée naturellement par tous surtout après l'avoir combattue, refoulée et même dévalorisée pendant trente ans d'exercice d'un pouvoir absolu dans lequel la dimension arabo-islamiste était la seule dimension valorisée sous le prétexte de la sacro-sainte unité nationale et par peur des particularismes. La berbérité étant considérée justement, non pas comme une dimension de la personnalité, mais plutôt comme un particularisme susceptible de diviser cette unité apparente du système. Si donc on ne peut imposer aux individus d'être selon des présupposés identitaires préétablis, comment, au-delà de ces trois dimensions peut-on définir l'identité algérienne.

Si l'on s'en tient au discours officiel, l'identité de l'Algérien ne peut être définie qu'en référence à cette triple dimension : arabité, islamité, berbérité. Cependant on l'a vu, l'histoire de l'Algérie ne commence pas avec l'arrivée des Arabes et si les Arabes ont pu durablement marquer l'Afrique du nord c'est surtout par le biais de l'Islam. Par ailleurs la durée de leur présence en Afrique du Nord relayés par les Turcs eux aussi musulmans a pu donner le temps aux populations d'Afrique du nord de s'assimiler durablement à la culture Arabe et à intérioriser l'Islam à tel point qu'il est devenu le principal facteur d'unité et surtout le fondement même de l'identité nationale. Mais être musulman suppose-t-il automatiquement que l'on soit arabe ? Si la religion en tant que facteur constitutif de l'identité nationale algérienne est indéniable, l'arabité de l'algérien est historiquement une hypothèse hautement improbable. En fait cette arabité doit être considérée, comme le fait Guilhaume, plus comme une «représentation» que comme un «ethnonyme», fondée plus sur des considérations d'ordre linguistiques que sur des considérations raciales.

Si donc on doit parler d'arabité du peuple algérien, c'est d'abord en référence à sa religion, c'est à dire l'Islam, ensuite à sa langue, l'arabe, qui est aussi la langue de la révélation du message coranique, d'où par ailleurs la nécessité de fonder cette identité algérienne sur l'arabité. Ainsi, du fait que l'Islam a été révélé dans la langue arabe, le fait d'être musulman implique de fait l'arabité de ceux qui adhèrent à cette religion et donc aussi la nécessité de fonder par ailleurs cette identité sur la langue. On comprend dès lors comment, à partir d'une identification à une appartenance religieuse, on en est venu à s'identifier à toute une civilisation au point d'identifier la naissance de la nation algérienne avec la venue des Arabes. Si tel est le cas, que devient l'élément berbère ?

Concernant la berbérité du peuple algérien, cette dernière a toujours été combattue, refoulée et parfois même manipulée (Ouerdane, 1993) comme ça a été le cas à l'époque du colonialisme français et sa politique du «diviser pour régner». En effet, c'est le colonisateur français qui a tout fait, en se basant sur un facteur linguistique, pour créer un «mythe berbère» opposant les Arabes réfractaires à la civilisation occidentale aux Kabyles plus ouverts et plus réceptifs à la modernité. Le «mythe berbère» a donc volontairement entretenu cette dualité opposant l'image globalement négative de l'Arabe à celle plus positif et plus rassurante du Kabyle. Si à l'époque coloniale les Français se sont servis du mythe berbère dans le but de diviser pour mieux asseoir leur domination, chez les nationalistes algériens, cette dimension berbère a tout le temps été passée sous silence par peur des divisions que le colonisateur français a su habilement introduire au sein de la population algérienne entre Arabes et Kabyles. Cette peur du particularisme kabyle, susceptible de porter atteinte à l'unité nationale, n'a en fait jamais été abandonnée même après l'indépendance. Et ce n'est que trente ans plus tard que les tabous sont finalement tombés, mais à quel prix ?

