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La révolution «hirakienne» : un parcours d'obstacles

par Kebdi Rabah

De n'avoir rien gagné n'implique pas qu'il faut continuer à perdre, et c'est quand on n'a rien que l'on ne peut se passer d'espoir.

Les vendredis se succèdent sans que le statuquo n'altère la détermination du hirak, et pour cause, elle est le pendant de la crainte de voir s'évaporer tous les espoirs d'une Algérie nouvelle. La perspective cauchemardesque que le monstre continue à tisser sa toile et referme définitivement la page ouverte le 22 février est suffisante pour exhorter à battre le pavé chaque semaine un peu plus. Ce n'est pas une forfanterie dominicale, ni la manifestation exagérée d'un sentiment de détresse comme cela arrive lors d'une appréhension incontrôlée devant un danger imminent. Non ! C'est le poids d'un fardeau historique, d'une mission initiée et portée par un souffle quasi prophétique, pour un changement radical, qui est arrimée à la semelle et au fond de chaque gorge «hirakiste» ! On pourrait même ajouter que pour cela le souci se doit d'être là, compagnon vigilant non seulement pour tonifier la revendication, mais aussi parce que la scène exsude les relents d'un champ de bataille complexe et indécis. Dans ces cas la crainte est salvatrice. La rue parle à la casquette. Dialogue de sourds sur un fond d'échiquier, car autant la demande est claire dans ses principes autant la réponse de la caserne est aux antipodes : un embrouillamini difficile à décrypter pour pouvoir anticiper son issue.

Certains s'interrogent qui dans ce bras de fer entre la persévérance et l'obstination tiendra ? Les duels à fleurets mouchetés ne sont pas d'un pronostic aisé et tout observateur honnête ne peut qu'être circonspect. Aujourd'hui encore rien n'est évident quand bien même une morale légitimaire, l'inclination pour les justes causes, la confiance en le peuple et la justice immanente, inciteraient à pronostiquer la victoire du bien sur le mal. Faut-il encore comprendre qu'il s'agit là d'un optimisme de bon aloi qui, certes, peut servir de carburant pour la conduite du mouvement à une heureuse destination, mais sous condition de ne pas s'appuyer dessus aveuglément en se propulsant dans l'inconnu. Car s'agissant d'un saut ayant quelques caractéristiques du saut périlleux, il est indispensable de se prémunir contre la mauvaise chute. Elle pourrait être fatale si on n'y prend grade et il y a de multiples raisons à cela : en l'occurrence ces obstacles que sont l'entêtement et la ruse du système, la fragilité économique du pays et l'attitude des pays «amis» qui nous veulent du bien.

D'abord le Système : c'est le pre-mier obstacle et pas des moindres, car il n'est pas né de la dernière pluie et il y a chez lui une volonté manifeste de ne pas céder sur l'essentiel, c'est-à-dire le transfert de souveraineté, vu essentiellement comme délestage de la gestion de la rente. Depuis des décennies il a eu tout le temps nécessaire pour peaufiner ses défenses immunitaires afin de se prémunir contre les inévitables crises cycliques dont il sait qu'elles ne manqueraient pas de se présenter un jour. Les expériences acquises ne manquent pas même si personne n'a encore fait de bilan rétrospectif pour savoir comment il s'était joué du Mouvement Culturel Berbère de 1981, de la révolte d'octobre 1988, du mouvement des Arrush de 2001. Partisan de la carotte et du bâton, il a fondé ses assises sur ces deux fléaux que sont la corruption et la violence auxquelles il a adjoint la ruse et la félonie. Aujourd'hui son venin est si ancré dans le tissu sociétal qu'il a fallu attendre deux générations, grâce au renouvellement biologique de la population avec l'émergence d'une jeunesse non corrodée, pour aboutir à ce qu'un soulèvement ait assez d'ampleur pour bousculer, essayer de faire table rase de l'ordre établi.

