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Crise politique: Opération «déminage» et concessions ?

par Ghania Oukazi

Pendant qu'il leur déblaie le terrain politique, les opposants aux Bouteflika concèdent au chef d'état-major de l'ANP le maintien de Abdelkader Bensalah à son poste de chef de l'Etat contre un départ immédiat de Bedoui et de son gouvernement.

L'ordre du général de corps d'armée à l'autorité judiciaire de faire vite en matière de lutte contre la corruption est exécuté à la lettre et d'une manière rapide. Les dernières 72 heures ont été fortement marquées par des comparutions et des incarcérations assez particulières. Ce sont deux ex-Premiers ministres, un ministre et des hommes d'affaires, un général à la retraite qui ont comparu devant des juges d'instruction pour être incarcérés à la prison d'El Harrach. Les choses sont allées très vite. Ceux qui étaient ses alliés de taille dans un passé très récent, à l'exemple de Abdelmalek Sellal, sont devenus ses prisonniers en quelques heures d'interrogatoire. Ils sont bien détenus à la prison d'El Harrach depuis mercredi pour Ouyahia et depuis jeudi pour Sellal et Benyounès. L'on n'oublie pas que le chef d'état-major a mis sous sa main de fer les généraux Toufik et Tartag ainsi que Saïd Bouteflika depuis leur incarcération à la prison militaire de Blida. Ahmed Gaïd Salah dirige depuis quelque temps tambour battant une opération dénommée « déminage » pour se débarrasser des «bombes» que l'Etat profond a, selon ses propos, semé au niveau de toutes les hautes institutions.

Le Haut Commandement de l'armée s'est intronisé pouvoir absolu en l'espace «d'une heure» et a décidé depuis de mettre hors état de nuire tous ceux qui pourraient le déstabiliser un tant soit peu. «L'heure» est ce temps compté entre la divulgation du fameux vrai faux communiqué qui faisait état en mars dernier du limogeage du général de corps d'armée et la décision de ce dernier d'abattre la carte de l'éviction immédiate du président Bouteflika. « Ça s'est joué en l'espace d'une heure», disaient des responsables intrigués par la rapidité avec laquelle a agi Gaïd Salah.

Le goût amer de la trahison à la nation

Une fois l'ordre militaire intimé, l'autorité judiciaire a agi avec une célérité qui contredit malheureusement le traitement qu'elle a l'habitude de faire traîner en longueur de milliers d'affaires de justiciables qui réclament juste leurs droits les plus basiques.

En quelques jours, et en plein Ramadhan, les comparutions de hauts responsables devant répondre d'ignobles faits de corruption ont défié la chronique. Faits qui ont besoin d'un temps assez long pour être cernés. Mais l'on sait cependant que les pouvoirs se sont toujours «tenus» les uns les autres par des «dossiers» les impliquant tous d'une manière ou d'une autre dans une gouvernance de prédation et de dilapidation des biens et ressources de la collectivité nationale. Gaïd Salah en sait beaucoup pour avoir été l'un des symboles de l'ère Bouteflika dans ses forts moments de gloire.

A ceux qui ont mis ces derniers temps sa tête dans la balance, il a vite fait de démontrer que ses ennemis sont les leurs. « Et ce n'est pas encore fini », soutiennent des sources qui lui sont proches à propos des opérations de « déminage » qu'il veut mener. Des observateurs parlent d'une liste de 1.000 responsables qu'il doit faire déférer devant les tribunaux. Le général à la retraite Ghediri n'en a pas échappé.

