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L'exode rural est-il seulement une exclusion de la terre ou correspond-il plutôt, à des exclusions culturelle, sociale et politique des populations rurales algériennes ? (Suite et fin)

par Hassan Taki El Benaissi*

Pour répondre à cette importante interrogation qui concerne la plus grande part de l'humanité, aujourd'hui, précarisée socialement et écartelée culturellement par une mondialisation, une sur-urbanisation et de grandes migrations sans précédents, nous avons choisi autant, à titre pédagogique qu'expérimental, le cas contemporain algérien et la genèse de ses différents exodes ruraux et de leurs implications grandissantes sur le cours de l'histoire du pays. Cet entassement effréné et généralisé des populations dans les villes et autour des villes est plus que préoccupant, aujourd'hui et reste bien comparable à un navire qu'on charge, sans mesure et inexorablement, jusqu'à son naufrage suicidaire et imminent. Mais ce qui nous interpelle, particulièrement, moralement et même dramatiquement parmi tous ces « entassés » de la pseudo-modernité ce sont ces populations résiduelles de ces derniers peuples ruraux de l'humanité, ceux que les bourgeoisies urbaines et le système moderniste ont, progressivement, abandonné au fond des cales... Ces produits mensongers, fictifs et créations de leurs cupides pensées et embarcation maléfique! Dans cette fuite en avant d'une mondialisation effrénée et mercantile et de la sur-urbanisation des populations qui l'accompagne, notre humanité va déjà à vau-l'eau et se précipite, sans stratégie, ni guides, vers des déséquilibres violents et irréversibles à venir.

D'après les études les plus sérieuses, entre autres, celle toute récente de l'urbaniste algérienne Farida Seddik (Cf. El Watan édition du 19/06/2017) qui montre par ses travaux de recherche d'architecte urbaniste et à travers ses principales interprétations développées dans sa thèse de Doctorat et son ouvrage public paru chez l'Harmattan, en 2009 (sous l'intitulé Ville , Religion, Politique : Une approche croisée de la violence - Alger 1990 - 2008), que c'est bien dans les bidonvilles et dans les secteurs péri-urbains sous-valorisés, constitués, pour la plupart, de constructions précaires des périphéries des villes que s'est constitué le principal terreau puis les viviers d'extraction des militants islamistes, les plus extrêmes, ayant vite versé dans les affrontements et radicalité violentes, lors de la ?décennie noire' ou plus proprement, ou plutôt, « diplomatiquement » appelée « Tragédie nationale » mais qui n'est rien d'autre (osons enfin appeler un chat, un chat !) qu'une forme de guerre civile qu'a connue l'Algérie, tout le long des années 90.

Disons-nous clairement les uns , les autres pour notre salut collectif national que si on ne comprenait pas suffisamment, et si on analysait pas correctement un phénomène de violence sociale et politique, aussi important et violent qui a sérieusement éprouvé la population (150.000 à 200.000 morts, en moins de 10 ans !), secoué, sérieusement, la République durant une dizaine d'années et a, même, failli par moments, mettre en péril ses structures fondamentales et de continuité de l'Etat, et ce, en relevant les tenants et aboutissants de tous les éléments, et particulièrement des causes profondes, ayant concouru et permis son expression dans les faits; on s'exposerait volontiers à voir se répéter le même phénomène , un peu plus tard, peut-être, et vraisemblablement, ce qui serait crucial, dans des conditions économiques, financières et sociales certainement plus difficiles.

Avons-nous, réellement, tiré toutes les conclusions et enseignements de ce qui s'est réellement passé et pourquoi cela s'est passé, et pris en conséquence les mesures idoines, justes et nécessaires pour conjurer, durablement ce phénomène et éviter, irréversiblement, de faire revivre au pays et à sa population un tel épisode historique, particulièrement, macabre car fait d'inénarrables violences, de coûteuses destructions économiques, des exodes sécuritaires de populations sans précédent et de traumatismes physiques, moraux et psychiatriques encore vivaces dans la population.

