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Nécessité de l'action politique : quelles initiatives pour la période de transition ?

par Bouriche Riadh*

Durant les onze dernières semaines, le mouvement populaire en Algérie persiste et signe pour dire «non» au pouvoir en place et «oui» à une transition démocratique réelle sans les «personnes symboles du régime actuel».

Le mouvement populaire à travers le territoire continue à tenir toutes ses promesses en matière de mobilisation et de revendications. En effet, ce mouvement populaire qui a eu lieu à travers le pays depuis maintenant onze semaines, et qui n'arrête pas de réclamer le changement du pouvoir en place, montre que le peuple refuse tout ce qui a un lien avec les anciens visages du pouvoir qui a géré l'Algérie durant ces dernières décennies. Il a brandi tous les slogans pour évoquer l'envie sincère de rompre avec les pratiques politiques infectes qui ont conduit le pays à cette situation. Le mouvement populaire a bien montré que le peuple algérien sera sûrement une variable importante dans l'avenir de l'échiquier politique algérien. Il a prouvé sa prise de conscience inégalée et son unité quant il s'agit de l'intérêt du pays. Malgré la particularité de ce mouvement populaire qui n'arrive pas à désigner ses représentants, ce dernier réclame un vrai déclenchement du processus démocratique.

Dans ce sens, le mouvement populaire demande clairement et à haute voix une transition assurée par des personnalités crédibles, intègres et indépendantes. En face de l'exigence d'une «transition neutre », on est aujourd'hui plus que jamais devant une urgence de l'action pour éviter d'éventuels dérapages et que la situation s'aggrave, c'est-à-dire que le politique ou le vrai pouvoir en place doit agir rapidement pour enclencher cette «transition neutre» et pour apaiser les tensions populaires et permettre le déclenchement de ce processus démocratique longtemps attendu.

Il s'agit d'insister sur le fait que cette transition doit être menée par des personnalités indépendantes à la tête de l'Etat, du gouvernement, du Conseil constitutionnel et de la commission électorale qui vont se charger de l'organisation des élections libres, transparentes et irréprochables. Ces personnes sont censées assurer une évolution relativement stable de cette transition.

En effet, l'Algérie aujourd'hui est supposée entamer une «transition neutre» pour avoir un président de la République légitime qui pourrait s'attaquer, à travers un débat public, à l'édification d'un Etat moderne avec des institutions efficaces, à la mise en place d'un système politique distinct et à la consolidation d'un Etat de droit garantissant l'avènement d'un vrai décollage politique et économique du pays.

Mais pour permettre un passage vers un fonctionnement des affaires politiques d'une manière démocratique, il est important d'être à l'écoute du mouvement populaire et de ne pas utiliser les anciens comportements de l'Etat totalitaire qui présume que «tous les moyens sont bons pour casser ce mouvement populaire et ne pas l'écouter». A ce propos, on peut citer des dictons qui évoquent l'importance de l'écoute dans la vie de tous les jours : «Il faut écouter, si l'on veut par la suite être écouté», «Être à l'écoute c'est faire preuve d'humanité», «Etre à l'écoute, c'est être capable de se détacher de soi pour être disponible à l'autre»...

En effet, la bonne politique est de montrer au peuple qu'il est écouté et que ses «demandes politiques », considérées comme élément important dans l'action politique, sont prises en charge. A ce sujet, Patrice Canivez, dans son essai, «Qu'est-ce que l'action politique ?», publié en 2013, nous explique bien «la question d'action politique qui renvoie, selon lui, à la fois à l'exercice du pouvoir et à la résolution des problèmes par la discussion (...) La question est de savoir dans quelle mesure la vie politique peut donner lieu à l'action politique, dans quelle mesure les rapports de pouvoir peuvent faire place à l'action par la discussion». Le même auteur considère que «l'action politique est une tentative de résolution effective de problèmes affectant l'existence d'êtres humains...».

