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Comment taxer une multinationale ?

par Jayati Ghosh*

NEW DELHI – Depuis quelque temps, les sociétés multinationales (MNC) ont profité des règles de l’économie mondiale afin de minimiser le montant de leurs impôts – ou même l’annuler complètement. Et, depuis quelque temps, l’Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation (ICRICT) a plaidé en faveur de l’imposition unitaire des sociétés multinationales. Heureusement, il y a eu récemment des signes encourageants indiquant que l’idée d’une taxe unitaire est en train de gagner du terrain.

L'introduction d’un taux minimum mondial d’imposition des entreprises multinationales compris entre 20% et 25%, comme le défend l’ICRICT (dont je suis membre), affaiblirait grandement les incitations financières de ces entreprises à utiliser ce qu’on appelle des prix de transfert entre leurs filiales pour transférer des profits enregistrés vers les pays à faible imposition. De plus, un minimum mondial mettrait fin à la course vers le bas consistant à ce que les pays baissent toujours plus leurs taux d’imposition nationaux afin d’attirer des investissements réalisés par les entreprises multinationales.

Ces recettes fiscales mondiales pourraient ensuite être réparties entre les gouvernements en fonction de facteurs tels que les ventes de l’entreprise, l’emploi et le nombre d’utilisateurs numériques dans chaque pays – plutôt que l’endroit où les multinationales décident de localiser leurs opérations et propriété intellectuelle.

Bien que les experts fiscaux et les décideurs aient d’abord rejeté la proposition de l’ICRICT comme difficilement applicable, même les anciens opposants reconnaissent aujourd’hui la validité de cette approche. Plus important encore, il est maintenant largement reconnu que l’imposition des entreprises multinationales en fonction du « lieu où la valeur est créée » encourage une évasion fiscale massive – et légale – au travers de pratiques « d’érosion de la base et de transfert de bénéfices », qui consistent pour les entreprises à profiter des lacunes et des différences entre règles fiscales pour déplacer leurs bénéfices vers des juridictions qui les taxent peu ou pas.

Les pertes de recettes qui en découlent pour les gouvernements sont pharamineuses. Le Fonds monétaire international a estimé que les pays de l’OCDE pourraient perdre 400 milliards de dollars chaque année de recettes fiscales en raison des transferts de bénéfices, et les pays non membres de l’OCDE perdraient un montant supplémentaire de 200 milliards de dollars. Comme que rapport 2019 des Nations Unies sur le financement du développement durable le souligne, l’évasion fiscale frappe particulièrement les pays en développement, parce que leurs gouvernements ont tendance à compter davantage sur les recettes fiscales des entreprises et parce que les bénéfices déclarés des entreprise sont plus sensibles aux taux d’imposition que dans les pays développés .

Les stratégies d’évasion fiscale des multinationales peuvent également fausser les statistiques commerciales transfrontalières. Les entreprises internationales reportent de plus en plus de commerce intra-entreprise et d’investissement dans des actifs incorporels tels que la propriété intellectuelle, principalement à des fins d’arbitrage fiscal. Cela crée des « flux commerciaux fantômes » qui ont peu ou pas de lien avec l’activité économique réelle.

Cette évasion fiscale tout à fait légale est la plus évidente dans les entreprises numériques, principalement parce que la digitalisation rend très difficile de savoir où se déroule la production. En conséquence, les chiffres d’affaires des multinationales numériques n’ont généralement aucun rapport avec leurs bénéfices déclarés et factures d’impôt qui en résultent.

Amazon, par exemple, n’a payé aucun impôt fédéral aux États-Unis au cours des deux dernières années. En 2018, la société a généré plus de 232 milliards de dollars de chiffre d’affaires dans le monde entier, mais a déclaré des bénéfices de seulement 9,4 milliards de dollars, sur lesquels elle a pu ensuite réclamer diverses déductions et crédits compensatoires. De même, en 2017, Google a légalement déplacé près de 23 milliards de dollars aux Bermudes au moyen d’une compagnie écran basée aux Pays-Bas, réduisant considérablement sa facture d’impôt étranger.

Les gouvernements tentent enfin de récupérer ces recettes perdues. En janvier, l’OCDE a proposé des règles normalisées pour l’imposition des sociétés numériques dans ses pays membres sur la base des mesures déjà proposées dans l’Union européenne. Les propositions de l’OCDE vont au-delà du « principe de pleine concurrence », qui vise à obliger les multinationales à mettre les prix de transfert en conformité avec une certaine valeur marchande. Elles vont aussi au-delà des règles actuelles qui limitent la compétence d’imposition aux pays où la multinationale a une présence physique.

Cette initiative est certainement la bienvenue, et pas seulement parce qu’elle pourrait contribuer à réduire la concurrence fiscale entre les pays en développement. Depuis trop longtemps, les multinationales – en particulier les entreprises numériques – ont utilisé les règles fiscales existantes pour éviter de payer des impôts dans les pays où leurs produits sont consommés. À l’heure actuelle, les différentes propositions pour résoudre ce problème (émanant des États-Unis, du Royaume-Uni et du groupe G24 des pays en développement) envisagent toutes d’élargir l’autorité de ces pays « marché » pour leur permettre de taxer les entreprises mondiales. La proposition britannique est la plus étroite à cet égard, tandis que la plus large est celle du G24.

Mais les pays en développement veulent aussi que tout système d’imposition des sociétés mondial reconnaisse leur importance croissante en tant que producteurs pour les multinationales traditionnelles. Les entreprises numériques peuvent représenter les cas d’évasion fiscale les plus importantes et les plus visibles, mais une réforme fiscale qui mettrait l’accent uniquement sur ces entreprises ne serait manifestement pas dans l’intérêt des pays en développement. Le gouvernement des États-Unis est également contre la modification des règles fiscales uniquement pour les entreprises numériques (américaines pour la plupart), car cela reviendrait pour les USA à céder l’autorité de taxation à d’autres pays sans rien recevoir en échange.

La répartition géographique des bénéfices mondiaux et des paiements d’impôts des multinationales doit donc refléter des facteurs d’offre et de demande. Elle prendrait en compte les ventes (chiffre d’affaires) et les employés (comme indicateur de production). Un tel système bénéficierait aussi bien aux pays en développement qu’aux pays développés.

Les arguments en faveur d’une telle approche sont nombreux et implacables. Mais les multinationales numériques et traditionnelles restent politiquement puissantes. Même – ou surtout – dans l’économie numérique, les anciennes pratiques de lobbying comptent toujours.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont
*Professeur d’économie à l’Université Jawaharlal Nehru à New Delhi - Secrétaire exécutif d’International Development Economics Associates, et membre de l’Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation