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Du Léviathan au pacte social : le combat d'un peuple

par Benali Mouloud*

  Le 22 février 2019, le peuple algérien, comme un seul homme, prend d'assaut la rue pour exiger le départ des caciques du système et à leur tête le président de la République qui voulait briguer un cinquième mandat dans un fauteuil roulant. C'est le ras-le-bol populaire, la goutte qui fait déborder le vase où la peur a été vaincue par une population décidée plus que jamais à se défaire d'un régime qui a fait de la corruption son mode de gouvernance par excellence.

On le prenait pour un peuple inculte, naïf et sans conscience politique se trouvant donc dans une incapacité biologique à transcrire ses préoccupations dans un cadre structuré tant les appareils idéologiques et répressifs d'Etat (pour employer une expression chère à Althusser) que sont l'école, les médias, la police, les services secrets et les tribunaux ont œuvré profondément à le maintenir dans une aliénation totale qui l'a mis dans une position léthargique vis-à-vis de ses intérêts politiques, économiques et sociaux. Ce que planifiaient les tenants du pouvoir en fait, était de régner sur le pays en maitres absolus sans le peuple afin d'imposer leur mode de gouvernance dont les piliers essentiels sont la corruption et le clientélisme. Ce régime, il faut bien le dire, se distingue de ceux qui l'ont précédé depuis l'indépendance par une conception du pouvoir assez particulière où les institutions s'effacent au profit d'un seul homme, le président de la République. N'a-t-on pas vu des ministres ou plutôt tous les ministres se transformer en sinistres vassaux face à un homme aphone, atone et l'adorer comme une divinité mythologique de l'antiquité ? Se courber l'échine est devenu leur sport favori que tout un chacun adore à pratiquer devant FAKHAMATOUHOU pour recevoir une bénédiction qui les protègerait de la malédiction d'une relève qui est la sanction que tout le monde redoute. C'est la perversion d'un système qui a dévié vers l'adoration d'un homme malade exactement comme on vénérait les dieux dans la période antéislamique. Cette régression féodale est l'antithèse de l'Etat moderne dont les fondements résultent comme le décrit Rousseau, d'un pacte social conclu entre les membres d'une société dans un cadre organique où chacun doit céder une parcelle de sa liberté naturelle au profit d'un contrat d'association communautaire par lequel un peuple est un peuple et par lequel aussi ce peuple recouvre sa liberté par des droits politiques juridiquement protégés par une entité aussi artificielle que le peuple lui-même, l'Etat.

Dans le Léviathan, Hobbes décrit le peuple comme un agrégat d'individus sous la contrainte d'une force qui en échange d'une protection sécuritaire, abandonne sa liberté naturelle au profit d'un prince omnipotent en vertu d'un contrat de servitude qui confère aux individus le statut de sujets plutôt que celui de citoyens. C'est dans cette situation de soumission que ce pouvoir depuis l'indépendance a placé le peuple et toutes ses élites qui, malheureusement, ont pris leur mal en patience et accepté de s'expatrier plutôt que de subir l'exil dans leur propre pays. Mais ce serait aussi manquer de clairvoyance et de gratitude que d'inscrire le peuple algérien dans l'optique du Léviathan de Hobbes comme a pu le faire ce pouvoir liberticide ou de l'identifier à un peuple servile, lâche et sans panache, car le 22 février 2019, il a surpris toute la planète par un jaillissement dans l'Histoire du monde afin de récupérer son identité, son unité, sa dignité, son Histoire longtemps confisquées par les oligarcaillons du régime et être maitre de son destin. Mais voyons sur quelles relations est structuré ce pouvoir ?

«L'honneur de la tribu»

Ce pouvoir par la force de ses alliances ressemble à s'y méprendre à une grande tribu. Une tribu au sens sociologique est un groupe social hermétique fondé sur les liens de consanguinité et où il est difficile d'y entrer et d'en sortir. Les gens qui nous gouvernent ont tissé entre eux des liens d'alliances familiales par le mariage de leur progéniture. Tel oligarque a promis sa fille au fils de tel seigneur, et tel nabab en a fait de même avec tel autre parrain jusqu'à ce que la famille s'agrandisse et atteigne la dimension d'une tribu. Ces «gens-là,» comme ils sont dans l'incapacité intellectuelle de concevoir un projet de société qui les unit et les motive sans distinction familiale ou régionale, se recroquevillent autour d'un facteur social primitif qui est le lien de sang qu'Ibn Khaldoun désigne dans sa «Mouqadima» sous le vocable de «3açabia»(solidarité de groupe fondée sur le rapport de consanguinité). Ceci étant, ils fomentent des razzias sur les recettes des puits de pétrole (qui ont remplacé au demeurant les points d'eau de la Djahilia) et créent des sociétés fictives et des comptes offshores dans des paradis fiscaux, sans que personne n'ait à redire. Ils n'ont peur ni des lois qu'ils transgressent ouvertement ni du peuple qu'ils méprisent car ils ne rendent compte qu'au satrape qu'ils vénèrent : Le Cheikh de la tribu. Face à un peuple citadin et pacifique, c'est une tribu qui se dresse devant lui usant de méthodes archaïques et brutales héritées de la période préislamique où prévalaient ces pratiques avec cette différence, que les tribus de cette époque avaient le sens de l'honneur et le respect des engagements. C'est la raison pour laquelle nous sommes à des années lumières de l'Etat de droit voire de l'Etat tout court, mais plutôt face à une tribu qui pour défendre son «honneur», est capable des pires atrocités.