Dans le même sens, l'analyse de P. Lascoumes et P. Le Galès, évoquée dans leur livre intitulé «Gouverner par les instruments», note que «les instruments de l'action politique ne sont pas des outils logiquement neutres et indifféremment disponibles. Mais au contraire ils sont porteurs de valeurs, nourris d'une interprétation du social et de conceptions précises du mode de régulation envisagé». Justement, c'est ce qui est attendu aujourd'hui en Algérie de la part des détenteurs de la décision comme interprétation des doléances du mouvement populaire qui songent à la démocratisation de la vie politique.

Sur un autre registre, le verdict de ce mouvement populaire qui est considéré en quelque sorte comme une «évaluation des politiques expirées», peut être appréhendé comme un outil pour apprécier les effets des actions politiques. L'évaluation des politiques expirées par ce mouvement est en effet alimentée par l'idée de «justification» qui permet de créer ou de recréer le lien entre «efficacité et démocratie» et «efficacité et légitimité». L'évaluation de ces politiques peut se justifier par le principe d'«accountability» parfois traduit par le concept de «redevabilité» défini comme «l'obligation de rendre compte de façon claire et impartiale sur les résultats et la performance, au regard des mandats et des objectifs fixés». Ainsi, ce concept s'appuie sur l'article 15 de la déclaration universelle des droits de l'Homme qui préconise l'obligation pour les autorités politiques de rendre des comptes au peuple du bon usage des pouvoirs qui lui ont été confiés au nom de l'intérêt général. En outre, cette évaluation populaire algérienne comme procès fait à l'Etat est fortement associée à l'idée de la modernisation du système politique et du cadre institutionnel existant, et même de l'action politique future.

Ainsi, on doit évoquer ici le signal fort qui a été envoyé par le mouvement populaire algérien à travers ses manifestations au pouvoir en place pour dire qu'il y a nécessité aujourd'hui de mieux gouverner l'Algérie, en commençant par écouter, coordonner et comprendre les comportements du mouvement populaire, prendre de bonnes décisions, organiser des élections transparentes encadrées par des personnalités honnêtes et neutres, réguler le système politique..., c'est-à-dire qu'il y a urgence de se lancer dans les vraies réformes et de faire sentir au peuple la confiance politique dont il a besoin.

Afin d'améliorer la gestion des affaires institutionnelles en Algérie, il s'agit de commencer sans tarder à concentrer les efforts dans certains domaines que l'on peut qualifier de priorités stratégiques : l'organisation des élections présidentielles justes et transparentes ; la révision par la suite de la Constitution, de la loi électorale... ; la redéfinition de la nature du régime politique qui renforce le rôle des institutions ; la contribution au développement d'une culture politique démocratique qui passe par la mise en place d'un système politique ouvert et responsable et par le développement de structures facilitant la participation effective de tous les citoyens ; la distribution des forces et la clarification dans le positionnement des projets de société de la classe politique ; la décentralisation comme voie pour améliorer la prestation et l'accessibilité des services aux citoyens (l'introduction de la démocratie de proximité) ; la participation efficace de la société civile (non politisée) qui doit agir comme un lien de communication entre la population et l'Etat ; la collaboration société civile - médias pour contribuer à promouvoir l'éducation civique ; l'amélioration du pouvoir judiciaire et de l'Etat de droit ainsi que la modernisation des législations pour les rendre conformes aux dispositions institutionnelles conçues ; l'amélioration du rendement du Parlement ; le renforcement et la modernisation de l'administration qui signifie aussi la réforme de la fonction publique ; le renforcement de toutes les structures en les dotant des ressources humaines et matérielles nécessaires et en assurant une meilleure utilisation de ces ressources ainsi qu'une meilleure adéquation entre les exigences des postes d'actions politiques et publiques et les qualifications des titulaires...

