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Serons-nous un jour Algériens, enfin ?

par Kamel DAOUD

Il n’y aura donc pas d’élection présidentielle le 4 juillet. On a droit à ce fameux «vide» qui va obliger la «rue» comme la caserne à trouver une solution. C’est une bonne chose. Mais c’est une bonne chose si, après tant de marches et de résistance, nous avions pu dégager des leaderships, convenir d’un format de consensus, s’organiser. Ce n’est pas le cas. D’où la question qui taraude le chroniqueur : pourquoi avoir réussi un formidable soulèvement, on n’arrive pas à concevoir un possible avenir commun ?

En gros, la «rue», le «peuple», les gens, les Algériens se divisent en plusieurs partis. D’un côté, les islamistes. Ceux-là continuent à agir dans deux sens : ils pensent user du mouvement pour faire l’ellipse des vingt dernière années et reprendre l’histoire du pays à partir de l’interruption des élections de 92. On oublie sa part de responsabilité, les morts et la guerre, on demande indirectement une réhabilitation, une «élection» qui pourra réparer le «tort» subi. Beaucoup de leaders discrets de ce mouvement le pensent : aujourd’hui, c’est la grande occasion pour se «venger» du sort mais il faut le faire prudemment, discrètement et avec d’autres arguments. Ibrahimi en soft, Ibn Badis devenu Père du 1er novembre… etc. Mais leur raison profonde reste la même : on a été spoliés et on veut reprendre «nos droits». La différence entre les manifestants de 90 et ceux d’aujourd’hui, le sens de l’actuelle révolution algérienne, sa demande, son exigence, sont balayés sous le tapis de ce fantasme du retour au statut ante.

Une autre tendance de ce mouvement se croit le dépositaire des «valeurs» algériennes : authenticité, identité exclusive, «langue sacrée», histoire. Elle mêle à la fois un conservatisme qui se veut incarnation de la nation et islamisme discret. Pour elle, la démocratie est une machine électorale pour gagner des élections une fois pour toute. Ce n’est pas un système de valeurs, un consensus des différences, une construction avec les autres. La démocratie c’est voter, une fois pour toutes et après on construit ce que l’on veut comme mosquées, califat ou Daech ou régence turque. Cette tendance islamiste profonde, même révisée aux règles de la prudence, attentiste et consciente des dangers de la précipitation, ne conçoit pas le consensus. Elle participe à la paralysie du mouvement du 22 février par sa logique radicale, exclusive et inapte à accepter les «autres». Elle part de l’idée qu’elle parle au nom de Dieu, de l’histoire, des «valeurs» et que toute négociation et une atteinte à «la Vérité» qu’elle incarne. Du coup, le régime en tire profit : il sait que les islamistes sont amateurs de deals secrets, pas de démocratie ouverte. Aujourd’hui, certains d’entre eux soutiennent Gaïd car Gaïd a ce qu’ils veulent : «le pouvoir», alors que leur vis-à-vis dans la rue incarnent ce qu’ils ne veulent pas en intime : la démocratie. Les islamistes participeront à la paralysie tant qu’ils n’admettront pas qu’ils ne sont qu’une famille idéologique entre dix autres, tant que leur vision de l’avenir est celle de l’avenir d’une confession, pas d’une nation, tant qu’ils considèrent que les autres Algériens qui ne sont pas eux, sont contre Dieu ou contre son prophète et les insultent dans le patriotisme et leur appartenance. Ils sont incapables de consensus et donc incapables de l’admettre comme seule voie de salut.

Kabylie : être seul n’est pas être libre

L’autre partie, la Kabylie. Le reste du pays ne comprendra que dans quelques décennies le profond sentiment de solitude, de «trahison» subie, de douleur que vit, dans sa mémoire et sa chair, cette région. On a été indifférent à leurs morts et à leurs cris. Cela a consacré deux ou trois choses : le sentiment que le reste du pays, trop soumis ou haineux, ne vaut pas la Kabylie, que la douleur est une hiérarchie, que l’Algérie refuse la Kabylie et donc la Kabylie doit chercher son salut seule, que la Kabylie est la solution alors que le reste est un problème et que l’élite politique ne peut être qu’identitaire et que la compassion qui n’est pas venue justifie la rancune qui autorise le mépris. Ce n’est pas vrai dans le détail, ni pour tous, ni juge le militantisme magnifique de beaucoup, mais ce sont des idées qui parfois remontent à la surface. Le Régime le sait et le sait très bien et en use. Il a tenté du coup de «kabyliser» le soulèvement pour mieux l’isoler et le tuer. Ce fut un échec. Mais presque pas. Quand le «reste» du pays voit une mobilisation solide pour Rebrab et pas pour un détenu à Mascara, il en déduit qu’il y a une hiérarchie qui fausse l’unanimité de la révolution. La «Kabylie» a souvent cherché, et à raison, sa survie dans son repli sur soi et ses ancêtres et cela se justifie quand on est tué et interdit d’habiter son propre pays. Mais ce mouvement doit cesser : si on proclame trop sa différence, on accentue sa solitude et on ne peut pas en vouloir à l’autre de ne pas nous comprendre.

