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Le mode de gouvernance du président déchu ressortit-il de la psychiatrie ou de la trahison ?

par Mourad Benachenhou

«Hypocrite» est un adjectif de la langue française dont les linguistes déclarent que son étymologie remonte au verbe grec ancien «hupokrinomai» qui veut dire «parler sous un masque», et qui était réservé originellement aux dialogues des acteurs de théâtre sacré de la Grèce antique, dont les représentations étaient interdites aux femmes et aux esclaves, et dont les acteurs, tous des hommes, portaient des masques, leur permettant de jouer plusieurs rôles et de personnifier les femmes, le cas échéant.

Tout le monde porte un masque et joue un rôle

Par définition, et sans nuance morale aucune, le terme qualifie toute expression verbale ou autre par lequel son auteur cache ses vraies motivations, ses intentions intimes, ses convictions profondes, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Le qualificatif en lui-même est originellement descriptif et n'a rien de péjoratif, mais indique que, tels les acteurs du théâtre antique, les gens, en général, dans leurs interactions sociales, portent un masque virtuel et jouent un rôle qu'ils se sont choisi ou qui leur est imposé, et qui les amène, ou les force à montrer un visage et proférer des mots qui ne correspondent pas toujours à ce qu'ils sont ou à ce qu'ils pensent ou veulent faire.

En politique l'hypocrisie est une exigence professionnelle

Dans ce sens, il n'y pas de situation ou le terme «hypocrite» s'applique mieux que dans le domaine politique, bien que les relations sociales, en général, soient régulées par des pratiques verbales ou gestuelles qui enferment la personne dans un rituel qu'elle est tenue de suivre si elle veut être acceptée comme membre statutaire de son groupe social, qu'il soit familial ou professionnel. Tout le monde est «fonctionnement» hypocrite, par définition, et l'hypocrisie garantit la stabilité et la paix sociale et inter-individuelle.

De tous les groupes sociaux, l'homme politique, qui a l'ambition de participer à cette grande responsabilité qu'est la gestion des affaires communes de la société, est celui qui est le plus «hypocrite» du fait même de sa profession. Son objectif est de prendre appui sur une masse de personnes aussi importante que possible.

Poussé par l'ambition et la soif du pouvoir, vaniteux par définition, il sait, intuitivement, que cet objectif est particulièrement compliqué à atteindre, car il a affaire à une multitude d'individus, dont chacun a ses propres vues du monde, ses propres besoins, ses propres problèmes journaliers, et ses propres solutions pour les dépasser. Cette diversité individuelle est difficile à coalescer en un regroupement de « partisans », disposés à aider le politicien à satisfaire son ambition. Il sait que chacune de ses paroles, chacun de ses gestes, est jugé par ses auditeurs sur la base de grilles d'analyse inconnues de lui. Il doit donc, par tâtonnement, trouver un langage et des thèmes communs au groupe auquel il s'adresse; et dans la recherche de ces thèmes, il est guidé plus par le pragmatisme que par ses convictions profondes. Donc, il a tendance à éviter les sujets qui pourraient paraître controversés au groupe visé et donc contre-productifs. Il restera, en général, vague sur les sujets les plus importants et développera avec intensité les sujets qui résonnent bien dans les esprits de ses futurs soutiens. Il «surfera», selon l'expression populaire, sur tous les sujets sensibles, et fera preuve d'une grande éloquence dans les thèmes dont il sait qu'ils sont populaires.

Son objectif n'est ni d'être sincère, ni d'être vrai, mais d'élargir au maximum sa base populaire, quitte à faire exactement, s'il réussit à prendre les rênes du pouvoir, le contraire de ce qu'il a exprimé ou promis dans la phase où il cherche à se créer cette base, et à donner de lui une image dans laquelle se retrouve un nombre maximum de personnes.

Une scène politique encombrée d'hypocrites

La scène politique algérienne actuelle est encombrée «d'hypocrites» qui, hier collaborateurs serviles du régime en voie de disparition, arborent un masque de virginité morale et politique, et vont jusqu'à corriger leur parcours en faisant croire qu'en fait, même au sommet de la hiérarchie du système, ils en étaient des opposants «farouches.» Bref, ils auraient été «hirakien» avant même que le hirak ne naisse. Ce sont, en fait, des «févriériens» qui prennent le train en marche, tels les fameux «Marsiens» qui se sont trouvés des âmes de «moujahid» prêts à donner leur vie pour la nation, mais ayant choisi prudemment de proclamer leur militantisme nationaliste après le cessez-le-feu du 19 mars 1962. Ils crachent dans la soupe qu'ils ont mangée à pleine louche, après s'être bien servis et avoir bien servi.