En fait c'est l'arabo-islamisme qui s'est toujours imposé comme référent identitaire au peuple algérien. Arabo-islamisme qui puise sa force dans la foi inébranlable du peuple algérien en la religion musulmane, foi qui a toujours été mobilisatrice et unificatrice et qui a permis aux Arabo-Islamistes, en jouant sur cette sensibilité particulière du peuple algérien, de s'imposer, favorisés par ailleurs par des manœuvres politiciennes et par une méfiance irraisonnée à l'encontre de l'élite intellectuelle francisée. C'est le discours arabo-islamiste, s'inspirant du courant panarabiste baâthiste, qui a le plus contribué à imposer l'arabité au détriment de la berbérité. L'aile arabo-islamiste du mouvement nationaliste algérien qui s'est imposée au lendemain de l'indépendance a tout fait pour arabiser totalement l'environnement social et culturel du peuple algérien en décrétant que le peuple algérien est de par sa confession, sa langue et sa culture, un peuple arabe mettant par là même sous le boisseau tout un passé millénaire qui puise sa richesse au delà de l'arrivée des Arabes en Afrique du Nord.

On peut lire chez Ouerdane (op.cit., p.175) à propos de cette arabisation par décret de l'Algérie post-coloniale : «Ayant éliminé toute velléité d'opposition, le régime a tout fait pour répandre dans toute d'Algérie l'idéologie officielle en insistant sur la supériorité de l'arabe classique et de la culture arabo-musulmane sur la culture algérienne véhiculée essentiellement par l'arabe algérien et le berbère». Selon Ouerdane (ibid., p.175), l'un des rares intellectuels à s'être prononcé contre cette arabisation forcée est l'écrivain Kateb Yacine qui dénonça ce plaidoyer en écrivant «On continue, au nom d'une arabisation démagogique, à assommer le peuple avec une langue classique qu'il ne parle pas». Et pour expliquer l'absence de réactions autres que celle de Kateb Yacine, face à cette politique d'arabisation démagogique, Ouerdane écrit (ibid., p.175) : «Dans ce contexte, affirmer ou revendiquer la réalité berbère, c'est s'exposer d'être taxé de «contre-révolutionnaire», «réactionnaire», «nostalgique du colonialisme», «ennemi de l'unité nationale» (...), accusations suivies d'arrestations arbitraires et parfois de tortures». C'est ainsi que finalement les deux langues véritablement maternelles furent totalement niées et remplacées par l'arabe classique.

On ne peut nier que la langue est un indicateur important de l'identité collective ou sociale, un symbole de l'appartenance de groupe. Or il se trouve qu'en Algérie l'arabe classique n'est pas la langue maternelle. Les langues maternelles parlées réellement en Algérie sont l'arabe algérien ou dialectal et le berbère. On peut de ce fait dire que ce sont ces deux parlers qui sont, du point de vue de l'identité, les véritables indicateurs de celle-ci. Aussi, décréter l'arabité du peuple algérien sous prétexte qu'il parle arabe, alors que l'arabe dont il est question ici n'est même pas sa langue maternelle, n'est pas le véhicule de sa mémoire collective, ne peut en aucun cas favoriser l'émergence d'une identité assumée, car l'identité ne se décrète pas sur ordonnances.

Si le peuple algérien a pleinement intériorisé et assumé l'Islam, s'il a fait sienne cette grande religion, il reste que son arabité n'est pas du tout un fait avéré. Et si on doit malgré tout parler d'arabité du peuple algérien, celle-ci relève plutôt d'une identification fondée plus sur la religion que sur un quelconque facteur ethnique, car l'origine réelle du peuple algérien est plutôt berbère qu'arabe comme l'écrivait Abbes en réaction à une déclaration faite par Ben-Bella à Tunis le 14 Avril 1962 dans laquelle il a répété par trois fois nous sommes des Arabes : «Cette profession de foi n'est qu'à moitié vraie. Historiquement, nous sommes des Berbères chez qui le sang berbère prédomine. D'ailleurs c'est notre foi qui importe et non la race à laquelle nous appartenons» (Ouerdane op.cit., p.112).