En Algérie, l'Etat se caractérise par un grand centralisme qui s'est traduit par un style d'administration construite autour d'un agenda national totalitaire et non à partir des spécificités et nécessités des politiques rationnelles selon les besoins. Ainsi, une personne ou un groupe de personnes, identifiés à l'Etat selon la nature du régime politique (président de la République et autres...), possèdent une marge de manœuvre très large, avec un large pouvoir de décision dans la représentation des intérêts, la formation de l'agenda «politico-administratif», le choix et la mise en œuvre des politiques... Dans notre cas, l'Etat a souvent fortement réglementé les conduites économiques ; les choix économiques ont souvent été faits à partir de critères politiques comme le cas de la planche à billets pour faire face au déficit budgétaire, ou bien les crédits alloués à l'investissement. Cela s'est traduit par l'inefficacité, le gaspillage, l'incohérence des programmes... La mise en place de la réforme de l'Etat doit mettre en évidence le fait que les décisions politiques ont un coût et que les ressources publiques sont rares.

Dans ce sens, la démocratie forte doit viser une communauté de citoyens s'autogérant qui, malgré leurs intérêts différents, se mettent en capacité d'établir leurs objectifs et leurs actions au nom d'une vision civique de la société et non en référence à quelques principes extérieurs.

Par ailleurs, au-delà des organes classiques du gouvernement institutionnel, gouverner par l'action en Algérie sera dans l'avenir un chantier fonctionnel qui concerne l'efficacité des formes de coordination, de pilotage et de direction des secteurs, des groupes et de la société. Il est clair que dans le domaine des politiques, la question de la gouvernance par l'action est liée à celle de gouvernement institutionnel et notamment à celle de sa qualité.

Il s'agit de permettre une remise en cause et une restructuration de l'Etat face aux processus de différenciation interne, de développement intérieur et d'intégration qui pourraient justifier l'intérêt pour cette exigence de gouverner par l'action. Ainsi, la politique est un champ miné qui demande de l'intelligence, de l'écoute, de l'action et de la sagesse. C'est pourquoi Platon disait que «la justice de l'intelligence est la sagesse. Le sage n'est pas celui qui sait beaucoup de choses, mais celui qui voit leur juste mesure». Effectivement, la juste mesure de la chose aujourd'hui exige une volonté historique de la part de tous les acteurs de la prise de décision y compris l'état-major de l'armée pour ne pas permettre à ce système de se reproduire devant ce déversement populaire.

Dans ce sens, le pouvoir en place doit être dans l'action et agir avec sagesse pour assurer cette transition dans le calme, la tranquillité et la quiétude : il est conseillé par exemple de remplacer constitutionnellement les personnalités décriées par le mouvement populaire, d'éviter d'empêcher les Algériens de circuler et de rentrer dans la capitale le jour du mouvement populaire, chose normalement condamnée par l'article 55 de la Constitution qui évoque que «tout citoyen jouissant de ses droits civils et politiques a le droit (...) de circuler sur le territoire national (...). Toute restriction à ces droits ne peut être ordonnée que pour une durée déterminée, par une décision motivée de l'autorité judiciaire». La révolution conforme et professionnelle contre les dossiers de corruption et l'incompétence politique qui ont mené le pays à la dérive, est un fait nécessaire mais non suffisant pour la transition tant souhaitée par le mouvement populaire. Il s'agit surtout de faire en sorte qu'il y ait des élections transparentes avec des personnalités acceptées.

Enfin, l'attachement à la Constitution et à la tenue d'élections présidentielles « le plus tôt possible » est une chose primordiale à condition que les garants de la transition et de ces élections ne soient pas du sérail politique actuel qui a définitivement perdu sa crédibilité, faute de quoi les élections seraient vouées à l'échec. Il faut dire qu'il est possible, tout en restant dans la voie constitutionnelle, et avec du «brainstorming et un peu d'ingénierie du droit constitutionnel», d'avoir d'autres personnalités à la tête des trois institutions (Conseil constitutionnel, chef d'Etat et chef de gouvernement) et de conduire la transition avec l'élection d'un président de la République et la satisfaction des aspirations populaires. Le déclenchement du bon processus transitionnel avec l'organisation de ces élections est extraordinaire et même souhaité pour ce mouvement populaire mais il faut bien qu'il soit dans une approche d'action politique rationnelle qui prend en considération les espoirs du mouvement populaire.

*Professeur - Docteur en sciences politiques ; Docteur en droit ; Titulaire d'un diplôme d'études approfondies en sciences économiques