Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Manifeste pour une démocratie indigène

par Derguini Arezki*

Pour que puisse voir le jour une démocratie dans notre société, il faut d'abord écarter le modèle de classes des sociétés guerrières européennes qui équilibre les rapports de classes de cette société et rapporter le modèle de notre démocratie à nos assemblées traditionnelles, tribus, villages, etc.

Ce qui nous permettra du même coup de " réencastrer ", de " réenchasser " l'économie dans la société, les régions, pour éviter que la différenciation sociale ne se transforme en différenciation de classes. Ceci étant, pourront se dégager un effort collectif et une épargne collective qui feront que la décision d'investissement, autant économique que sociale et politique, appartiendra à l'ensemble de la population et pas à une classe d'épargnants, la classe des grands propriétaires.

Il faut cesser de parler de pressions et de forces sociales lorsque nous sommes en présence de grandes manifestations populaires comme si on s'imaginait être dans une société industrielle de propriété privée où " la rue " représenterait une force de travail en mesure d'imposer des négociations aux propriétaires de moyens de production parce qu'autrement capable de leur infliger des pertes sensibles[1]. Dans la guerre/lutte de classes de la société industrielle, la force de travail, partie prenante de la production, est une force sociale d'autant plus en mesure de peser sur les négociations qu'elle accepte d'entrer dans un jeu à somme non nulle. Tel peut être présenté le cas de la social-démocratie nord européenne : elle a gouverné longtemps parce qu'elle a compris qu'un bon accord de classes impliquait un jeu à somme non nulle, une externalisation de la guerre de classes, la transformation de la lutte de classes en lutte internationale, en compétition internationale. Avec le retour des Empires[2], les petites nations auront moins de succès avec une telle stratégie. Donc, arrêtons d'associer dans les sociétés non industrielles les manifestations de rue, les grèves à des " pressions " sur " le pouvoir ". La rue parce que n'ayant pas de prise sur le pouvoir économique, elle s'y oppose au pouvoir militaire. Le caractère " pacifique " d'une telle confrontation ne peut être que de courte durée en contexte de crise économique.

Le pouvoir est pouvoir d'agir et de faire agir. Les grèves dans l'éducation publique par exemple, montrent bien que la pression qu'elles exercent n'aboutit qu'à la dégradation de l'éducation et écorche à peine la légitimité du pouvoir d'État. La société tient toujours à la gratuité de l'enseignement, pour une bonne part, elle préfère se dérober plutôt que de s'impliquer. Comme troisième partie prenante de l'éducation, elle fera ainsi les frais de la négociation entre les deux autres parties que sont les syndicats et la puissance publique[3]. Le concept de grève générale est propre à la société industrielle de propriété privée, il est une arme ouvrière de la lutte de classes. Lorsque ce concept est de nature moins radicale et signifie protestation, il a pour objectif de faire pression sur un partenaire en alertant l'opinion sur des conditions locales de fonctionnement. Les grèves dans les services publics ont une telle fonction d'alerte, dans une société démocratique, elles ont aussi des effets électoraux.

De quoi dépend la transition vers un Etat civil dans un État pétrolier comme le nôtre, puisque la question est de nouveau à l'ordre du jour?? D'abord du fait que les ressources matérielles ne puissent plus être du monopole de la société qui dispose du monopole de la violence. En effet si les propriétaires des ressources matérielles disposent aussi du monopole de la violence, il n'y a aucune raison pour que, cela étant, ils partagent le pouvoir de commander avec le reste de la société. Elle assure, dicte une sécurité physique et économique. Il n'y a pas de doute sur le fait qu'ils puissent, dès lors, commander aussi aux ressources symboliques. Nous sommes ici en plein imaginaire féodal (G. Duby, 1978) et son peuple mineur. Cette condition cependant ne suffit pas : la fin du monopole ne signifie pas la fin de la domination sur les ressources.