Pour la première fois il se retrouve devant une situation inédite, face à un adversaire qui ne parle pas le même langage, qui lui oppose «silmia», la clairvoyance, les réseaux sociaux et une masse incommensurable. Ce n'est plus une crise comme il en a l'habitude de voir, mais une véritable révolution qui lui est étrangère. Comme devant tout tsunami, instinctivement on se réfugie sur les hauteur, aussi a-t-il choisi cette forteresse qu'est la Constitution pensant qu'elle est inexpugnable, puisque conçue sur mesure, verrouillée pour que rien ne puisse perturber la pérennité du système, quitte à se débarrasser du Régime si nécessaire (article 102). Dans une récente contribution à «Le Quotidien d'Oran du 9 courant» j'attirais l'attention sur la nécessité de distinguer Système et Régime. Nous voilà confortés dans l'analyse à voir comment le premier tente de se débarrasser du second avec toutes les apparences d'une lutte clanique, l'avantage revenant pour le moment à celui qui le premier a dégainé. Certains pensent que cette lutte sert à distraire la rue, d'autres à régler les comptes. Peu importe, la césure a bien eu lieu. Quel que soit le motif, la rue parait consciente et se dit qu'en aucun cas elle n'a à se préoccuper de cela, l'essentiel pour elle étant de s'en tenir à ses revendications de base et de n'accepter de les défendre que sur le terrain politique. La Constitution étant une véritable toile d'araignée, elle a peur de s'y retrouver tel un insecte à se débattre avant d'être dévoré tout cru. Aussi, autant de la Constitution que du personnel politique qui a servi corps et âme le système dans toutes ses dérives, le hirak s'en démarque, s'en éloigne comme d'un champ de mines (personnel politique au sens de symboles du système à ne pas confondre avec la totalité des cadres de la nation). Il sait qu'il se doit de rester impérativement mobilisé en se concentrant sur une transition.

L'armée est un élément incontournable de cette transition, elle doit l'accompagner, mais il n'est pas dans son intérêt de la conduire. Ceci est du domaine du possible, car nonobstant les intérêts étroits d'une minorité, pour l'essentiel, l'institution renferme en son sein assez d'intelligence, d'intégrité et de sagesse pour comprendre une fois pour toutes que le temps où elle intronisait les présidents est à jamais révolu. L'histoire lui offre l'occasion de se conformer à son rôle selon la Constitution en sortant, réellement et pour la première fois, de la politique, la tête haute et par la grande porte. Cela doit se faire dans le calme et la négociation avec la société civile, partant du préalable de déboucher à très court terme sur la rupture avec l'ancienne façon de faire de la politique. En tant qu'institution populaire elle ne s'en portera que mieux et l'Algérie lui sera éternellement reconnaissante comme elle l'est à l'endroit de l'ALN. C'est en faisant faire au pays un tel saut qualitatif qu'elle confortera sa place en tant que sa digne héritière. Nul doute qu'avec le temps elle finira par comprendre qu'en assurant la défense du peuple elle n'en est que sa servante et que s'enfermer dans une forteresse «assiégée» par des dizaines de millions de citoyens n'est pas salvateur. Ce n'est donc point à son honneur de s'entêter à fuir la solution politique en se réfugiant derrière une Constitution obsolète, car ce n'est ni plus ni moins qu'une façon d'opposer une fin de non-recevoir à une volonté populaire clairement exprimée et d'aller à une impasse dangereuse et nocive pour tous. L'argument constitutionnel ne tient pas la route.

A qui peut-on faire croire aujourd'hui que l'Algérie dispose d'une Constitution reflétant la volonté du peuple ? Un document illégitime car «voté» avec toutes les tares des urnes bourrées, amendé par un parlement devenu chambres d'enregistrement, violé par le président lui-même, ne peut s'appeler Constitution. Un document, qui ne laisse aucun espace d'exercice du pouvoir qui ne soit sous la haute main du président de la République, faisant de lui un empereur en puissance, ne peut s'appeler Constitution sinon comme formalisme pour voiler une forfaiture. Ceci sans compter la voix des Algériens, véritables référendums hebdomadaires, pour en finir avec un faire-valoir constitutionnel. D'ailleurs en la situation exceptionnelle actuelle, le pays peut se passer de Constitution, il ne sera pas le seul et ce ne sera pas la première fois au demeurant. Il peut se passer aussi des deux chambres d'enregistrement et du conseil constitutionnel, c'est autant d'économie sur les salaires mirobolants distribués inutilement. L'Algérie a un corpus juridictionnel de codes, de lois, d'ordonnances étoffés et assez d'hommes intègres et compétents pour relever le défi au pied-levé et éviter l'effondrement. Il faut souhaiter que l'impossibilité matérielle d'aller à l'élection de juillet soit le coup d'envoi à un processus de rapprochement des points de vue. L'état-major pourra faire le premier pas, car il n'aura pas le sentiment de se déjuger en sortant de la Constitution du fait d'être, de facto, devant un vide constitutionnel.