Il est vrai que l'Etat et sa population, invitée à l'occasion à s' exprimer par voie référendaire, ont réussi par des lois et dispositions nouvelles (loi de la Rahma, loi de la Concorde nationale) a rétablir progressivement, sécurité et paix sociale, entre autres suivies, dans une conjoncture financière particulièrement favorable, par une politique volontariste de résorption de l'habitat précaire. Mais, pour ce qui concerne le traitement des causes profondes, on ne peut que constater que les bidonvilles ont seulement été déplacés dans l'espace périphérique des villes et remplacés par des béton-villes... Une autre forme de regroupement des populations considérées comme « sécuritairement » sensibles qui rappelle étrangement la politique coloniale des camps de regroupement des populations rurales développée en Algérie par l'armée coloniale et visant à couper les maquis nationalistes de leurs bases paysannes qui les soutenaient, les alimentaient en moyens de survie et en hommes en les faisaient ainsi vivre et perdurer.

« Les fellagas survivent dans la paysannerie algérienne comme le poisson dans l'eau » soutenaient, pour se justifier de ce déni d'humanité, les militaires et stratèges colonialistes, échaudés par leur défaite encore récente de Dîen-Bien-Phu, en Indochine ! Contrairement et contradictoirement à ce qui été préconisé, comme et peut être, comparativement ,à cette politique nationale en faveur de l'habitat social, dans son ensemble, mais mal ou insuffisamment réfléchie de manières économique et socio-politique (on y reviendra plus loin et de manière explicite), la politique de regroupement des populations rurales n'a servi qu'à pousser des populations encore indécises vers plus de radicalité, les faisant rejoindre, par milliers le chemin des maquis ou par des adhésions plus larges aux objectifs de la Révolution algérienne.

Exode rural hémorragique et sans précédent , promotion institutionnelle de la culture citadine bourgeoise accompagnée d'une tentative sournoise mais effective de mise à l'écart, par le déni de la culture populaire rurale, voici, en premiers éléments, l'équation cultuelle algérienne depuis le recouvrement de l'indépendance du pays, à nos jours. Très vaste et essentielle question, qui déborde, largement le seul cadre culturel, et dont l'examen est nécessaire aujourd'hui, pour réaliser une cartographie sociologique et politique du pays juste, fidèle à la réalité sans démagogie ni complaisance, qui exige aussi bien notre capacité objective d'observation et d'analyse mais aussi notre volonté franche d'appréciation des projections possibles sur notre futur collectif.

La Poésie populaire rurale d'Algérie est encore vivante et palpitante malgré l'ostracisme et le déni volontaire où voulaient la cantonner, puis la mettre au Musée des folklores aussi bien les institutions étatiques en charge de la culture qu'une certaine classe d'intellectuels d'extraction bourgeoise en possession, depuis de longues décennies et encore de nos jours, d'un pouvoir d'influence.

Cette poésie populaire rurale et, non seulement, encore vivace et productive, mais elle arrive même à dominer, par sa présence et ses actifs culturels et sociaux, largement la chanson citadine entre autres, celle à caractère andalou qu'on ne cesse de vouloir réanimer artificiellement à coup de grosses et très fréquentes subventions publiques (voire le nombre et cycles de périodicité presque annuel !) .

Enfin l'Exode rural, est-il seulement lié à l'exclusion de le terre ou correspond-il plutôt, depuis 57 ans, à des exclusions culturelle, sociale et politique des masses rurales algériennes ? Nous allons tenter d'analyser l'exode rural et le drame des paysanneries spoliées et disloquées par les bourgeoisies « citadinistes » d'Etat et leur urbanité, manifestement hégémonique, depuis l962.

Mais comment raconter l'Exode rural, ses affres et souffrances , sinon et le mieux par la parole populaire de ceux qui l'ont vécu dans leur chair et leur âme. Les plus beaux chants du monde sont, généralement, des textes de douleurs, de véritables cris de révolte face à l'oppression subie. La révolte reste le droit inaliénable de l'opprimé dit un enseignement antéislamique, quoique depuis, sacralisé.

