Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le Hirak, un sursaut populaire nationaliste

par Mourad Benachenhou

La crise actuelle a révélé non seulement la turpitude du système politique qui a dominé le pays depuis l'indépendance, mais également l'incompétence de la classe politique algérienne, toutes tendances confondues, des soutiens institutionnels au pouvoir en place, en passant par les «électrons libres» qui peuplent la scène politique, sans oublier les «opposants professionnels ».

Une élite nationaliste anticoloniale peu nombreuse, mais de grande qualité intellectuelle, morale et politique

L'Algérie a connu le colonialisme, autrement plus efficace et plus retors dans sa politique de rationnement, de déculturation, d'asservissement et de répression de la mince classe de lettrés qu'il a laissée émerger au cours de ses quelque cent trente-deux ans de domination sans frein. Pourtant, cela n'a pas empêché l'apparition de personnalités culturelles et politiques, dont les idées et l'action ont fini par mobiliser tout le peuple algérien, - alors dans sa majorité écrasante réduit à l'analphabétisme et condamné à une misère matérielle, intellectuelle et morale difficile à imaginer maintenant, - dans une guerre sans merci contre l'oppression coloniale de la cinquième puissance militaire mondiale, membre de la plus massive alliance armée de l'histoire de l'humanité. Toutes les manœuvres, toutes les ruses, toutes les manipulations, toute la violence, toute la barbarie, toute l'impitoyabilité, toute la puissance de feu mobilisées par cette superpuissance n'ont réussi ni à décourager cette mince élite, ni a casser la volonté du peuple algérien de se débarrasser de l'arbitraire colonial.

Le populisme, une étape nécessaire dictée par la déchéance du peuple algérien sous domination coloniale

Beaucoup de la nouvelle élite critiquent le « populisme» qui a caractérisé le système politique obsolète maintenant. Mais, hélas ! Malgré leur érudition, ils font table rase des effets de la domination coloniale sur la société algérienne et de l'héritage que cette domination a laissé aux dirigeants du pays à l'indépendance ; ils ignorent ou feignent d'ignorer que le système colonial n'a pas laissé de choix de société autre que l'asservissement dans la misère et l'ignorance, aux « populations indigènes » qu'il a voulu transformer en addition de poussières sans âme.

Il ne s'agit nullement de réduire les responsabilités des dirigeants du pays après l'indépendance, mais simplement de rappeler que le système colonial a instauré et entretenu un système politique administré exclusivement au profit de la minorité étrangère, et où les « indigènes » étaient traités comme des êtres marginaux, sans autre droit que celui de survivre au gré de la volonté et des critères de cette minorité. Le populisme a été une conséquence directe de l'état social et culturel de la population algérienne à l'indépendance. Ce populisme a perdu maintenant de son utilité historique et doit faire partie du passé, car, qu'on le reconnaisse ou non, cette indépendance a permis une élévation du niveau matériel et intellectuel du peuple algérien, niveau auquel il n'aurait jamais pu même rêvé, si la puissance coloniale avait réussi à imposer la continuation de sa présence.

Le colonialisme sioniste, une copie conforme du système colonial de peuplement instauré en Algérie

Il n'y avait pas un brin d'humanisme dans le système colonial, c'est là une vérité qui ne doit jamais être oubliée. Certains nostalgiques de ce système le retrouvent, avec délections, et en font même un titre de gloire et une source de revenus dans la colonie de peuplement internationale d'Israël, cette « démocratie coloniale » qui est devenue leur lieu de pèlerinage de prédilection et même la source de leur inspiration, un voyage initiatique de retour au passé, à une caricature, poussée à l'extrême de l'Algérie coloniale, caricature qu'ils glorifient au nom du « rejet de l'anti-sémitisme », expression synonyme actuelle du droit sacré au crime contre l'humanité et au génocide pour les adhérents fanatiques d'une certaine religion.

Une élite «d'ouvriers spécialisés»

Les choses ont changé depuis l'indépendance. Le niveau intellectuel du peuple algérien s'est élevé grâce à la politique d'éducation généralisée suivie depuis l'indépendance, et qui, malgré ses faiblesses trop souvent mises en relief par des analystes sans pitié et biaisés dans leurs vues, a permis la création d'une élite dont les membres se comptent par millions et qui constitue une capacité de réflexion et de changement formidable.

Il faut reconnaître que nombre de membres de cette nouvelle classe, issue des milieux les plus défavorisés de la population algérienne qui, ne n'oublions pas, regroupaient, au temps de la période coloniale, la majorité des familles algériennes, ont organisé leur vie plus autour de la jouissance des biens matériels qu'offrent les diplômes universitaires qu'autour du militantisme politique, toutes tendances confondues, à l'exception d'une frange minoritaire.

Certes, le régime politique régnant a, pendant longtemps, tout fait pour étouffer le moindre signe de dissidence de cette nouvelle élite, et pour la domestiquer, en la faisant participer aux oripeaux du pouvoir politique et à la distribution de la rente, sous une forme ou une autre.

Cependant, cet asservissement de l'élite n'est pas suffisant pour expliquer la situation actuelle où les évènements politiques ont pris une tournure inattendue, dans laquelle cette mince élite activiste apparaît, malgré son activisme, comme totalement détachée des réalités politiques nationales et incapable de retrouver son chemin dans ce nouveau paysage politique, dont l'émergence a été spontanée et qui a jailli du fin fond de l'essence du peuple algérien.

Au lieu d'être à la pointe de ce mouvement, et de trouver les idées et les mots permettant de le canaliser au profit d'un projet de société en rupture avec le passé, voici que cette élite est condamnée à suivre, à distance, des évènements dont même le sens lui échappe. Et quand un membre de cette élite s'exprime, ce n'est pas en des termes politiques qui prennent en charge les revendications profondes du Hirak, mais en des termes techniques qui reflètent sa spécialité : droit constitutionnel, économie, etc. On lui demande des messages politiques, mais cette élite se contente de se vanter de ses connaissances et de ses exploits techniques dans tel ou tel domaine qu'elle maîtrise, et pour lequel elle est certifiée par des diplômes universitaires officiels et dont l'authenticité ne saurait être mise en cause. La société peut être comparée à une machine. Mais elle est plus que cela, de même que l'être humain ne se distingue pas des autres animaux seulement par ses organes et sa forme. Il y a des limites à l'efficacité de la boîte à outils dont est muni par sa formation et son expérience le « spécialiste » pour changer la société.

Le Hirak n'est pas une entreprise économique à la recherche de managers ou de techniciens

Hélas ! Le Hirak n'est pas une entreprise économique à la recherche de «cadres spécialisés» ou de «managers». C'est un mouvement populaire à la recherche de leader, et le leadership n'est pas une affaire de diplômes ou de spécialité, quoique cela puisse aider le leader à mieux exercer son leadership !

Et c'est là le grand malentendu entre le Hirak et cette élite ! Et ce malentendu continue, parce que cette élite n'a pas encore compris de quoi il retourne dans ce vaste mouvement populaire. Pourtant, ce n'est pas faute pour les médias tant légers que lourds, publics ou privés, de n'avoir pas consacré une couverture suffisante aux déclarations et aux activités de cette élite. Ces médias ont même été jusqu'à tenter d'imposer tel ou tel membre de cette élite comme candidat potentiel à la direction du pays, à titre individuel, ou dans le cadre d'une présidence collective éventuelle. Cependant, cette tentative n'a pas donné les résultats attendus, car les manifestations n'ont pas particulièrement montré d'intérêt à être manipulés par ceux qu'ils considèrent, à juste titre, comme n'ayant pas les qualités de leadership nécessaires pour assurer la réussite de leur mouvement.

Cette élite, pourtant massivement présente dans les médias, et qui se manifeste à longueur de pages de publications nationales ou régionales, par toutes sortes d'analyses « pointues », révélant la profondeur de sa culture politique et de son ouverture sur le monde contemporain, n'a, jusqu'à présent, pas réussi à attirer foule autour d'elle.

Le Hirak entame son quatrième mois, mais, étrangement, cette élite en semble totalement absente, bien qu'elle s'agite et fasse preuve d'une très grande inventivité dans ses propositions de sortie de crise, tellement nombreuses qu'on pourrait leur consacrer une encyclopédie entière.

Le problème avec toutes ces analyses, ces propositions, ces initiatives jaillissant de tous les côtés, fort intelligentes, bien rédigées, bien assises, cohérentes et dignes du plus grand intérêt, c'est qu'elles sont toutes fondées sur une analyse totalement « à côté de la plaque » des revendications du Hirak.

Car toutes se fondent sur deux idées centrales, toutes aussi limitées l'une que l'autre : la première est que ce que demanderaient les hirakistes, serait simplement et exclusivement un système de gouvernance plus transparent des ressources du pays, la seconde est que tout le problème de l'Algérie serait d'essence strictement institutionnelle.