Cette oligarchie gérontocrate bien enracinée dans son trône est inapte à remettre ses pendules à l'heure. Elle vit une période révolue marquée par le charisme du chef et le culte de la personnalité. La seule obsession pour «ces gens-là» est le pouvoir, pas comme moyen de régulation des rapports institutionnels, économiques et politiques de la société, mais plutôt comme enjeu de leurs intrigues et de leur voracité. C'est la guerre des clans au sein d'un système, qui bien que secoué par des scandales de corruption, ne recule devant aucun obstacle pour assouvir ses besoins primaires et asservir le peuple. Pour cela, il peut défaire un clan gênant, emprisonner ses membres et le remplacer par un autre plus docile et servile. Alliant ruse et méchanceté, il use et abuse d'un précepte aussi vieux que sa carcasse : «La fin justifie les moyens».

Pour changer l'ordre établi, je pense qu'il ne faut pas se perdre beaucoup en conjectures et attendre le Mehdi, mais plutôt comprendre pour agir et agir pour transformer. Tel semble être le crédo de ce mouvement populaire qui nous a tous surpris et subjugués.

La révolution en marche

Il faut convenir que c'est une véritable révolution qui est en train de se dérouler sous nos yeux, menée essentiellement par une jeunesse déterminée vigoureusement à renverser un système dont les accointances avec l'ancienne puissance coloniale l'ont rendu encore plus détestable. Qu'est-ce qu'un système en fait ? C'est un ensemble d'éléments hétéroclites agencés autour d'objectifs liés au pouvoir et à l'argent. C'est une dégénérescence morbide et perverse qui découle systématiquement de la corruption des conditions matérielles et psychologiques qui lui ont donné naissance.

En effet, dans les périodes de crises profondes apparaissent souvent des facteurs pathogènes dont l'action influe et transforme un régime, altère son fonctionnement et arrête son évolution. En d'autres termes cela veut dire qu'un régime atteint de cette pathologie d'excroissance est dans l'incapacité historique à transcender ses propres contradictions pour répondre aux nouveaux défis qui se dressent devant lui, ce qui entraine inévitablement son renversement par une révolution populaire.

Cette maladie infantile qui a atteint ce pouvoir à un moment déterminé de son histoire dévoile on ne peut plus sa déliquescence qui se traduit par son inaptitude à appréhender la réalité dans laquelle il se trouve, d'où l'apparition de symptômes paranoïaques qui le mènent fatalement vers des comportements irrationnels hors du temps et de l'espace. Ce qui veut dire en clair que le déphasage constaté entre un peuple, jeune, fougueux qui revendique pacifiquement la liberté et la démocratie pour son émancipation et la mise en place d'institutions légitimes qui le représentent, et un système illégitime, sénile, suranné et finissant est l'expression manifeste d'un conflit générationnel avec des soubassements à la fois, politiques, sociaux, économiques, culturels, technologiques et de communication qui a fait de l'Algérie une société bloquée. Sauter le verrou est devenu une nécessité historique pour atteindre les objectifs fixés. Cependant cette opération n'est pas une chose facile pour ce mouvement, car le système essaie de se replacer par la ruse et la manœuvre.

Les subterfuges du système

Devant la montée des périls, ce pouvoir tente de calmer les esprits par quelques concessions au mouvement populaire qui s'inscrivent dans ses nombreuses revendications. Mais le plus souvent ces réponses n'arrivent pas à suivre le rythme de ce mouvement et viennent trop tard, ce qui rend leur effet obsolète par rapport au niveau des revendications qui augmente sans cesse.

Tout le monde se souvient au départ, que les algériens étaient sortis dans leur grande majorité pour faire échec au 5ème mandat du président malade, que des forces occultes ont tenté d'imposer pour faire durer le système et garantir les intérêts de la pègre au pouvoir. C'est dans cet élan révolutionnaire que des milliers d'Algériens se sont mobilisés le 22 février 2019 pour exiger de cette caste de mettre fin à cette mascarade qui a trop duré. Cependant, il n'y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre et plus aveugle que celui qui ne veut pas voir. Faisant abstraction de cette exigence populaire, cette bande de mafiocrates annule les élections présidentielles par la transgression des dispositions constitutionnelles en tentant de prolonger le 4ème mandat pour une année supplémentaire afin de préparer une conférence nationale pour une soi-disant sortie de crise. Echec et mat, le plan a été déjoué grâce à une forte pression populaire qui exige d'une part la démission du président, et d'autre part le démantèlement du système avec tous ses symboles. Par une prise de conscience extraordinaire, le peuple a compris les intrigues du pouvoir et son jeu trouble et à chaque fois, il évite les pièges tendus.