Pour passer à un État civil, une troisième étape est nécessaire : les ressources doivent globalement dépendre de la société civile et le rapport de dépendance entre le secteur de la sécurité et celui de la finance doit s'inverser ou s'équilibrer. Nous sommes en Algérie et dans d'autres États pétroliers, encore au stade de la seconde étape : fin du monopole, mais non pas de la domination. Il faut attendre la diversification de l'économie et des exportations. Aussi doit-on considérer que nous sommes en état de transition vers l'État civil. La majorité des ressources importantes sont encore sous administration militaire. Que représenteraient les ressources privées dans le PIB si elles ne supposaient pas les importations qu'assurent les hydrocarbures ? L'opinion qui réclame une primauté du politique sur le militaire, à l'image des sociétés capitalistes, se trompe de société. Il ne peut pas y avoir d'État civil dans un pays où les principales ressources sont sous administration militaire. Où précisément le politique ne s'est pas différencié du militaire. Nous verrons plus bas cependant qu'il ne faut pas confondre administration militaire et dictature, ni administration civile et démocratie. Tant que les exportations seront dominées par celles des hydrocarbures, la transition vers une économie de marché et un État civil ne sera pas accomplie. Bouteflika voulait privatiser les puits de pétrole pour soustraire ces ressources à l'administration militaire, il essuya un échec cuisant. La privatisation n'était pas la bonne solution, car ce n'est pas la propriété collective en général qui est un problème, mais celle de l'État algérien et son fonctionnement. La dénationalisation n'a pas été une démonopolisation.

Dans la situation actuelle, où les ressources naturelles ne suffisent plus à " financer la paix sociale ", ni le travail n'arrive à se substituer aux ressources naturelles, la transition va dépendre d'abord de l'accord entre deux parties du pouvoir économique, entre les propriétaires de fait des ressources naturelles ou tenants de la rente et des exportations des hydrocarbures (le pouvoir militaire) encore dominants et les autres exportateurs, les tenants du profit. La rente ne suffisant plus à financer le " développement ", le profit doit prendre le relais. C'est aux exportateurs qu'il faut désormais demander la feuille de route économique.

Sans une diversification des exportations, sans une nouvelle place pour la société civile, le système est menacé dans son existence, la société militaire dans son pouvoir de commander. Le secteur de la sécurité garantissant la sécurité physique, mais ne pouvant plus garantir la sécurité économique, quel que puisse être le prix du pétrole, doit s'accorder avec les nouveaux tenants de l'économie productive pour assurer la sécurité économique. Il sera ensuite possible de s'adresser à la société pour parler des conditions de sécurité générale qui peuvent être assurées[4].

Selon le type d'accord avec la société que l'accord établi entre les tenants du pouvoir économique pourra intégrer, ou autrement dit, selon le type d'accord avec le travail que les tenants de la rente et du profit pourront établir, se dessinera le type de rapport qu'envisagent d'entretenir les hiérarchies sociales avec la société. Rapports d'asymétrie absolue de hiérarchies autoritaires ou d'asymétrie relative de " hiérarchies démocratiques ".

Toutes choses étant égales parailleurs, comme aurait tendance à l'imaginer une pensée encore attachée à un imaginaire féodal et à un individualisme possessif, le type de rapport qui risque d'être adopté tiendra de celui qu'a tenu la hiérarchie militaire, à la manière de l'armée des frontières, vis-à-vis de la société. À condition toutefois que cet imaginaire d'individu possessif de type féodal puisse continuer à dominer l'institution militaire. Dans le cas contraire, l'expérimentation d'un rapport d'asymétrie relative des hiérarchies vis-à-vis de la société peut être engagée. Je parlerai de hiérarchie démocratique quand la reconnaissance sociale de la hiérarchie n'aura pas besoin de la contrainte, mais tiendra d'une autorité immanente et relative au champ où elle s'exerce. Je parlerai alors de véritable élite, chaque fois que l'autorité sera transcendante et immanente, la société se reconnaissant alors pleinement dans une telle élite, dans de tels " élus ". Société et élite entrant dans une reconnaissance mutuelle, faisant partie d'une même unité. À l'image d'une aristocratie qui se définirait comme le meilleur d'une société sans s'en séparer et sans se définir en opposition à elle. Une aristocratie, une hiérarchie qui ne formerait pas une classe à part, mais représenterait la production par excellence d'une société. Il faut revoir l'opposition entre démocratie et aristocratie depuis Aristote. Cet imaginaire relève de celui d'une société de classes. Depuis les Grecs, la société européenne se définit comme une société de classes. Ces deux catégories ne s'excluent que dans la société de classes, où l'aristocratie ne s'incarne plus dans des valeurs, mais d'abord dans une classe sociale "propriétaire". La classe des guerriers au départ.

C'est donc la structure du pouvoir qui dicte les rapports de forces au sein de la société et leur système d'organisation. La concentration du pouvoir économique et la monopolisation de la violence mettent le pouvoir entre les mains d'une minorité, d'une hiérarchie autoritaire. Il faut distinguer hiérarchie et autoritarisme, autorité et autoritarisme. L'autoritarisme au contraire de l'autorité s'accompagne d'une contrainte, il résulte d'une obéissance forcée. Il suppose une asymétrie absolue, au contraire de l'autorité qui suppose une asymétrie relative, une obéissance consentie. L'autoritarisme fausse le rapport dialectique entre la société et son élite.