Donc, suivant les analyses qui transparaissent à travers les différentes propositions de sortie de crise, les Algériennes et Algériens réclameraient des dirigeants plus honnêtes, respectueux des lois du pays et un système constitutionnel qui garantisse cette élévation du niveau de moralité de ces dirigeants, et absolument rien d'autre.

Il y a, évidemment, un élément de revendication de meilleure gouvernance et d'un édifice constitutionnel en cohérence avec cet objectif. Mais, ce n'est pas cela l'essentiel.

Et c'est parce que les revendications du Hirak, revues et corrigées par l'élite politique et intellectuelle - qui s'agite par une présence médiatique sans lien avec son influence parmi la population -, sont réduites à des sujets de caractère technocratique, portant sur des réformes de type juridique ou économique, que cette élite n'arrive pas à influer le mouvement populaire.

La présence massive du drapeau national, un message clair et sans ambiguïté

Mais les revendications populaires vont au-delà de ces aspects techniques, certes importants, et faciles à satisfaire.

Ce que les Algériennes et Algériens veulent, c'est le droit d'être fiers de leur pays et de leur Nation. Ils ont l'impression que les dirigeants de ce pays ont fait trop bon marché de leur droit à se réclamer avec orgueil de leur nationalité algérienne, acquise par le sang et la souffrance. Ce droit a été bafoué par l'excès d'accent mis par les autorités publiques sur l'amélioration du niveau de consommation, sur l'extension des infrastructures, mais pas assez sur le renforcement de la Nation algérienne, par le retour aux sources historiques qui distinguent le peuple algérien des autres peuples de la région comme du monde. L'homme ne vit pas seulement du pain. Or, on a effectivement donné en abondance du pain aux Algériennes et Algériens, mais, en même temps, on a peu à peu érodé leur personnalité par un excès d'ouverture sur le monde extérieur, et une incitation à copier, sans réfléchir, les langues et les modes de vie et de pensée extérieurs.

Au point où l'élite n'a, semble-t-il, comme autre ambitions que de transformer les Algériennes et Algériens et copies conformes des modèles venus de l'étranger, et plus particulièrement, ceux imposés par l'excessive présence culturelle de l'ex-puissance coloniale, encouragée par l'ex-président de la République, assez rusé pour accéder au pouvoir suprême, mais pas assez cultivé et intelligent pour guider le peuple algérienne vers la revivification de son originalité culturelle, linguistique, historique, religieuse.

Et même les tentatives de renouveau linguistique lancées ont dévié vers la glorification de l'antiquité qui, pourtant, avait été l'une des justifications que s'est donnée l'ancienne puissance coloniale, héritière de Rome, et vers la négation de quatorze siècles d'histoire, ignorés et mis délibérément entre parenthèses, comme s'ils ne faisaient pas partie de « l'histoire légitime » de l'Algérie. Au nom de l'authenticité, on légitime et on glorifie les systèmes coloniaux romains et français, on monte aux nues leurs collaborateurs, et on efface les royaumes berbères qui ont façonné le peuple algérien moderne !

En conclusion, la présence massive du drapeau national, tout comme les slogans sur les banderoles attaquant l'excès d'influence de l'ex-puissance coloniale dans tous les domaines de la vie publique et privée du pays, et demandant une Algérie authentiquement algérienne, arborées dans les manifestations populaires, auraient dû alerter cette élite, si prompte à couvrir de critique le pouvoir actuel, mais incapable d'imaginer une Algérie autre que celle que ce pouvoir a construite, mais allant encore plus loin dans le mimétisme socioculturel, politique et linguistique, au point de vouloir faire fusionner notre histoire avec celle de l'ancienne puissance coloniale.

Apparemment, cette élite utilise les mêmes lorgnettes de ceux dont elle demande le départ. Elle lit aussi mal qu'eux le Hirak, malgré la clarté de ses signes, de ses symboles et de ses slogans.

Le peuple algérien est-il condamné à se réinventer en se passant de cette élite qui n'a que des recettes importées totalement à lui proposer pour sortir de cette crise que lui considère comme existentielle, car elle touche à l'essence même de ce qu'il veut être comme Nation ?

Le Hirak ne réclame pas un « Plan de Constantine » bis, comme semblent le comprendre certains candidats autoproclamés à de futures élections présidentielles, mais une Nation dont laquelle se reconnaîtront tous les composants du peuple algérien qui se réclament du même drapeau, de la même histoire, de la même culture, de la même religion, de la même langue nationale.