Pour pouvoir répondre à une telle question, une analyse et « introspection » appliquées à un texte traduit d'une bien récente chanson populaire rurale pourrait nous édifier de quelques éclairages fort utiles. Laissons donc parler les concernés ; laissons la ruralité chanter sa révolte et encore son insoumission à l'ordre injuste...

Dechra* (Le Douar)

(*) Texte et chant du regretté Cheikh Attalla (de son vrai nom Ahmed Benbouzid), entre autres ses qualités de chanteur et de poète, cet ancien député indépendant de Djelfa (capitale des Hauts Plateaux) a disparu en 2016 dans un accident de la route tragique et peut être pas tout à fait ordinaire. (lien, pour écouter la version originale : http://www.dailymotion.com/video/x9kj1h_cheikh-atallah-dechra-rani-halef-ma_fun) .

Il faudrait peut-être signaler, aussi, que ce texte de gestation, cogitation et révolte populaire, tellement critique et réaliste, dénonce largement ce mode de gouvernance algérien, bâti sur l'opacité, une généralisation de la corruption clientéliste et le déni caractérisé de la souveraineté du peuple et des cultures. Ce qui le fait résonner, aujourd'hui, comme une véritable prémonition de l'élan populaire pour un changement fondamental et profond de la gouvernance que connaît le pays, depuis les grandioses manifestations du 22 février 2019...

Je te fais mes adieux Ô Dechra (Douar),

Où ses gens se sabotent les uns, les autres,

J'ai juré de ne plus en revenir cette fois-ci,

Même si je meurs de soif dans un désert,

Je vivrais dans le pays des Roums (chrétiens) ou des mécréants,

Plutôt que de vivre avec les serviles et les gueux ;

Avec le discours hypocrite et le rire jaune,

L'amitié née et meurt avec les affaires,

Avec sa langue, il t'offre un quintal fini de choses,

Alors que la ruse se cache et emplit ses aisselles ;

Avec l'argent de la corruption,

Il va au petit pèlerinage de La Mecque ,

Et il fait la prière seul à la maison, la fin du Ramadhan ,

Que Dieu maudisse sa race,

Que Dieu Maudisse son Bled,

Et le Bidonville en torchi de ses gens,

Ô mon malheur, ô mon malheur

Souffle ô ...Bensaîd (musicien), souffle sur ta flûte

Je vais à Paris...



Quand il revient avec le cordon sur le turban et la robe jaune,

Il s'adonne aux falsifications et affabulations,

Il jure par Dieu, à maintes reprises,

Il jure au nom de la Kaaba et au nom du Coran,

Il jure, en répudiant enfants et femme,

Et juste parti, tous ses dires s'avèrent faux ;

Maudis-les de ce Douar , ô mon Créateur,

Un peuple qui jure ne peut être crédible,

Ô Dieu chasse-les de ce Douar, prends-les ... Ils nous ont fini,



Je te fais mes adieux ô bout de terre, où

Celui qui le commande ne peut être qu'ignorant ou voleur,

Lorsqu' Ils sont jugés à la tribune ou au tableau, Ils se révèlent arrivés en politique sans principe, ni direction aucune :

Ce qui est haut , Ils le placent en bas et ,

Ce qui est bas, Ils le placent en haut ;

Et l'essentiel , Ils ne le montrent qu'à untel et tel autre de leur choix.



On remarque alors que le Maire (allusion à traduire plutôt par gouvernant) n'est qu'un âne, son adjoint une vache, entourés d'une assemblée d'hyènes qui se bouffent les unes, les autres ;



Par Dieu, il ne nous reste plus rien ici;

Voilà l'état où se trouve notre Bled :

Les maires nous ont tous spolié et mangé,

Que Dieu maudisse les gourbis de leurs gens,

Plus personne ne craint la patrie de nos jours

Souffles ô Bensaîd (musicien), tu es dans le

Studio...

Souffles ô Bensaid, tu vas partir en France ...

A Paris...

Souffles, ô mon malheur, mon malheur...