Ces solutions improvisées que le régime distille à la population à chacune de ses sorties et à chacune de ses revendications trouvent leur explication dans le fait qu'il a été pris au dépourvu par un peuple qui ne pouvait plus de la dictature et de ses pratiques mafieuses qui ont duré vingt ans. C'est la raison pour laquelle l'absence de prédispositions pour contrecarrer le mouvement populaire en marche est stupéfiante et dénote d'une impréparation et d'un manque de discernement dans la lecture chronologique des évènements qui l'ont placé dans un décalage temporel vis-à-vis de l'intensité du mouvement révolutionnaire et de ses revendications. Le manque de synchronisation entre les slogans populaires à chaque fois renouvelés et les réponses données par les tenants de ce pouvoir indolent, renseigne on ne peut plus, sur un système finissant, incapable de faire sa mue pour rattraper le cours de l'Histoire que le peuple est en train d'écrire pour la postérité. Il s'effondre comme un château de cartes, car fermé et sans ouverture sur l'environnement qui l'entoure, il est dans l'incapacité d'apporter des solutions pour une sortie de crise. D'ailleurs, il ne peut le faire pour deux raisons essentielles : la première est qu'il est rejeté par le peuple qui exige son départ ; la seconde est qu'il est décadent, sans âme et sans corpulence ; il ne peut ainsi constituer un adversaire avec qui il faut négocier.

Le mouvement populaire face à l'institution militaire

Devant l'effritement de l'autorité civile dans le pays, c'est l'institution militaire qui prend de fait le relai et comble le vide par un droit de regard sur tout ce qui se déroule sur la scène politique. Nous sommes donc en présence de deux forces : l'autorité militaire et le mouvement populaire. L'une maintient sa position par l'application de l'article 102 de la Constitution qui mène vers la tenue des élections présidentielles du 4 juillet et l'autre nourrit l'espoir de faire tomber le système par le triomphe de sa révolution afin de bâtir une nouvelle république libre et démocratique. Pourtant les articles 7 et 8 de cette même Constitution consacrent la prépondérance de la souveraineté populaire qui est en soi un principe universel ayant une portée philosophique, un sens civique et une transcendance juridique par rapport à l'article 102. Mais le chef d'état-major de l'armée, pour des raisons politiciennes évidentes, a cessé de s'y référer. C'est la réalité de l'évolution conjoncturelle des évènements qui transforme deux partenaires en véritables adversaires sur la scène politique et par lesquelles la solution à la crise doit nécessairement passer. Alors que faire ? L'opposition n'a aucune prise sur le mouvement qui la renie et n'accepte aucune de ses propositions, dès lors que le mouvement populaire lui-même ne dispose d'aucun représentant qui puisse synthétiser ses revendications et parler en son nom. Je crois que l'Algérie est à la croisée des chemins et doit prendre son destin en main par l'entame d'un dialogue entre la société civile et l'autorité militaire. Celle-ci jusque-là, il faut bien le dire, ne s'est pas définie clairement par rapport aux exigences du peuple souverain. Rester dans le cadre constitutionnel pour aboutir aux élections présidentielles du 4 juillet est techniquement et politiquement irréalisable. D'une part, le temps imparti ne permet pas leur organisation et d'autre part les Bedoui et Bensalah désignés à cet effet, manquent de légitimité et de crédibilité vis-à-vis du mouvement populaire qui les considère comme des spécialistes de la fraude électorale. Si l'on ajoute à tout cela l'absence de candidats sérieux et l'abstention du corps des magistrats et d'une grande partie des APC à travers le pays, alors que reste-t-il donc de ces élections ? Désormais elles sont mort-nées et qui persiste à vouloir les imposer tente, sans le dire expressément, de régénérer le système au détriment de la volonté du peuple. C'est dans cet antagonisme que le chef d'état-major de l'armée dans ses derniers discours entraîne la société et bloque les issues d'une véritable solution à la crise. Le vide constitutionnel dont il se proclame à chacune de ses sorties existe depuis l'indépendance, car l'Algérie n'a jamais été un Etat de droit voire un Etat tout court, et c'est le moment de le construire. A mon avis l'Armée se doit d'accompagner cette révolution pacifique en écoutant la vox populi pour être partie prenante de la solution plutôt que d'être son problème. Mais j'ai l'intime conviction que, quels que soient les obstacles qui se mettront au travers de cette révolution joyeuse, elle finira par triompher parce que demain lui appartient. Alors, comme dit La Fontaine dans ses fables : «Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage».

*Juriste. Constantine