Ensuite : si des élites en Kabylie placent trop haut, immédiatement, la barre des revendications de réparation de notre identité, le peloton va se détacher du reste qui va reculer. On va ignorer les réalités des propagandes de la déculturation du régime et ses succès sur les esprits des générations des autres régions. Alors on aura raison, mais encore une fois seuls. Le reste du pays est aussi composé de régions, cultures, mémoires. Il a subi l’effacement qui l’a conduit à l’oubli pour les meilleurs et à la haine de soi ou de l’amazighité pour les pires. Il s’agit de réparer et guérir cet effacement et non de le condamner comme une trahison ou le juger avec mépris inconscient. Il est facile de se souvenir de qui on est en Kabylie, mais le chemin est encore long ailleurs. Peut-être qu’il s’agit de dire aux autres qu’il y a un chemin et non de leur dire ce chemin est un mur de séparation infranchissable. Être Amazigh n’est pas uniquement défendre ses ancêtres, mais c’est aussi rapatrier nos enfants des autres régions du pays. Amazigh, c’est être libre avec les autres, ce n’est pas être seul pour se croire libéré. Cette générosité nous ne l’avons pas encore. Aujourd’hui, j’entends certains dire «enfin le reste du pays nous rejoint». Une phrase qui exprime une réalité pour surtout satisfaire une vanité ou un égo. Le consensus se construira lorsqu’on comprendra qu’il s’agit de libérer le pays de l’oubli et soi-même de l’esprit de caste ; la douleur subie est une douleur subie, pas une médaille. En Kabylie, il existe des martyrs et il ne doit pas exister des anciens moudjahidines de l’identité et des rentes.

Le consensus qui mettra à mal le régime doit intégrer ce besoin de réparation, cette générosité, cette ouverture et cette acceptation que l’identité doit regarder vers demain et non transformer le repli sur soi en fortune de distinctions. Si le Régime réussit à «élitiser» le mouvement et le régionaliser, on le perdra.

Alger n’est pas l’Algérie entière

L’algérocentrisme. Étonnant comme reproduction des moeurs du Régime. Aujourd’hui, la révolution algérienne est algéroise, avec des «kasmas» dans le reste du pays. Une erreur. Si le Régime a perdu dès le début c’est parce que le soulèvement a été rural et cela il faut s’en souvenir peut-être, le répéter, le dire, le filmer. Des journaux aujourd’hui consacre 90% de leur surface à Alger et à ses vendredis. Le débat sur la représentation se limite à Alger.

Le reste du pays est «un argument» en faveur des uns ou des autres, qu’on se dispute comme des armées de supplétifs à une haute cause. Une grave erreur. A tort ou à raison, la ruralité voit dans le spectacle d’Alger une exclusion. Et c’est une brèche pour ce Régime qui a toujours su user du pays profond contre le pays de surface urbaine. Le Régime, ou ses alliés les conservateurs, risquent de récupérer le reste du pays. Ils y réussissent déjà.

L’armée, cette machine qui vote toujours mal

L’armée. Car si le consensus n’a pas été déjà, c’est aussi à cause de l’armée. C’est-à-dire sa façon de concevoir les «politiques» comme supplétifs, toujours. Un militaire algérien, en retraite, même de bonne foi, vous parlera toujours des «politiques civils» comme des agents corrompus, des incompétents, des «faibles» ou des gens qui n’ont aucun sens du sacrifice, de la souveraineté. Pour lui, il s’agit d’une caste de «mains» serviles, avec peu d’éthique, secondaire, partie du jeu de la «doublure» politique. Ceci dans le meilleur des cas. Dans le pire, les «politiques» sont des parasites ou des traitres en puissance. Cette vision vient des temps anciens et se perpétue : parce que nés désignés et pas véritablement élus, les «politiques» ne sont pas considérés pour leur poids mais pour leur légèreté. Ils ne peuvent pas être source de la solution, ne s’entendent jamais et n’ont pas le sens «du pays». L’armée les considèrera toujours, comme l’ordre national des supplétifs et ne peut pas leur remettre le pouvoir.

Elle l’a fait un peu avec Bouteflika et c’est déjà un syndrome pour certains. Ceci empêche le dialogue, la négociation : l’armée algérienne est née propriétaire, paranoïaque à cause de ses guerres et ses coups d’Etat, narcissique à cause d’une épopée et gardienne des frontières du pays et gardienne du pays contre lui-même. Sa conception est que le seul moyen de sauver l’indépendance, c’est de ne pas permettre la liberté. Elle ne conçoit la démocratie que comme un appel d’offres pour des assimilés dans une vaste caserne. C’est là aussi une impasse. L’armée, dans sa vision du pays, n’arrive pas à admettre que la guerre est finie, que sa mission a changé et que son tutorat est une fausse excuse pour se dédouaner de ses mauvais choix : les mauvais choix des présidents ce sont les siens et c’est ce qui a détruit le pays. Ce qui unit l’armée, c’est sa mystique surannée, mais ce qui divise le soulèvement c’est son incapacité à admettre les différences. Le point commun de tous se retrouve être ce sentiment étrange qui a la prétention d’être l’intelligence mais qui n’est que le manque de courage et la peur : la méfiance.