Bouteflika, le parfait «homme politique»

On peut dire, après ce bref développement que l'ex-président de la République a poussé l'hypocrisie politique, pour ne pas dire la duplicité, à ses extrêmes.

Il s'est donné une réputation de tiers-mondiste, d'avocat éloquent de la cause des pays les plus pauvres, de chantre du socialisme «spécifiquement algérien», d'ennemi de l'économie de bazar, de pourfendeur de l'incompétence, de combattant du nationalisme pur et dur, de matamore anti-corruption, de légaliste constitutionnel, etc. etc. Bref, il s'est construit une image d'un homme d'Etat capable d'instaurer finalement, et après des décennies d'approximation et de tragédies sanglantes, un Etat de droit dans lequel la nation algérienne pourrait enfin se retrouver comme communauté partageant la même histoire, la même culture, la même langue, etc. Une nation sûre d'elle-même, regroupée autour des mêmes symboles, que ce soit le drapeau national, la narration historique, les fêtes nationales, ou d'autres plus subtils, et moins visibles.

Une pratique politique en opposition totale avec les proclamations de principe

L'évolution des vingt dernières années où il a régné sans partage prouve qu'il n'a été fidèle à aucun des idéaux qu'il prétendait incarner et pour la réalisation desquels il s'est engagé quand il a pris en charge les destinées du pays.

Il s'est présenté comme un homme de «gauche,» selon la classification traditionnelle. Il s'est révélé un homme d'extrême droite, méprisant son peuple et vénérant les puissants.

On l'a imaginé homme d'Etat, il s'est avéré homme exclusivement porté à tout faire pour garder le pouvoir et l'exercer dans la solitude.

On se figurait qu'il ferait évoluer le système politique du pays vers plus de participation populaire. Il a ramené le pays à l'ère du pouvoir unique et unilatéral précédant la révolte populaire d'Octobre 1988.

On l'a cru nationaliste. Sa politique étrangère, dans tous ses aspects, a prouvé qu'il s'est plié totalement et sans réserves aux intérêts des puissances du moment.

Il s'est donné l'image d'un homme décidé à éradiquer la corruption. On sait qu'il a tout fait pour qu'elle se répande, telle une pandémie, dans tous les rouages de l'administration et qu'elle touche toutes les couches sociales.

On le pensait décidé à développer le potentiel de production nationale, représenté par la qualité de la population algérienne, et la diversité des ressources naturelles du pays. Il n'a rien épargné pour rendre notre pays encore plus prisonnier de la mono-production des hydrocarbures et de la rente qui en est tirée.

Au lieu de faire avancer le pays dans le rang des nations, Bouteflika a tout fait, au cours des vingt années de son règne sans partage, pour réduire sa dimension internationale, et accroître donc sa vulnérabilité face aux multiples menaces qui planent sur elle.

On laissera aux psychiatres, aux moralistes, comme aux experts du droit constitutionnel et/ou du droit pénal de déterminer si son mode de gouvernance et ses conséquences désastreuses sur la nation algérienne peuvent être considérés comme ressortissant de l'acte de trahison, ou comme les reflets d'une personnalité déséquilibrée, dont le traitement ressortit de la psychiatrie. La question est simplement posée ici, car y répondre est une tâche trop sérieuse pour être traitée à la légère. Vaut-il la peine de chercher à y répondre ? La réponse à cette question mérite d'être creusée, car elle permettrait la mise en place de mécanismes constitutionnels de filtrage des candidats au poste suprême, et de contrôle de la fonction présidentielle afin que l'histoire ne se répète pas.

En conclusion, Boutefika a disparu dans les circonstances que l'on sait de la scène politique, mais l'Algérie qu'il a laissée à ses successeurs effectifs ou potentiels, est loin d'être au bout du chemin du redressement. La tourmente qui secoue le pays actuellement est une phase particulièrement dangereuse, car elle a non seulement mis à nu les impérities de la gouvernance bouteflikienne, mais également aiguisé les appétits de ceux, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays, ont pour seul intérêt et unique objectif de le plonger dans le chaos, au nom de principes auxquels ils ne croient pas, mais qui sont utiles à brandir dans cette période de crise.

Il faudra beaucoup de temps et d'efforts pour que le pays tourne définitivement la page du règne de Bouteflika, le plus fourbe, le plus incompétent, le plus mauvais des chefs d'Etat qui se sont succédé depuis l'indépendance, quels que soient, par ailleurs, les reproches qu'on puisse leur faire !

Reste à savoir si le mode de gouvernance qu'il a mis en œuvre ressortit de la psychiatrie ou d'une volonté délibérée de nuire à la nation algérienne et de la trahir au profit de puissances étrangères, et si, tirant les leçons de la dérive bouteflikienne, il ne serait pas indispensable de prévoir des mécanismes constitutionnels permettant d'éviter une répétition de cette dérive.