Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Louisa ou les escaliers qui montent en descendant

par Kamel DAOUD

Pourquoi l’emprisonnement de Louisa Hanoun choque tant les Algériens ?

Parce que c’est une femme. La société reste patriarcale, misogyne et avec la vertu née de ce vice : on ne «touche» pas aux femmes, c’est à dire on ne les met pas en prison. C’est une «affaire d’hommes» que la prison. Surtout l’emprisonnement politique. Les images de cette femme gravissant le tapis gris des escaliers du tribunal, comme lassée, fatiguée, sont les images de trop. Elles sont indignes et insultant en nous une sorte d’honneur collectif. Certains vont écrire leurs raisons rationnelles, multiples, mais l’affect est provoqué surtout par ce fait que Gaïd a fait arrêter une femme. C’est comme une ligne franchie, un outrage symbolique, un viol de l’ordre habituel. On peut se cacher cette raison sous d’autres plus politiques et intellectuelles, mais elle est là. Ces images sont douloureuses et l’arrestation de Louisa Hanoun a le sens d’une lapidation en live.

Mais on peut aussi se demander pourquoi cette fameuse opinion dite «de la rue» a dénoncé une mise en scène, un «clip» et un show dans l’arrestation de Said Bouteflika et ses deux bras «armés» et dénonce la «vérité» de l’arrestation de Hanoun. On peut se demander pourquoi pour l’un il est dit que c’est une fake et que pour l’autre c’est un viol ?

Cela mène à la véritable question : pourquoi salue-t-on un acte de «justice» quand la justice de Gaïd arrête des Haddad et autres et on s’en scandalise quand il s’agit de Rebrab ou de Louisa ? Car soit on décide que c’est une justice véritable et on laisse faire et s’accomplir le procès et l’enquête, et pour tous ; soit on conclut qu’il s’agit d’une comédie et donc il faut dénoncer cette «injustice» et pour tous : Kouninef comme pour Melzi ou Rebrab ou Louisa. Ainsi, nous allons nous battre pour une vraie justice au lieu d’être complices, par la loi de nos affects, d’une mascarade sélective. Le principe de la justice équitable devrait passer avant celui de l’assouvissement et de la vengeance du sort.

Tant que l’affect fait place à la loi on ne peut pas reprocher à l’adversaire de faire de sa force l’expression de la loi.

La vérité pénible est que nous avons été incapables de transformer la Révolution en «politique» : dissensions, régionalismes détestables, théorie de la hiérarchie par la souche ou le nombre de martyrs, méfiance, diffamations, insultes et populisme islamiste, révisionnisme monstrueux qui vous présente un Abassi comme un saint spolié et le fait saluer par un Bouchachi égaré. La parenthèse des quatre premières semaines aurait pu et dû nous permettre de choisir des leaders, de se consacrer à la représentativité. On ne l’a pas fait. Pour diverses raisons comme le doute, la violence intime, le calcul bête ou la paranoïa, les campagnes sournoises des islamistes, et cet égalitarisme insultant pour la qualité humaine. Beaucoup d’Algériens ont confondu l’instrument de Facebook avec la nécessité d’en sortir vers le réel, là où campait Gaïd et ses serviteurs. Vous avez 550 insultes si vous parlez «mal» d’Erdogan ou de Soltani ou que vous affirmiez que nos ancêtres ne sont pas des saoudiens, mais c’est parce que vous n’avez pas d’armes : que des livres, des idées différentes ou votre prénom. Mais ces mêmes insulteurs gardent un étrange silence lâche devant l’arme et le galon aujourd’hui. Gaïd n’est pas un écrivain, mais un homme armé. La conjugaison change alors chez les plus lâches.

Nous avons donc laissé passer une chance et la belle fleur de la révolution devait être arrachée et volée par quelqu’un : un barbu ou un armé. C’était prévisible. Nous avons presque perdu ce que nous n’avons pas su faire fructifier pour le transformer en concret. Le chroniqueur a toujours pensé que le temps jouait contre nous et qu’il fallait s’organiser au plus vite. Mais il se trouve que seuls les islamistes savent être solidaires entre eux et s’organiser. «Nous», de l’autre côté, nous avons l’art du cannibalisme entre soi et du ricanement ou de l’autoflagellation au nom du «peuple».

Peut-être même que Gaïd savait que les présidentielles du 04 juillet étaient impossibles. Et c’est, étrangement, notre refus de cette échéance qui va l’installer, lui, dans la durée. Nous avons peut-être voté pour lui en refusant de voter rapidement. Il le sait. En Algérie, les gardiens d’une chose en deviennent propriétaires au bout d’un certain temps. Le bien-vacant est une vision du monde en Algérie et ce qui n’appartient à personne ou appartenait aux anciens maîtres, finit par appartenir à celui qui le garde. Comme cette révolution.

Tout n’est pas perdu toutefois. Il y a la possibilité de redescendre, marcher, imposer et crier. Mais cette fois-ci il faut le faire sans naïvetés ni amateurismes : la passion n’est pas la politique et s’organiser n’est pas crier. Sinon, ces marches gravies par Louisa seront les nôtres, chacun à son tour sous peu. Entre la sécurité et la démocratie, la majorité va choisir la sécurité et celle-ci est toujours armée. Et cette sécurité va choisir des populistes religieux pour calmer les esprits. Et on reviendra à la chaise qui roule pour un pays qui stagne.

Si aujourd’hui Louisa est arrêtée de cette manière c’est parce qu’elle est seule. Notre unanimité n’a pas su se transformer en solidarité ni en représentativité. Personne ne représente personne ? Donc chacun est seul. Et pourra un jour gravir ces marches. Les islamistes qui ont l’instinct des rapports de force et de servilité ne diront rien et les autres diront ce qu’ils veulent et cela ne changera rien. Le nouveau régime le sait. Il a su avoir la vertu de garder cette révolution contre le suicide ou l’assassinant, et il ne va pas résister à l’idée d’en faire une caserne. On ne peut pas le lui reprocher : c’est son seul métier. Nous tardons à faire le nôtre car chacun de nous se présente comme Allah en personne, le Martyr, l’intellectuel universel d’El Biar, Larbi Ben M’hidi, le sélectionneur de l’équipe nationale de foot, l’analyste indépassable, Mohammed en personne, Messali assis ou le paranoïaque en chef, le Bonatiro qui lit l’avenir dans les secousses d’une voiture, le néo-moujahid de 17 ans, etc.