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L'ère de la gouvernance par la peur est-elle révolue ?

par Cherif Ali

Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple ! (Bertolt Brecht)

Les hommes politiques algériens, qu'ils soient au pouvoir ou dans l'opposition, se font fort d'instrumentaliser des craintes, avérées ou non, de la population pour atteindre leurs objectifs. Les discours alarmistes et anxiogènes ainsi que la désignation d'ennemis intérieurs, sans oublier bien sûr «la main étrangère», servent alors à légitimer des mesures disproportionnées qui portent atteinte aux droits fondamentaux, dans le but de mieux contrôler la population.

De toutes les façons, il est admis que ceux qui sont au pouvoir, dans nos contrées d'ici-bas ou dans le monde, ont toujours besoin d'agiter le chiffon rouge de la peur pour détourner l'attention du peuple. Ils ont toujours su que la peur est le meilleur moyen de convaincre la population réticente à leur accorder son soutien conditionnel : que ce soit pour détourner son attention, pour justifier plus de taxes ou pour faire accepter une législation impopulaire.

Le projet de la loi sur la monnaie et le crédit en a été l'exemple le plus frappant : le gouvernement avait estimé qu'il était plus que temps d'aller vers un mode de financement non conventionnel. Ce n'est plus un choix, c'est devenu une nécessité absolue, avait lancé Ahmed Ouyahia, en son temps, de toutes les tribunes où il a discouru.

L'opposition, pour sa part, estimait que le recours à la planche à billets allait mener le pays à la ruine !

Dans ces mêmes colonnes Mourad Benachenhou avait affirmé que : «les Algériennes et Algériens sont noyés d'une avalanche de chiffres, à donner le tournis, et dont l'objectif est de les mettre en situation de panique extrême, afin de leur faire avaler la dure pilule du redressement de bilan tout en leur faisant oublier que ce sont les artisans de cette situation qui continuent à régner ».

En fait, tous ceux qui ont pris le pouvoir en Algérie à partir de 1962 jusqu'à l'ouverture du champ politique qui a eu lieu au lendemain des événements tragiques d'octobre 1988 ont utilisé la peur pour se maintenir aux commandes du pays.

Leurs opposants, ceux notamment qui se sont manifestés au lendemain du premier tour des élections législatives avortées de 1991, n'ont pas fait mieux. Un dirigeant d'un ex parti dissous, croyant avoir raflé la mise électorale, s'est précipité à appeler les Algériens «à changer leur us et leur comportement y compris vestimentaire !».

Dans la même veine, à l'occasion des dernières législatives où le risque d'abstention planait sur le scrutin qui se préparait, des représentants du gouvernement d'alors ont commencé à agiter le chiffon de la peur à la face des Algériens leur faisant croire que «s'ils n'iraient pas voter, le pays sera attaqué de toutes parts de l'étranger ; des chasseurs bombardiers et des armes électroniques sont prêts à donner l'assaut !».

Il faut dire que durant ces 20 dernières années, les Algériens ont tout enduré ! Ceux qui présidaient à nos destinées ont tout fait pour alimenter et mettre à jour nos peurs ; ils avaient à leur disposition un arsenal sémantique diversifié avec notamment ces mots : protéger, rassurer, sécuriser, affronter, maltraiter, terroriser, censurer, libérer, sauver, éliminer, résister, défendre, alerter, harceler, brutaliser...et parfois même emprisonner.

Autant d'étincelles qui allument nos feux intérieurs de l'effroi !

En attendant, la théorie de la peur comme celle du chaos recrute encore des adeptes dans les régimes les plus fermés, même si en Algérie elle ne fait plus recette.

La peur se nourrit d'agents viraux qui contaminent notre confiance, altèrent notre lucidité et renforcent notre interprétation négative. Qui d'entre-nous, à la lecture de certaines manchettes, ne s'est laissé tenter de penser : «Ah oui, c'est vrai, c'est la crise, le pétrole dégringole tout comme le dinar et le pays avec !».

Ces appréhensions sont les socles fondateurs de nos peurs intérieures. Le pire, c'est qu'en craignant qu'elles se réalisent, nous mettons en œuvre, sans le mesurer, des schémas de répétition qui donnent raison d'avoir peur. Pour s'en rendre compte, il suffit de noter la fréquence des commentaires de type : «La chute du pétrole, c'était inévitable, tous les experts l'avaient prédit», «le gouvernement nous a caché la vérité», «nous l'avons dit au président!», «à travers la révision de la loi sur les hydrocarbures, c'est Sonatrach qui est visée !».