Il y a ensuite la situation économique : l'économie nationale, on le sait, est fragile. A voir les comptes de la nation, nombre de clignotants sont au rouge et les grands équilibres ne sont que déséquilibres. Rentière et mono-exportatrice, elle est sensible au moindre frémissement des cours des hydrocarbures sur lesquels elle n'a aucune emprise. Pour un pays qui importe à peu près tout et surtout l'essentiel de sa nourriture et de sa médication, il y a là plus qu'un sujet d'inquiétude. De plus, depuis quelques mois, défiant les règles prudentielles élémentaires elle s'est lancée sans garde-fous dans l'émission d'une fausse monnaie qui ne dit pas son nom, saupoudrée qu'elle est du pseudo «financement non conventionnel». Recette admissible pour les pays producteurs pouvant relancer l'économie par la demande, elle ne l'est point pour les rentiers. L'Algérie ne produisant qu'une faible valeur ajoutée, les avances de la Banque d'Algérie au Trésor, 6500 milliards de dinars à ce jour, soit près de 30% du PIB, ne seront pas remboursées. Et pour cause, elles iront pour l'essentiel dans le fonctionnement, dans la consommation non productive, entraînant une inflation dont les premiers effets sont déjà très visibles, et ce n'est pas le chiffre de la statistique officielle qui contredira la parole du couffin de la ménagère ! Une économie dépendante, extravertie, ne brillant pas par son intégration et ses agrégats économiques ne peut se permettre en plus une instabilité institutionnelle sur une longue période.

Dans son état actuel de vulnérabilité, elle a un besoin vital du partenaire étranger dans un climat social apaisé qui donne autant de visibilité à celui-ci que de crédibilité à celui-là. L'une et l'autre n'allant pas sans stabilité et encore moins sans confiance. Le monde des affaires est ainsi fait que sans ces deux conditions rien ne bouge. Outre les engagements pris que l'on ne pourra respecter, si la situation vire au vinaigre le moins qu'on puisse dire est qu'il n'attire point les mouches. Les investissements (IDE) iront ailleurs, sans compter le marché des hydrocarbures, très concurrencé, qui peut nous jouer quelques sales tours, car un client perdu ne se regagne pas aisément, surtout sur le marché du gaz. Ce n'est pas de manque d'argent dont souffre l'Algérie. Celui-ci est bien caché par manque de confiance en l'Etat, ou expatrié. Nul doute que si le hirak réussit, il fera renaître l'espoir et trouvera les moyens juridiques et politiques de récupérer au moins une partie de ce qui a été détourné. C'est dire qu'un wait and see ne peut durer, il est porteur de graves dangers potentiels dont savent profiter ceux qui sont en embuscade pour tirer les marrons du feu. Pour ne citer qu'un exemple, les négociations en cours entre Total et Anadarko pour le rachat des actifs de celle-ci par celle-là doivent nous inciter à plus de vigilance, car il y va de la mainmise sur nos hydrocarbures. De plus, nombre de chamboulements de par le monde, qui ont versé dans la violence, ont commencé par des crises économiques aiguës, souvent suscitées, pour justifier par la suite l'autoritarisme comme panacée. Pour le pouvoir actuel autant que pour le peuple qui demande son départ, il est impératif que la solution soit trouvée le plus tôt possible, dans un climat apaisé, stable, une conjoncture économique favorable qui offre une certaine largesse dans le choix des moyens tant il est vrai que les chances de réussite d'une politique de transition dépendent du socle économique sur lequel elle repose. Pour le moment et cela fait déjà trois mois que chacun regarde et touille la marmite à sa façon. C'est un acquis qu'elle soit sur le feu en train de mijoter, encore faudrait-il éviter de la laisser cramer.