La société ne se reconnait pas alors dans son élite, " elle ne lui emprunte pas le pas ", ses gouvernants cessant d'être ses " élus ". " Elle ne les suit pas de son propre chef ". Une hiérarchie autoritaire aura tendance à concentrer les ressources entre ses mains pour conserver sa domination. Une hiérarchie démocratique aura pour souci l'existence d'une autorité sociale réelle et se préoccupera de la capacité sociale réelle de production, de mobilisation et de répartition des ressources. De la nature de l'accord entre la rente et le profit, entre le pouvoir économique militaire et le pouvoir économique civil, dépendra en partie la qualité du " contrat social ".

Des négociations entre le représentant des patrons exportateurs, et le pouvoir mi   litaire va dépendre la tournure que vont prendre les choses. Les négociations entre les deux pôles du pouvoir économique ne pourront pas se dérouler abstraction faite de leur rapport à la société[5]. Or le rapport à la société reste encore indécis. Deux scénarios peuvent être envisagés. Selon que l'implication de la société sera possible, souhaitable ou pas. Afin que les uns puissent se charger de la responsabilité de la sécurité physique et les autres de la responsabilité de la sécurité économique, que l'on puisse espérer que la rente soit utilisée au profit de l'investissement productif plutôt que de la spéculation, il faut que la société consente à un effort collectif dont elle a été dispensée jusqu'ici. On ne transformera pas la rente en profit, si le travail, l'épargne sociale ne sont pas mobilisés.

Pour que la société puisse être partie prenante des accords entre le pouvoir économique militaire, la rente, et le pouvoir économique civil, le profit, il faut que le pouvoir économique soit encastré dans la société. Le lieu de cet encastrement[6] s'appelle la région. Dans ce cadre, la différenciation sociale ne se rompra pas en une division de classes. Propriétaires et non-propriétaires pourront se considérer non pas comme parties opposées, autrement dit comme capitalistes et salariés, mais comme associés. Comme dans nos anciennes assemblées, ils seront membres d'un même collectif souverain. Dans ce cadre pourra être établie une confiance des parties prenantes de la production dans leur égale coopération : entre la société globale (l'Etat) et les sociétés locales, entre les diverses composantes de la société locale. Il faut pour cela rompre avec l'imaginaire féodal et l'individualisme possessif que le colonialisme a infusés pendant plus d'un siècle dans nos corps sociaux et institutions. La décolonisation ne sera pas achevée sans l'établissement d'une démocratie indigène.

Nous ne pouvons pas accepter que l'unité de compte social soit l'individu et le ménage. Que le patrimoine et l'héritage sont strictement effectués à ce niveau. Notre société n'a pas atteint un tel seuil d'individualisation. Les stratégies d'accumulation du capital doivent avoir lieu à des niveaux plus consistants : famille élargie, quartier, douar et village et au-delà. Si nous ne voulons pas de la formation d'une classe de capitalistes ou de féodaux, l'épargne doit être le fait de la collectivité et non pas d'une seule classe. Ce que nos règles d'héritage impliquaient depuis l'origine. Afin qu'il n'y ait pas formation d'une classe qui déciderait de la production, nous avons besoin de l'existence d'une épargne collective qui fasse que la décision d'investissement dépende de la collectivité et non de la seule logique de profit d'une classe de propriétaires.

Dans le monde européen de classes, au contraire de nos sociétés égalitaires, ce n'est qu'une fois que " l'accumulation primitive du capital a été achevée ", autrement dit que les fondements du capitalisme étaient acquis, que l'égalité dans l'héritage a été établie. Cette règle a été ensuite intégrée dans les stratégies d'accumulation du capital des ménages. Le contrôle des naissances étant devenu possible et les risques de mortalité réduits. Aussi l'égalité dans l'héritage ne touche plus que les familles, salariales en majorité, où le souci de la conservation du patrimoine n'existe pas. Dans nos sociétés, l'égalité dans l'héritage, ancienne et nouvelle, " protège " d'une manière ou d'une autre, la société de la formation d'une classe de propriétaires, mais elle ne doit pas handicaper l'effort d'épargne et d'investissement comme cela peut lui être reproché. Il faut tenir compte de cette différence : l'épargne n'a pas besoin d'être le fait d'une classe sociale pour exister, elle peut être le fait d'un effort collectif. C'est là aussi un pouvoir de rompre le cercle vicieux de la pauvreté (R. Nurske) et davantage, d'éviter la concentration des revenus qui menace désormais la cohésion sociale.