En principe, il est dans le rôle de tout gouvernement de rassurer les travailleurs et, a fortiori, les citoyens sur leur avenir immédiat, d'autant qu'il se trouve coincé dans une situation de crise, mais les annonces nombreuses et désordonnées à propos du recours à l'endettement intérieur, par exemple, contribuent à semer une panique sans nom.

Nos émotions sont, cependant, intactes. Elles se nourrissent de notre ressenti et les médias constituent une formidable chambre d'échos. Lire, voir ou entendre parler des risques potentiels et des menaces terribles qui pèsent sur nous, disait un psychologue, peut agir à notre insu dans la construction de notre perception que nous confondons souvent avec la réalité.

C'était Ahmed Ouyahia qui avait jusqu'à lors le monopole de la parole ! Le couteau est arrivé à l'os, avait-il dit aux sénateurs à l'occasion de la présentation de son plan d'action.

L'effet a été immédiat : comme un seul homme, ils n'ont pas tari d'éloges à son égard et ils ont massivement voté pour son plan d'action. Après, ils sont rentré chez eux, tranquillement, sûrs d'être payés les mois qui suivirent, avait ironisé un journaliste.

De toute évidence, focalisés qu'ils étaient, tout comme les ministres, par le maintien de la «paix sociale» en vue de leur maintien au pouvoir à n'importe quel prix, ils ont eu peur du conflit, peur des arbitrages, peur des débats, peur de l'échec, peur de communiquer et peur d'être ou de devenir impopulaires de par le fait qu'ils soient formatés et conditionnés par le souci de plaire à tout prix, même au risque d'être à contre-courant de l'intérêt actuel et futur de toute la collectivité nationale !

Aujourd'hui, les ménages ont peur en l'absence de mécanismes officiels de régulation, ce qui laisse présager des périodes de tensions et de difficultés «à joindre les deux bouts» pour beaucoup de citoyens. L'école va mal, la santé aussi. La culture est au plus bas. Les imams cathodiques font des ravages avec leurs fatwas. Le monde du travail est en ébullition et la sécheresse politique a gagné tous les partis politiques ! L'heure n'est plus aux propositions de crise, c'est le temps des règlements de comptes, de l'invective et des menaces

Pendant ce temps-là, des opportunistes profitent des peurs générées et entretenues pour s'enrichir au détriment de la population.

Les cambistes du square Port-Saïd, et d'ailleurs, mettent à mal le pauvre dinar ! L'euro s'envole. Le gouvernement accuse la rumeur d'avoir contribué à la hausse vertigineuse des devises ! De nouvelles entreprises naissent, d'autres s'enrichissent en profitant des mesures attractives et du foncier donnés par les gouvernements successifs ! Elles ramassent à la pelle les subventions induites par les programmes gouvernementaux créés dans le but exprès d'«endiguer les nombreux dangers qui nous assaillent».

D'autres programmes, tout aussi alléchants, subventionnent des centaines d'associations à but non lucratif pour, soi-disant, aider la population à gérer le stress créé par la peur et aussi pour remplir, au moment voulu, les salles de meetings politiques des partis du pouvoir.

Mais, il faut savoir que l'effet de la peur s'amenuise avec le temps. A moins que les catastrophes annoncées ne se matérialisent, le doute s'installe rapidement même si ceux qui sont au pouvoir détiennent un inventaire de «danger illimité» pouvant raviver la peur dans la population

Aujourd'hui, la déliquescence de l'Etat n'est plus une vue de l'esprit, mais un fait. Il s'observe sur le terrain et s'accentue chaque jour davantage. Des hommes politiques sont chahutés durant les marches du mouvement populaire. Des ministres et des représentants de l'Etat sont carrément chassés durant leurs activités sur le terrain. Dans sa dernière allocution, le chef d'Etat major a fait part de son mécontentement : faut-il, alors, dissoudre le peuple ?

