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L'Etat de droit : un projet au long cours consacré par l'indépendance de la justice

par Mourad Benachenhou

Il n'est pas question de céder à la tendance d'une certaine opinion à décrédibiliser la tentative de réhabilitation actuelle du système judiciaire, dont la seule vraie victime est le peuple algérien, et non, comme le proclament certains médias, les prédateurs, quel que soit leur douar d'origine, qui ont amassé des fortunes immenses à l'ombre de l'ordre mafieux moribond, et auxquels les autorités publiques veulent finalement demander des comptes sur la base de preuves matérielles longtemps mises sous le coude par ces mêmes autorités.

Une seule victime de la prédation et de l'asservissement de la justice : le peuple

Jusqu'à preuve du contraire, on ne peut ni douter de la volonté de ces autorités publiques de garantir l'indépendance de la justice, ni remettre en question l'intégrité des poursuites judiciaires entamées contre certains prédateurs, sur lesquels pèsent des soupçons, si ce ne sont des présomptions d'actes illégaux portant un grave préjudice aux intérêts économiques du pays.

Mais, de l'autre côté, on ne peut tout de même pas passer sous silence le fait que le bras long de la justice n'a commencé à se manifester que depuis la révolte populaire pacifique qui a démarré avec les manifestations du 22 février, qui dure depuis 10 semaines, et ne donne pas l'impression de faiblir.

C'est la mobilisation populaire qui a forcé la justice à se conformer au principe de son indépendance constitutionnellement fondé

On ne peut certainement pas affirmer, comme le prétendent des porte-paroles officiels, que la justice aurait retrouvé, d'elle-même et spontanément, la voie de la légalité constitutionnelle, et qu'elle se serait auto-libérée de la lourde main du système politique, auquel elle a été longtemps asservie, et dont elle a été l'instrument docile, au point de perdre totalement de sa crédibilité aux yeux du moindre des justiciables.

L'indépendance de la justice, maintenant hautement proclamée par les plus influentes des autorités du pays, est une des conquêtes du mouvement populaire, et non le fruit d'une décision unilatérale de ces autorités.

Pas de louanges pour le simple respect de ses devoirs

Il faut souligner que ce changement dans les pratiques judiciaires ne mérite pas qu'on l'applaudisse, car il constitue le simple retour aux dispositions constitutionnelles qui garantissent l'indépendance de la justice et l'égalité de tous devant la loi.

L'appareil judiciaire était «hors de la loi fondamentale» du pays pendant longtemps. Maintenant que le peuple a choisi de revendiquer un Etat de droit dans le sens intègre du terme, la stricte application du principe, longtemps proclamé et jamais suivi, d'indépendance de la justice devrait consacrer un espace à la mise à l'index des magistrats qui ont failli à leur obligation légale de rendre la justice, quelles qu'eussent été les instructions et les pressions qu'ils subissaient de la part des autorités politiques.

Le renforcement de la crédibilité de l'appareil judiciaire, engagé dans une vaste opération de remédiation aux turpitudes du règne passé, dicte que les magistrats défaillants, si minoritaires soient-ils dans le vaste corps judiciaire, rendent aussi des comptes sur leurs dérives contraires à l'esprit et à la lettre de la justice.

Dans les cas où certains de ces magistrats auraient longtemps oublié la sacro-sainte règle, gravée dans la législation algérienne, suivant laquelle ils doivent prendre leurs décisions «en leur âme et conscience» ils ne sauraient être innocentés totalement de leurs propres turpitudes passées, même si elles auraient été provoquées par les «autorités extra-judiciaires» auxquelles leur propre destin et leur carrière étaient soumis.

La corruption n'a pas été seulement le fait des prédateurs et de leurs protecteurs aux plus hauts niveaux de la hiérarchie étatique. Si l'appareil judiciaire y aurait contribué lui-même, forcé et contraint, ou délibérément, probablement dans certains cas, il est de son obligation morale d'accepter de faire son mea culpa.

Ses membres, tout comme ses critiques, doivent reconnaître que l'instrumentation de la justice a été, jusqu'à un proche passé, la règle, et non l'expression d'une dérive accidentelle et passagère, et que les membres de l'appareil judiciaire ont une grande part de responsabilité dans cette situation d'asservissement qu'ils ont acceptée dans leur grande majorité, et que certains de leurs membres auraient même exploitée pour se procurer des avantages matériels conséquents.

L'appareil judiciaire doit faire son auto-critique et reconnaître ses manquements passés

«Connais-toi toi-même» répétait Abou Hamid al-Ghazali, citant Socrate, le philosophe grec victime de la justice populaire. Ce doit être le dicton des juges, assis ou debout. Ils sont en charge des lourds dossiers de la corruption et du pillage, qui ont longtemps dormi dans les archives des tribunaux ou des services de sécurité. A souligner encore une fois que, sous la pression populaire, ces dossiers sont maintenant dépoussiérés et mis à l'ordre du jour.