Pour conclure. En vérité nous ne sommes peut-être pas sortis d'une lutte de clans au sein du pouvoir qui risque d'obscurcir le processus de transition. Si l'Armée nationale populaire continue de s'affirmer comme l'héritière de l'armée des frontières et non de l'Armée de Libération nationale, si le secteur de la sécurité continue de subir une hiérarchie formelle qui en suppose une autre informelle, la société empruntera la voie de l'Égypte. Elle sera encouragée en cela par les puissances étrangères, qui intéressées par nos ressources et leur privatisation, voudront séparer l'économie de la société. En même temps que par les partisans d'une démocratie à l'européenne qui ne pourront que persister dans l'impasse, parce qu'échouant dans leur tentative de pousser le processus de transition à son terme, car ignorant les conditions réelles de transfert du pouvoir économique et politique des autorités militaires aux autorités civiles. Pour réussir le processus de transition, il faut rétablir l'unité de la société, du militaire et du civil, de l'économique et du social, en même temps que les cadres de pouvoir nécessaires à une telle unité.

Le national, la cohésion sociale doivent désormais se redéfinir de manière régionale et internationale. Le temps des Empires est de retour, celui des régions aussi. Les nations ne seront plus que des régions de régions, des puissances de régions, qui trameront mieux l'international. Dans notre cas, à la différence de l'Asie, le temps des régions s'imposera d'une manière ou d'une autre, plutôt de manière négative, car en lutte avec États-nations défaillants, avant que ne s'impose un nouvel Empire. Ne pas anticiper un tel processus en engageant une démocratie réelle, des démocraties indigènes, signifiera continuer de livrer notre continent à des " chefs de guerre " (de Boumediene à Sissi, Haftar et cie) comme le souhaitent les puissances étrangères qui ne veulent pas voir émerger en dehors de chez elles des sociétés égales et concurrentes, mais des territoires et des ressources à s'approprier.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

Notes

[1] Certains politiciens qui ont compris cet aspect nuisance des manifestations savent l'utiliser et ne se laissent pas impressionner par leur aspect massif.

[2] Jason Sharman. "Empires of the Weak: The Real Story of European Expansion and the Creation of the New World Order". Princeton University Press, 2019.

[3] C'est pour cela que dans un texte, " A quoi sert un ministère de l'Education ? ", j'ai proposé la régionalisation de l'éducation afin que les parents d'élèves puissent être une partie prenante qui au lieu d'être dispensée de ses responsabilités les assume complètement. Si les familles d'une société ne peuvent pas s'engager dans l'éducation de leurs enfants, quel engagement peut-on leur demander ? Si une société ne peut pas épargner pour l'éducation de ses enfants comment imaginer qu'elle puisse être compétitive ? La préférence pour le futur s'exprime parfaitement dans cet investissement dans l'éducation, dans cette volonté parentale d'offrir à leurs enfants un meilleur avenir que le présent qu'ils connaissent. Les nations qui ne font pas preuve d'une telle préférence ne peuvent pas être des nations compétitives. Pourquoi un tel effort devrait-il être réservé aux seules catégories sociales supérieures qui pour ce faire, étant donné la dégradation de l'enseignement national, envoient leurs enfants à l'étranger ? En même temps que notre société exporte ses médecins et professeurs ?

[4] Il est fort probable qu'une telle conscience de la situation puisse échapper aux tenants du pouvoir militaire et de l'État profond s'ils sont engagés dans une guerre de clans qui se disputeraient les restes de la rente pétrolière. Ils accompagneront alors l'État dans sa faillite.

[5] Ni abstraction faite de la lutte des clans au sein du pouvoir. Cette lutte pouvant influer lourdement sur les rapports entre les deux pôles du pouvoir économique. L'issue Rebrab pourra nous en dire quelque chose. Nous ferons abstraction d'une telle lutte ici.

[6] L'encastrement est devenu une notion classique de la sociologie économique pour désigner la dépendance que celle-ci entretient relativement à divers aspects du monde social. Au départ la notion de désencastrement a été utilisée par Karl Polanyi pour signifier la séparation de l'économie et de la société, elle a été définie ensuite par Mark Granovetter dans le cadre des études sur les réseaux sociaux comme base d'une " nouvelle sociologie économique " puis par Harrison White qui présente un usage du terme qui l'inscrit dans les travaux sur l'émergence des formes sociales. Michel Grossetti, 2015. " Note sur la notion d'encastrement ", SociologieS,http://journals.openedition.org/sociologies/4997