Au-delà de la présomption d'innocence qui est d'abord un préalable moral pour tout accusé, l'arrivée à la prison d'El Harrach de Ouyahia, Sellal, Benyounès et autres dans des paniers à salade laisse un goût amer de trahison à la nation. Ces responsables se sont adressés pendant longtemps à l'opinion publique qui avec le mot pour rire, qui avec une arrogance et une suffisance défiant le diable, pour affirmer qu'ils prenaient soin du pays et de son peuple. Bien que de grands doutes en leur bonne foi ont toujours plané, leur participation « présumée » dans la descente aux enfers du pays provoque un sentiment de honte, de rancœur, de rancune, de désespoir et de regrets. Cette roublardise qu'ils ont érigée en mode de gouvernance brise les esprits les plus téméraires de ceux qui veulent croire en un avenir national sain. D'autant que l'on sent que le plus dur est à venir en l'absence d'hommes politiques racés capables de construire réellement un Etat de droit. Il est clair surtout que le mal n'a pas été produit par les Bouteflika seuls mais c'est un label algérien qui a marqué toutes les gouvernances qui se sont succédé depuis l'indépendance. L'ancien chef de cabinet de Ouyahia, Chaabane Zerouk en a rappelé une des périodes pourries. « La corruption n'a pas commencé avec Bouteflika, elle était déjà au temps de Zeroual où Mohamed Betchine faisait la pluie et le beau temps» disait-il à l'écran d'un média privé. Il n'est pas le seul à évoquer le sale temps où Betchine avait, Chaabane Zerouk le confirme, obligé Ouyahia alors chef du gouvernement à faire incarcérer des centaines de cadres dont la majorité a été reconnue innocente après plusieurs années de détention. Mohamed Betchine était le bras droit de Liamine Zeroual alors président de la République.

L'histoire d'une gouvernance corrompue et corruptible

Des responsables à l'époque de cette chasse aux sorcières témoignent que «Me Miloud Brahimi en avait pleuré parce qu'il s'était trouvé dans l'impossibilité de faire quoi que ce soit». Ils affirment que pour tenter de convaincre le président Zeroual de mettre un terme à cette mascarade, il a demandé à son frère Lakhdar Brahimi qui était en poste aux Nations Unies de venir le voir. « La justice est indépendante», a répondu, selon eux, Zeroual à Lakhdar Brahimi dans une audience qu'il lui avait accordée. A cette même époque, de lourds crédits avaient été octroyés à des hauts responsables civils et militaires contre aucune garantie. Le changement des responsables des banques publiques opéré par Ouyahia en février 96 sur injonction de Betchine, un mois et demi après qu'il a remplacé Mokdad Sifi à la chefferie du gouvernement, a servi à vider les caisses de l'Etat alors que le pays était en plein ajustement structurel imposé par le FMI.

L'histoire retient que les parcours des gouvernants sont en général jonchés de faits exécrables dont les conséquences sont quasiment indélébiles. De l'oligarchie militaire ou le règne et l'impunité des hauts gradés (police militaire en particulier) dans les années 80, à la mafia politico-financière ou l'Algérie des généraux, leurs relais ou prête-noms et leurs containers dans les années 90, à la issaba (bande) aujourd'hui, le pouvoir n'en finit pas d'exceller en matière de truanderie.

Tout en faisant actionner la justice pour décapiter les voyous qui ont gouverné le pays, Gaïd Salah déblaie en même temps le terrain politique. Désormais, Ouyahia, Sellal, Benyounès et autres acteurs et/ou financiers de la classe politique sont finis. Ceci, même si la défense de Sellal et Ouyahia peut défier les juges et demander leur libération dès la fin de la période de détention préventive légale en raison de l'inexistence d'une juridiction spécialisée pour les juger.

Des voix s'élèvent pour que le chef d'état-major débarrasse le FLN de Mohamed Djemai qui tient actuellement l'APN en laisse parce que Bouchareb refuse de quitter le perchoir parlementaire. En attendant de trancher ce bras de fer, la demande de concession que le chef d'état-major de l'ANP a fait il y a une quinzaine de jours, vient d'être cautionnée par les politiques. Les opposants aux Bouteflika ont accepté le maintien de Bensalah à la présidence de la République mais lui impose le départ de Bedoui et de son gouvernement. La réponse du général de corps d'armée est attendue ces jours-ci. Jusque-là, il aura gagné toutes les batailles politiques sous couvert du respect du cadre constitutionnel et des missions de protection du pays par l'armée. Peu importe pour lui de faire remplacer un 1er ministre sans aucune prérogative. L'essentiel est que la présidence de la République soit gardée par un homme qui lui est fidèle. Aujourd'hui, la société civile va débattre d'une sortie de crise «consensuelle» en examinant deux dynamiques contradictoires. Même si les modérateurs seront issus du milieu des personnalités politiques, au nom de l'opposition, Abdallah Djaballah a déjà tranché en acceptant le principe de dialoguer sous la présidence de Abdelkader Bensalah.