Il faut le dire, le pouvoir politique algérien a été pris de court par le déferlement populaire du 22 février. « Une frange insoupçonnée de la population algérienne, citadine, éduquée et spontanément solidaire s'est réapproprié l'espace public confisqué depuis plus de 20 ans, si l'on excepte la mobilisation kabyle du printemps noir de 2001, expliquait le sociologue Nacer Djabi. Cela a été possible parce que le renouvellement démographique de la société a changé la donne. Les jeunes qui n'ont pas connu la décennie noire sont la force active aujourd'hui. »

Le chantage par lequel le pouvoir pensait tenir les Algériens en brandissant le risque de retour à la guerre civile en cas de protestation, ne fonctionne plus. Un autre calcul du clan présidentiel a tourné court: celui de maintenir les Algériens dans le pacte servile qui impose aux citoyens de renoncer à leurs droits en échange d'un État providence fortement redistributeur.

Ça ne marche plus ! Les Algériens veulent de la dignité et se rebellent : « nous ne voulions pas seulement empêcher un 5e mandat, nous voulons qu'ils partent tous !

Chez les tenants du pouvoir, l'on continue à évoquer des « parties dérangées de voir l'Algérie stable et sûre», lesquelles seraient par ailleurs «désireuses de ramener l'Algérie aux années de braise ».

La convocation du souvenir traumatique réel de la décennie noire des années 1990 adossée à ce type de propos empreints de conspirationnisme procède d'une dramatisation volontaire de la situation présente, en vue de remobiliser les opposants aux manifestants, de dissuader ceux qui seraient tentés de manifester et bien sûr, aussi, de démobiliser les parties prenantes aux mobilisations populaires actuelles.(1)

Mais, ce qui est remarquable, c'est la résilience de cette jeunesse qui est passée au-delà de la peur de la génération précédente, qui ne veut pas revivre la tragédie des années quatre-vingt-dix, qui n'en peut plus de la gérontocratie mafieuse qui s'accroche au pouvoir comme une sangsue, mais une jeunesse qui veut simplement vivre dans une Algérie libre et démocratique et qui invente des formes de dissidence alternative en rupture avec les schémas du passé. Mais cette jeunesse n'est pas seule, elle a été rejointe par la génération précédente, celle qui devrait aujourd'hui détenir le pouvoir économique et politique.

La populace ne peut faire que des émeutes.     

Pour faire une révolution, il faut le peuple. (Victor Hugo). Et chaque vendredi, le peuple algérien manifeste par millions pour dire qu'il est là pour terminer le travail des révolutionnaires du premier novembre 1954 qui ont libéré la terre d'Algérie et qu'il leur appartient à eux, les jeunes, de libérer les Algériens !       Ce qui est très nouveau aussi, ce sont les formes de ces manifestations. Elles sont joyeuses, respectueuses et pacifiques ! Et aussi déterminées :

Ce n'est pas seulement le cinquième mandat que le peuple algérien remettait en cause, c'est tout le système de prévarication et de corruption qu'il veut « dégager » !

La lame de fond qui balaie l'Algérie emportera telle le « système » ?

Le pouvoir hésite à prendre en considération les demandes du Hirak à savoir le limogeage de Bensalah et le gouvernement. Il fait des concessions et offre sur le plateau les têtes des kouninef et consorts qui sont convoqués par les juges.

Est-ce suffisant pour calmer ceux qui investissent les rues Algériennes depuis le 22 février 2019 ?

En faisant sauter le fusible Bouteflika et en maintenant la présidentielle du 3 juillet prochain, le pouvoir veut-il se donner le temps de préparer sa succession, c'est-à-dire tenter de garder le pouvoir et la rente ?

Comment réagira la population?

Un dixième vendredi de manifestations se prépare pour le 26 Avril : qu'en sortira t-il ?

Il est bien évidemment trop tôt pour le dire, mais nul n'a le droit de réinstaller, d'une façon ou d'une autre, la peur dans les familles algériennes inquiètes pour la sécurité de leurs enfants ou de leurs biens ; ou plus grave encore, la sérénité de toute la nation sur l'avenir de l'Algérie, son unité, son indépendance et sa sécurité nationale sont une «ligne rouge» à ne pas dépasser !

Et ces propos, tenez-vous bien, ont été proférés par un certain Abdelaziz Bouteflika ! Ils sont consignés dans un discours qu'il avait adressé à la nation en 2011, quand il régnait en maitre sur le pays !

1 - Contestation en Algérie : ils parlent de « complot » Haoues Seniguer