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Fekhar et les pas perdus du monstre en moi

par Kamel DAOUD

«Pour être atteint par la mort, il faut avoir été soi-même vivant. C’est une condition pour pouvoir mourir, une condition pour être touché par la mort d’un autre». C’est ainsi que je m’explique ma monstruosité. Mon absence à moi-même.

Pourquoi la grève de la faim de nos compatriotes dans les prisons n’arrive pas à nous soulever, nous inquiéter, nous empêcher de dormir et de manger et nous faire jaillir, sans interruption, dans la rue, jusqu’à obtenir leur libération ? Parce que le Régime est encore puissant. On le sait. Il a les armes, les tribunaux, les juges et les procédures. Nous nous en libérons à peine, nous libérons à peine nos corps et nos rues. Reste à ouvrir les prisons et les têtes, retrouver nos langues et nos racines, nos heureuses différences. C’est une raison objective pour ne pas se sentir totalement coupable. Mais, au fond de moi-même, elle ne suffit pas à tout expliquer. A expliquer mon indifférence habituelle, ma paresse d’âme. Je savais que Fekhar était en prison, mais cette prison, la raison de cette incarcération, étaient lointaines. Je pouvais alors l’oublier sous prétexte de mon ignorance. Me raconter une histoire. Je ne comprenais pas et parce que je ne comprenais pas, j’ai choisi d’oublier. Et au fond, la vie d’autrui m’est un signe lointain, fait par la main d’un inconnu et dont je peux me détourner. Du coup, je me dis que ce qui est trouble et à guérir en moi, en tant qu’Algérien, c’est mon rapport à l’Autre. La mort de cet homme, les photos de ses enfants, mon ignorance, me mènent à conclure que la conscience de sa vie, ce mort, est l’équivalent exact de ma prise de conscience de ma propre vie. Si je suis indifférent à Fekhar, c’est parce que je suis mort. Je suis un mort.

Ce lien mort, entre Algériens, pour beaucoup, pas tous, me préoccupe désormais. M’empêche de dormir. De replonger dans le soleil du jour. La grève de la faim d’un autre, qui justement interpelle ma conscience, ma possible culpabilité, ma responsabilité, n’a pas d’écho en moi. La mort du gréviste n’atteint pas ma vie car je ne suis pas vivant. Sa vie n’a pas d’importance car la mienne ne l’a pas. Pour me sentir coupable et lié, il me faut être vivant. C’est à peine si je commence à me sentir vivant dans la rue. Je n’ai pas encore conscience des prisons et des injustices. Pour me sentir vivant, il faut que la vie de chaque Algérien me soit importante comme la mienne et que sa grève de la faim soit l’équivalent d’un meurtre que je commets. Ce qui me poussera à rager, protester, crier, écrire, marcher, frapper aux portes et m’indigner jusqu’à refuser moi-même de me nourrir. Ce lien est la définition d’un pays, d’un peuple. Mais aussi de mon humanité. Elle commence là, exactement. Je serai l’habitant de ce pays quand je serai partout comme un seul corps. Cette conscience n’existe pas. Les martyrs de ce pays sont unis, ont une seule voix, une cause, ils habitent profondément la terre. Moi, pas encore. Ils sont vivants et parlent encore. Moi, j’ai une maison, un vêtement, une épargne, une famille mais cela s’arrête à ce cercle immédiat. Ce cercle n’est pas encore étendu au périmètre palpitant du pays.

Cette maladie de l’altérité me déshonore moralement mais me réduit comme conscience. J’ai vu d’autres se réfugier dans le passé, au ciel, dans une histoire ou en Arabie ou en Turquie ou en exil pour y échapper. Mais cela ne suffit pas. Ma solidarité n’est là, alors, que faux-fuyant. Comme l’a dit Amira Bouraoui, le séparatiste c’est moi, dans ma fuite, pas Fekhar dans son combat.
Cela me déstabilise depuis peu : pourquoi je suis indifférent à la mort des miens, et à la mienne propre ? Qu’est-ce que cette vie qui m’a quitté ?

Parfois, cette indifférence atteint la monstruosité. J’ai, comme tout Algérien, senti de la colère, j’ai lu, suivi, voulu aller à Alger assister, présenter mes condoléances. Puis j’ai regardé autour de moi. Par exemple les islamistes : leur silence sur la mort de Fekhar m’a mis encore plus en colère que tout autre chose. Parce qu’il est ibadite, ou mozabite ou du «lointain», ce courant, entre autres, l’a ignoré. Pas de condoléances, pas d’indignation exprimée. Je me suis expliqué le silence des serfs du pouvoir, cela est dans leur fonction. Mais chez les islamistes, dans ce silence, il y a un fascisme profond, inquiétant, à venir : ce mort est un cadavre lointain pour eux car il n’est pas dans leur «courant», leur hiérarchie confessionnelle. Ce «racisme confessionnel» je l’avais vu chez les leurs, leur corporation, dans les métiers assurés par des gens qui leur sont proches, mais je ne pensais pas qu’il pouvait aller jusque-là, ce choix fasciste de se taire sur un crime juste parce que le mort est mozabite. Je ne pensais pas que cette «famille» pouvait assumer ce fascisme aussi ouvertement. Cela m’a mis dans une profonde colère. Noire. Contre cette racaille qui promet un avenir en piétinant nos justes. Et cela m’a mis en colère contre moi-même. Pour cette paresse de l’âme en moi, cette fuite, cette inhumanité lasse et nonchalante que je porte comme une monstruosité.

Ce racisme confessionnel on le voit déjà dans les voiles portés par les mendiantes subsahariennes : ces déshéritées ont compris que pour être humain, il faut être musulman, et pour pouvoir provoquer la pitié ou la charité, il fallait brandir le Coran, le voile ou le chapelet. Dans leur détresse, ils sont allés à l’essentiel de notre âme : nous sommes indifférents. Sauf si l’autre reflète nos croyances. Ils se sont adaptés. Fekhar n’avait pas ce «costume» aux yeux de certains. Alors ils ont gardé le silence. Jusqu’au prochain bombardement sur Gaza. Jusqu’à la prochaine visite d’Erdogan.

Cette monstruosité est aussi mienne cependant. Celle de beaucoup d’entre nous. La laideur du monstre n’est pas alors dans sa difformité ou sa face bestiale, mais dans le morne de son dos tourné. Cette mort de la conscience est mon premier cadavre. Je tourne en rond depuis, dans ce labyrinthe qui est celui de ma culpabilité mais aussi de mon innocence. Dans mon sommeil, je vis encore du côté du tueur et, souvent, je ne me sens même pas condamnable.