Il y a enfin les amis qui nous veulent du bien : est-il nécessaire de rappeler que l'une des raisons qui nous a valu d'être envahis en juillet 1830 est à chercher non du côté de l'éventail du Dey Hussein mais de celui de ses coffres qui regorgeaient de doublons, de sequins et autres merveilles sonnantes et trébuchantes ? Sans parler de sa position géostratégique dont la maîtrise est hautement convoitée, l'Algérie d'aujourd'hui est encore et toujours aussi aguichante si non plus, riche de son sol, de son sous-sol, de son ciel et même de ses réserves de change en devises et en or. Ce qu'est devenu le trésor d'El Kadhafi devrait inciter les tenants du pouvoir à plus de circonspection. Que représentent les intérêts de leur caste face au destin d'un peuple, d'une nation ? Les descendants des prédateurs du dix-neuvième siècle sont encore là. Plus aguerris même. Se souvenir que c'est auprès d'eux que la plupart des dictatures du tiers-monde ont trouvé leurs appuis et que certains gouvernements démocratiquement élus ont été renversés par ces chantres de la démocratie. Se souvenir aussi que c'est auprès d'eux que le Régime a essayé, au lendemain du 22 février, de se trouver une bouée de sauvetage en agitant le risque terroriste et l'envahissement de l'Europe s'il venait à disparaître.

Se souvenir enfin que les amis qui nous veulent du bien se sont renforcés entre temps en nombre et en moyens d'intervention, sous-traitant même certaines de leurs basses œuvres auprès de ceux que certains Algériens en quête de fratrie appellent pompeusement nos «frères» d'Orient. «Frères» monarchiques dont l'existence, le mode de vie et la raison d'être, sont antinomiques avec la notion même de démocratie. C'est dire combien serait dérangeante pour eux une expérience démocratique réussie dans un pays dit arabe. Leurs ombres planent comme des vautours surveillant l'agonie et le trépas de leur future charogne à laquelle ils n'hésiteront pas à donner le coup de grâce le moment venu. Bien sûr, ce ne sera pas sous couvert de mission civilisatrice, c'est ringard et éculé. Non, il y a mieux et plus soft : ce sera au nom de l'ingérence humanitaire et des droits de l'homme. Il faut dire que depuis l'époque où le général Giap a traité l'impérialisme de mauvais élève, celui-ci a eu le temps de refaire ses classes, réviser ses cours et combler ses lacunes. C'est désormais dans un néo-libéralisme mondialisant, ayant entre les mains les nouvelles technologies de pointe et les cordons de la bourse du fait de la financiarisation de l'économie mondiale, qu'il affûte ses nouvelles armes, agissant de préférence à distance en s'appuyant sur les «faux drapeaux» et les relais locaux. Si nous ne trouvons pas la solution nous-mêmes, d'autres nous en imposeront une à leur goût.

Assurément le hirak est une révolution de par son ampleur et la noblesse de ce qui le fonde, il est un rempart mais il se doit impérativement de surveiller ses accotements, être maître de sa trajectoire et ne compter que sur lui-même. Il doit méditer cette sentence du congrès de la Soummam lorsqu'il énonçait que la Révolution algérienne n'est inféodée ni au Caire ni Londres, ni Moscou, ni Washington. Hélas, ce que craignaient Abbane et ses compagnons a fini par se produire. Il faut aussi capitaliser les expériences survenues ailleurs et surtout se souvenir que la victoire de 1962 a été volée au peuple par une puissance venue de l'extérieur. Puissance sans doute téléguidée, s'appuyant sur des hommes liges de la révolution qui ont fait passer l'accomplissement de leur destin personnel et de leurs étroites ambitions avant l'intérêt de la Nation. Nous en payons encore les frais et ce serait un comble que l'histoire en vienne à se répéter.