Que Dieu maudisse les gourbis de leurs familles,



On (est dans un époque où on ) ne distingue plus le lettré de l' ignorant ,

Ni la personne à jeûn de la personne ivre,

C'est un ramassis (la société est devenue) composite de peaux collées les unes aux autres,

Où le voleur se cache parmi les voleurs,

Et comme ces chiens sont devenus maîtres de l'oppression (Hogra),

Ô malheur à celui qui sera pris entre leurs crocs,



Quand tu les entends parler d'eux et de leur pseudo-vécu révolutionnaire,

Tu te dis : Voilà les Héros, voilà les Braves ,

Mais si tu les analyses et les pétris, ils ne formeront point le mollet d'une femme,

Et si tu les soupèses, leur poids s'avère dérisoire,

Oui ! si tu les pétris, ils ne formeront point le Galbe du mollet d'une femme ;



Et comme le corbeau qui pavoise et domine sur le haut de l'arbre,

Il pense que toutes les créatures au sol ne peuvent être que des mouches,

Adieu , Douar,

Que l'Histoire a jeté au fin-fond du passé humain,

Heureux l'étranger qui y est venu comme fonctionnaire,

Dès son arrivée au Bled, il devient chéri et honorable,

Il lui donne la literie et lui rajoute une femme,

Et chaque jeudi, son festin est prévu chez tel ou untel,

Il n'aura plus besoin ni de lait , ni de légumes ; tout sera fourni par les Serviles,

Et ce malin qui court pour lui ramener un « oreiller » rouge ( bouteille de vin ?) ,

Et l'autre qui galope pour lui apporter des pots de beurre,

Et on voit les Serviles s'empresser pour lui faire des révélations,

Et l'on voit les Serviles traîner jusqu'à chez lui des agneaux,

Maudis, ô mon Dieu , cette communauté qui n'a plus de dignité,



Ô mon malheur

Souffles... ô Bensaïd (flutiste),

Souffles... ô Bensaîd sur leur monde !



Et que Dieu leur apporte une grande tempête bien chargée de sable,

Où l'égoïste solitaire, bien qu'avec son argent, restera affamé,

Et si Dieu le Voudra bien, à partir de ce moment je ne reviendrai plus au pays des Gueux et des Serviles,

Et je dirai adieu à ce trou, que j'abandonne aux Gueux et aux Serviles,

Je ne parle pas des hommes de valeur, dont la parole n'arrive plus à porter :

Les hommes de valeur sont partis,

Aujourd'hui, se sont imposés à nous des Gueux qui se sont auto-constitués comme nos représentants pour parler en notre nom,

Que Dieu Maudisse leur race !

Je ne parle pas des enfants qui sont en éducation,

Je ne parle pas de ceux qui habitent les linceuls,

Je ne parle pas de l'arbre et des roches,

Je ne parle pas des Saints et des Esprits,



Mon propos concerne ces Gueux sans lignée authentique qui ont pris de l'importance quand s'est inversée la situation :



Ils étaient planqués durant la Révolution et beaucoup d'entre eux étaient même dans les rangs de l'ennemi,

Le revoilà revenu avec des faux témoins pour se revendiquer de la Révolution,

Le revoilà bénéficiant d'un camion, d'un café et d'un Plan (lot de terrain) ,

Et on a lui rajouté un Rappel, ce qui lui a permis d'aller au petit pèlerinage puis de prendre une nouvelle épouse,



Et dans son mythique faux parcours historique, il revendique avec éclat :

«Si vous saviez ce qui m'est arrivé, alors que j'étais au Maquis avec feu tel grand maquisard . Monté sur un âne et poursuivi par un avion ennemi, malgré cela j'ai réussi à lui tirer entre les ailes . J'ai attaqué aussi un Char avec un bâton et une pierre et réussi à le démolir et à l'incendier entièrement.»



Chasses à jamais , de notre Douar, ô Dieu, ces Harkis affabulateurs,

Et Bénis ceux et celles qui ont vécu les affres noires et amères de la guerre,

Et qui sont morts en martyrs pour la foi et la sincérité.

Bénis-les bien fort et Accueilles-les, ô mon Créateur, dans Ton vert paradis.

*Université d'Oran 1