Si donc on ne peut contester l'islamité du peuple algérien ainsi que sa berbérité, il reste que son arabité relève plus d'une démarche politique et idéologique que d'une aspiration profonde née d'une identification pleinement assumée par tous les acteurs du corps social. Nous avons vu qu'il y a en Algérie une véritable politique d'arabisation, politique à pas forcés imposée par des personnalités dont l'appartenance au courant panarabiste et baâthiste est clairement affichée. En fait cette politique d'arabisation est beaucoup plus une lutte pour le pouvoir qu'un désir réel de retour aux sources. On peut lire d'ailleurs chez Caire (1992, p.78) à propos de cette lutte pour le pouvoir que : «l'arabisation de l'enseignement, outre la mutation à long terme des systèmes de valeurs en résultant, a entraîné à plus court terme entre enseignants arabophones et francophones des relations d'autant plus difficiles qu'elle recouvrait aussi des problèmes de génération et de lutte pour les places et pour le pouvoir».

Cette lutte pour le pouvoir ne date pas d'aujourd'hui, on peut même affirmer qu'elle remonte au tout début de l'action politique en Algérie et qu'elle existait au sein même du mouvement nationaliste algérien opposant nationalistes arabo-musulmans et nationalistes modernistes et surtout laïcs pour la plupart francisés. Cette lutte s'est soldée au lendemain de l'indépendance par la victoire de l'aile arabo-islamiste panarabiste et baâthiste. On comprend dès lors que le principal souci des tenants de cette idéologie était l'arabisation totale et coûte que coûte de l'Algérie. Arabisation dont l'objectif est comme le souligne Caire «le changement des valeurs» par l'imposition de valeurs puisées dans la culture arabo-musulmane ce qui permettrait à cette frange du pouvoir de gagner à long terme l'adhésion des masses à leur discours panarabiste-islamiste et ainsi asseoir leur pouvoir définitivement par l'exclusion, non seulement politique, mais aussi culturelle de cette aile moderniste et laïque. Toute la question est de savoir si cette politique d'imposition de schèmes identitaires puisés ailleurs que dans notre culture, cette greffe pour ainsi dire a vraiment réussi ?

Selon Camilléri (1990, p.15), «l'identité imposée équivaut à une sorte d'aliénation de soi, car les groupes sociaux ne peuvent prendre conscience de leur identité à partir de ce qu'ils possèdent, mais par ce dont ils ont été privés. L'identité aliénée n'est qu'une illusion d'identité car elle entraîne le repli sur soi, la marginalité, la non-perception des contradictions et des rapports de pouvoir. Pour Camilléri se référant à certaines recherches sociologiques, il y a identité et non plus aliénation quand il y a une prise de conscience active de l'identité à partir de conflits qui sont le propre de toute société dotée d'historicité. De cette façon, pour qu'un groupe ou un individu devienne un acteur de l'histoire de sa société, il doit cesser d'accepter l'identité que lui assigne son système...».

