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Comment la terre (algérienne) risque de redevenir plate

par Kamel DAOUD

Les images de Saïd Bouteflika (et Tewfik et Tertag) conduit, nonchalamment, vers le tribunal militaire n’ont pas convaincu. Peut-être même que sa pendaison sur la place publique ne le fera pas. Nous avons, peut-être, perdu depuis des lustres le rapport au réel, à l’exactitude, aux faits. Le Réel a été remplacé par la notion de «Vérité» rendue floue et violente par les radicaux religieux, l’exactitude a été lourdement défigurée par l’atteinte au récit national par les faux récits sur le passé de la guerre d’indépendance, les faux moudjahidine et la manipulation ; le lien aux faits a été déformé par les propagandes des médias, les manipulations. L’Algérien est un cosmonaute qui vit en apesanteur dans un pays qui n’existe pas.

Même s’il ne fait pas exception dans le reste du monde, cet Algérien ne croit pas en ce qu’il voit mais en ce qu’il ne voit pas. Cette posture le conduit à chercher le Pouvoir occulte, le DRS éternel, l’homme invisible derrière le président visible, le maquis, le caché, le sournois. Cela nous dépossède de la propriété des choses, de la volonté d’agir, de la confiance en soi.

Aujourd’hui, cette pathologie de l’esprit s’exprime dans le fait politique : le Régime n’arrive pas à convaincre et nous n’arrivons pas à agir. Le pays est immobilisé entre un Gaïd et un assis, un marcheur et un visiteur. L’un marche le vendredi, l’autre lui répond le mardi. L’un nie et doute, l’autre s’agite et crie. L’un coupe des têtes, l’autre s’occupe avec ses jambes. Deux pays, entre un club de marcheurs et un club de décideurs. Le club des Pins étant au milieu.

La question bien sûr est «jusqu’à quand ?». La seconde révolution algérienne a été belle, magnifique mais si peu «politique». La fenêtre ouverte, celle qui aurait pu aboutir à l’émergence d’une représentativité, a été fermée. En face, l’armée de Gaïd, quoique l’on dise, a évité le pire : la guerre, le sang, l’effondrement. C’est douloureux de devoir son salut à une caserne car cela vous endette dangereusement, mais c’est un fait. Mais l’armée comme les marcheurs n’ont pas atteint le meilleur : la mise en chantier d’un État civil et démocratique. Du coup, le pays, celui du salaire, du chantier, du travail, de l’emploi, va en souffrir. L’assiette aussi dans quelques mois.

Nous n’avons pas encore bien formulé «le nouveau vivre ensemble» qui va au-delà du régionalisme presque ethnique et des théories des races, l’une qui se croit élue par un Ancêtre et l’autre qui se croit élu par un Dieu. Ni renverser cet ordre mythique qui veut que la pauvreté soit une vertu et la richesse un vol et une prédation. L’homme riche étant un voleur et l’homme pauvre étant un chaste. Équation idéaliste mais qui ne fabrique pas du pain, ni du sens pour un pays.

Nous en sommes encore à discuter de la vérité religieuse, de la différence comme trahison et de la primauté de l’au-delà sur l’ici-bas et de la souche sur l’Hégire. Nous n’avons pas encore une ambition d’État, un rêve de souveraineté et de conquêtes. Nous n’avons pas de grande ambition au-delà de celle pour la liberté.

Scènes vues à la télévision, - celle de ces chaînes de la haine et de la diffamation, comme Ennahar, qui aujourd’hui se refont une vertu par le faux débat sur la démocratie - : un «expert» économique comique, spécialiste des chiffres faramineux, un représentant du «Hirak» hurlant une sordide haine de la France «ennemie du passé, du présent et de l’avenir», criant une passion qui fait peur pour un avenir étrangement proche de la posologie de psychotropes, un ancien ministre islamiste reconverti à la Rokia politique pour sortir de la «crise», un Bonatiro confondant orgasmes et séismes, des témoins que la terre est plate par la preuve d’un verset… etc. Est-ce donc cela le «débat» ? Ce populisme qui lentement regroupe son armée de sorciers ? Cette islamisation du «Hirak» que la chaîne du fils de Abassi fabrique au point où un jour on va affirmer que c’est le FIS qui a lancé les marches du 22 février à cause d’un Sms en laser vu à El Harrach dans le ciel ? Ces hauts cadres qui vous parlent du prochain président en décrivant Haroun Rachid, mêlant les mille et une nuits, les naïvetés et un idéalisme à bas prix ? Abassi est donc un Moudjahid lui qui n’a jamais condamné un seul assassinant commis par ses «fils» ? Le FIS est donc oublié ? Bouchachi le salue comme un père fondateur ? L’arrestation de Rebrab est plus scandaleuse que celle de Gharmoul le jeune mascaréen toujours en prison pour un délit commis par 20 millions d’Algériens ? Tout est de la faute de la colonisation même le cadenas mis à la porte du Parlement algérien ? Nous sommes tous coupables et «le peuple» idéal est seul innocent selon le principe de l’intellectuel assis à Alger amateur de culpabilités et des autoflagellations gauchisantes ?

Il y a en nous, dans l’esprit du chroniqueur, des «maladies» que nous n’avons pas encore assumées : le doute, la rupture du lien entre le fait et la main, la vanité, le nombrilisme, l’irréalisme, cette propension à expliquer les choses par la magie religieuse ou la théorie du complot, la suffisance de croire que renverser un Régime vous absout de construire un pays, ce «dégagisme» qui vise tout le monde sauf soi-même, l’incivisme, l’immoralité ou l’irresponsabilité.

Bouteflika est parti. Mais le reste est là et surtout ce qu’il a fait de nous et ce que nous cachons à nous-mêmes. Peut-être qu’un jour nous devrons manifester contre nous-mêmes : nous «dégager» et changer, nous réformer, nous juger et nous condamner sans favoritisme, nous lever de notre fauteuil et travailler, dénoncer notre mandat à vie d’assistés.

Bouteflika a raté sa chance, mais nous pas encore. Le pays est à faire encore. A refaire.

Désordres dans la tête du chroniqueur : espérer est meilleur que l’oisiveté du fataliste. Mais être lucide est meilleur qu’être unanime.

Il faut investir le réel, marcher le vendredi mais travailler réellement le reste de la semaine, déléguer et élire, investir l’associatif et le volontariat, sortir de la dépendance au pétrole et de la dépendance au paradis après la mort, prier sans voler le temps du travail, nourrir ses enfants pas ses ancêtres et avancer.