Il ne faut pas que la négligence de rendre justice soit remplacé par un excès de zèle, destiné à compenser l'injustice passée tant envers les justiciables qu'envers le peuple au nom duquel la justice est rendue.

Les magistrats portent une lourde responsabilité dans la dérive mafieuse du système politique, parce qu'ils ont failli à l'accomplissement de leur mission. Eux aussi portent une responsabilité certaine. Qu'ils acceptent que leur soit imposées les mêmes règles que celles qu'ils appliquent à leurs justiciables, ou qu'ils décident de se laver «plus blanc que blanc» et rétroactivement, de leurs «pêchés mortels» passés.

L'indépendance acceptée de la justice n'est pas la preuve d'une rupture définitive avec le statu quo politique

Mais, qu'on le reconnaisse ou pas, l'émergence de l'indépendance de la justice n'est nullement la preuve que les autorités supérieures sont animées d'une volonté réelle de briser le statu quo politique, et que leur démarche actuelle dans le domaine judiciaire marquerait également un tournant décisif dans le mode de gouvernance du pays. L'expérience est trop récente et trop liée à la mobilisation populaire pour qu'on puisse, en toute objectivité, tirer des conclusions définitives quant à la direction prise par ces autorités.

On pourrait même, sans risque d'être accusé d'un excès de scepticisme, que cette récente évolution positive du système judiciaire pourrait n'avoir pour objectif que de justifier le maintien du statu quo politique, en prouvant que le régime aurait la capacité et la volonté de s'amender et de s'améliorer, en garantissant la stricte application du principe de l'égalité de tous devant la loi, sans distinction de position politique ou de statut social.

Ce récent avatar est-il une simple manœuvre, de caractère occasionnel et temporaire, ou l'indice d'une ouverture politique sans retour ? Est-ce vraiment le premier pas vers une réforme profonde de l'appareil judiciaire ou une tentative de plus de sauvegarder l'essentiel du système politique en redorant le blason d'un appareil mobilisé longtemps au service de ce système dont il reflétait fidèlement les dérives et la corruption ?

Il s'agit maintenant de se demander, à juste titre, si cette libération de la justice est définitive et irréversible, ou si elle ferait partie d'une tentative tactique des hautes autorités du pays de céder temporairement à la pression populaire, en satisfaisant une de ses revendications, et en lui livrant en pâture les membres les plus décriés de la mafia qui s'est emparée d'une bonne partie de la rente pétrolière.

L'avenir seul dira si, vraiment, cette indépendance affirmée de la justice est un pas vers la rupture avec le système politique qui règne depuis l'indépendance, et la première marche vers l'émergence d'un Etat de droit moderne, tournant définitivement le dos à la dérive sultanesque qui a atteint son apogée avec le long règne de l'ex-président algérien.

En conclusion

Il est contre-productif de vouloir à tout prix décrédibiliser les mesures récentes prises par les autorités du pays de renoncer -définitivement, il faut l'espérer- à maintenir l'appareil judiciaire sous un état d'asservissement violant les dispositions de la Constitution, et de lui laisser exercer son pouvoir en conformité avec la Constitution.

Cependant, cet appareil ne saurait totalement se disculper de ses dérives passées, qui ont laissé le champ libre à la prédation et à la corruption, et ont permis l'éclosion et la domination de la classe «mafieuse» qui fait aujourd'hui l'objet de ses poursuites.

Quelle que soit la puissance des pressions extérieures exercées sur lui, le magistrat est contraint de juger «en son âme et conscience» et ne peut, en toute équité, rejeter toute la responsabilité de ses dérives passées sur ses supérieurs hiérarchiques ou d'autres autorités ayant eu pouvoir sur sa carrière.

L'appareil judiciaire doit lui aussi être sujet à des mesures de correction, qui prennent en compte les dérives du passé, et évitent la rechute dans la «corruption» dont certains de ses membres auraient profité pour accéder à des gains matériels et financiers illicites et illégaux.

Ce sursaut salvateur n'appelle à aucune louange, car les magistrats ne font que se conformer à leur statut, aux devoirs qu'il impose, et aux principes de la Constitution qui guident leur mission.

L'appareil judiciaire a un long chemin à parcourir avant sa réhabilitation morale totale, et il doit accepter de reconnaître ses errances passées, d'y remédier avec rigueur et persévérance, et les combattre, avec la même résolution qui l'anime pour défaire la prédation et la corruption mafieuses qui ont caractérisé le règne du président déchu.

Finalement, il faut, tout de même, souligner que la consécration de l'indépendance de la justice, si décisive soit-elle, n'est pas une preuve suffisante que les autorités publiques auraient définitivement renoncé à maintenir en survie artificielle un système politique dont la légitimité est récusée par la majorité de la population algérienne.