L'accès à son histoire, à une histoire démystifiée, démythifiée et désacralisée est une condition sine qua non pour l'exercice d'une identité libre et assumée. Or il se trouve malheureusement que des pans entiers de l'histoire de l'Algérie sont occultés est remplacés par des constructions historiques mythiques. A propos de cette occultation du passé historique de l'Algérie on peu lire justement chez Z. Y. (op.cit.) qu'«il y a une véritable occultation du patrimoine identitaire historique, patrimoine que l'on retrouve affirmé par ailleurs selon lui, dans toutes les sources et notamment le patrimoine matériel plusieurs fois millénaire incrusté sur le sol algérien, patrimoine de tout un peuple qui n'a jamais laissé son pays «bien vacant», ayant bien au contraire intégré les greffons humains et culturels divers. Z. Y. attribue cette occultation du patrimoine identitaire historique de l'Algérie à deux causes historiques. La première cause responsable de cette «amnésie» remonte à la période turque et le pouvoir daylical, quant à la seconde elle est reliée au comportement idéologique de la colonisation. Pour ce qui concerne la période turque, du XVIe siècle à 1830, l'Algérie aurait vécu, selon ce chercheur, une véritable catastrophe intellectuelle. En effet selon lui, aucun centre de rayonnement universitaire et culturel centralisateur et cristallisateur ne peut être relié à cette période. De même aucune production littéraire ou historique digne de ce nom ne peut être citée si bien que l'une des causes profondes de la défaite en 1830 se ramène à cette «catastrophe». Quant à la période coloniale française, la colonisation a développé, selon ce chercheur, une sorte de jacobinisme latino-chrétien «dominateur et agressif, niant l'existence de l'Algérie en tant qu'entité historique. Ce «Jacobinisme» réducteur généra à son tout un «contre-jacobinisme» simplificateur fondé sur le fait arabe et le fait islamique (...). C'est ainsi qu'à la latinité-chrétieneté on opposa l'arabite-islamité.

Cependant, selon Z. Y., si ce «contre-jacobinisme» était justifié durant la lutte de libération, il se trouve qu'il n'a malheureusement pas été révisé sur des bases objectives et scientifiques après 1962. L'école algérienne s'est peu soucié de donner une culture historique de base réellement nationale à l'élève ; elle a même négligé la mise au point d'une conception objective et scientifique de l'histoire nationale : l'élève n'appréhende pas, à travers les programmes, les processus de fondation, de formation, d'évolution de l'Algérie, son pays, sa nation. Bref il ne voit pas, il ne «sent» pas l'Algérie dans ce qui lui est dispensé comme enseignement.

Si la race, la langue, l'affinité religieuse, la géographie sont des constituants important de la nation, il est tout aussi vrai comme le dit Renan (1882) que ces facteurs ne suffisent pas à eux seuls à créer une nation ou à permettre l'émergence d'une identité. En effet, le fondement d'une nation est essentiellement d'ordre effectif et intellectuel. Il faut comme le dit Z. Y. que l'élève, dans l'histoire de son pays qui lui est enseignée puisse non seulement «voir» son Algérie, sa nation mais qu'il puisse surtout «la sentir». Il faut qu'il puisse acquérir le sentiment d'être un Algérien, d'appartenir à une nation algérienne qui plonge ses racines dans une histoire millénaire.

Aujourd'hui encore, la langue continue à être considérée non pas comme un outil de savoir mais bien plus comme un cheval de Troie pour pénétrer et occuper la place. Le pouvoir algérien s'est servi de la langue et ce depuis l'indépendance non pas à des fins de savoirs et encore moins à des fins identitaires en l'occurrence le retour à cette identité hypothétique et idéalisée hautement improbable qui est l'identité arabe. Le seul objectif du pouvoir algérien, et ce depuis l'indépendance, est son maintien coûte que coûte. Même si pour ce faire il devait nier et gommer l'existence de toute une nation et faire taire toute velléité d'émancipation et toute tentative d'affirmation identitaire autre que celle qu'il a décrété.

Ceci dit, il faut bien se rendre à l'évidence : on ne peut indéfiniment mentir à la face de l'histoire, la vérité finit toujours par nous rattraper et c'est ainsi qu'aujourd'hui, une nation algérienne vient de naître riche de ses différences et enracinée dans une culture millénaire. Il faut que l'on comprenne une bonne fois pour toutes que ce qui nous unit est notre algérienneté, notre appartenance à une terre commune, à une histoire commune et à un destin commun. Alors contentons-nous d'être tout simplement des Algériens et fiers de l'être et attelons nous à bâtir ensemble cette nouvelle Algérie, une Algérie plurielle, l'Algérie de tous les Algériens.

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*Université Constantine2 -Abdelhamid Mehri