Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Genèse du Hirak algérien: Une clinique sociale (1ère partie)

par Mourad Merdaci*

Au terme des trois dernières décennies, de nombreuses transformations ont traversé le champ sociopolitique, économique et culturel de l'Algérie. Ces conversions, opérées dans un contexte général de dérèglement des valeurs communautaires, de l'État de droit et des rites de l'appartenance sont appréhendées, ici, dans une approche qui interroge la folie de la société à travers ses distorsions, recherchées et actées, et ses rationalités, souvent opposées, de solidarité et de division.

Pour introduire une lecture des productions sociales, portées aujourd'hui par le paradigme du «Hirak algérien», cette contribution s'appuie sur une grille d'interprétation de la clinique sociale, cadre théorico-clinique d'observation et de recension des conjonctures psychopathologiques des acteurs sociaux, afin de situer comment les personnes et les structures sociales produisent des troubles, des distorsions des liens et des rapports à la réalité, des affrontements infrapsychiques et de surface et des folies spécifiques dans leurs diverses transformations (frontières séparatrices, périphéries psychiques et spatiales, addictions, suicides, migrations traumatiques, injonctions psychotiques, violences sociales, sexuelles, intrafamiliales, génocidaires et ethniques, aliénations symboliques, détestation sociale, voilement des femmes, deuils transitionnels, expériences traumatiques et pratiques marginales de l'enfance). Elle fixe les correspondances entre la souffrance psychique et sociale et les modes réparateurs investis où un système de déraison assure le recours à la survie face à l'exclusion, aux précarités multiples, à la perte des dignités et à l'indicible de haines historiques ou circulaires. Il s'en dégage, alors, une sémiologie empirique, d'essence psychique, biologique et psychosociale, portée par des symptômes codifiables dans un registre de troubles dimensionnels (angoisses, troubles du comportement, dépressions, délires, décompensations psychotiques, états-limites, etc.) actés par l'ensemble du groupe social ou à travers des délégations individuelles.

Une conjoncture algérienne

En Algérie, les dimensions sociales, idéologiques, politiques et économiques paraissent immuables et les acteurs d'un pouvoir obsolète reconduits sans le procès d'un bilan minimal de gestions calamiteuses marquées par l'apathie et la sidération, la déliquescence de l'appareil productif, l'impéritie des investissements, le délitement des objets de la vie, l'indigence de la pensée, la croissance aléatoire et la dépression sociale contenue par la frénésie consumériste. Alors même que la mémoire immédiate des Algériens est ponctuée d'incidents graves, de tueries d'enfants, de pratiques suicidaires et de morts soudaines rencontrées dans les tentatives de harga et que les inégalités sociales sont plus attentatoires et les stratégies de contournement onéreuses pour la dignité et la santé des personnes.

Mais ce pouvoir s'est maintenu dans un jeu d'ombres et de lubies où la morale et la justice ont été reléguées et l'État privatisé pour initier le partage des prébendes et le conclave des laquais, emmurer la parole critique et l'engagement intellectuel et instituer l'empire crapuleux de l'argent. Ce fut un règne déficitaire dans tous les secteurs de la gestion sociopolitique et économique et dans l'encadrement des conjonctures nationales. Que dire des constats de corruption, de la dilution des deniers publics, de l'expansion des drogues, des parodies de justice et de l'humiliation prescrite aux plus faibles ?

Le débat sur les élections présidentielles, passablement amorcé en raison même de l'opacité des communications produites sur les déterminations de chaque bord, a été particulièrement dévitalisé par les atermoiements sur le thème du cinquième mandat. Un contexte d'incertitude sociopolitique est entretenu par des clans divers dans une dimension de crise des appareils du pouvoir et des structures sociales. Le président-sortant est néanmoins candidat-virtuel. Des formations politiques reconnues, dont celles qui ne s'affilient pas forcément au principe démocratique, empêtrées dans leurs propres argumentaires politiques, se retirent et des groupes de surface, voire des candidats folkloriques, se rangent derrière la candidature verticale. Face à l'obstination irrépressible du clan Bouteflika et au coup d'arrêt du protocole électoral, un mouvement intense de marches populaires pacifiques distancera la classe politique pour animer le «dégagisme» aux fins aujourd'hui connues.

Beaucoup d'Algériens seront affectés par le silence et l'impassibilité de l'ex-président de la République qui avait la charge constitutionnelle de représentation de l'État et du peuple. Faut-il renvoyer cette stratégie de la communication officielle à ce qui la singularise le mieux, l'interactivité virtuelle déléguée à l'image figée du président ? Dans la conjoncture d'incertitude et de déchirement qui domine l'Algérie depuis plusieurs années, des paroles de ressourcement et de clarification paraissaient nécessaires. M. Bouteflika avait le devoir d'indiquer pour son peuple en quoi il a été dans l'échec, de renoncer à placer la vie des Algériens dans une alternative de perte et d'engager les éléments les plus fragiles dans un théâtre de résistance aléatoire.

Dans ce contexte incertain, un projet démocratique ne pourrait émerger que dans le croisement de différentes postures de la vie politique, psychosociale et économique et du libre-arbitre reconnu aux suffrages et aux acteurs sociaux et politiques. Un constat s'impose de l'inexistence des hommes et des femmes providentiels, imprégnés de leur pays et de leur peuple et porteurs d'une vision de partage, conscients de l'exiguïté des territoires de liberté et de l'irrésolution des enjeux capables d'impulser le pays et de l'arracher aux miasmes de l'improvisation, de la centralité du pouvoir et de l'imposition de tutelles. Les formations et les personnalités sociales ou politiques qui auraient pu porter une alternance au pouvoir sont impuissantes et sans fondement réel. Les institutions parlementaires sont des agrégats de ripailleurs. La liberté d'expression conditionnée. Les ségrégations actées. Les désirs récessifs. La détestation entamée.

Une interminable douleur

L'illusion de plénitude ne pourra pas masquer l'incertitude d'un avenir toujours soutenu par les richesses exponentielles des hydrocarbures. Car il n'existe pas de maturité politique, éthique et sociale où auraient prévalu le travail sur les alliances, le droit sur la prédation et la justice sur la précarité. Cette immaturité, fondamentalement celle des décideurs, affecte aussi les structures sociales de manière prononcée depuis l'arrivée dans le champ social de brassées immenses d'argent et de produits de la corruption qui ont vite déclassé le labeur intègre et institué la curée avec la bénédiction de l'État.

Un métabolisme social en Algérie signale un mouvement de repli des structures sociales, une posture d'attente dans un rapport inconstant au travail de réparation. Une dysharmonie comme un moment d'enfouissement où seule demeure la satisfaction biologique. C'est le propre de tous les retours traumatiques, cette folie sociale indistincte, où les esprits et les corps ne requièrent que la jouissance fondamentale et le dépérissement. Elle est vécue par des milliers d'Algériens sans substance sociétale, méta-société sortie du ventre du néant, sans héritage de cultures ni références génitrices, parés de richesses subites et d'honorabilité de carnaval. Ce sont les seigneurs d'aujourd'hui. Cette communauté s'est agrandie à travers les maillages stratégiques et les concessions politiques. Les bazaris en sont l'évidence et le gage social. Elle cache, cependant, d'autres organisations, des mœurs latentes, des postures possessives et brutales qui vont éclore dans un ressac de colère, de violence et de brumes que chacun, maintenant, pense improbables. Cette déstructuration de la société, prévisible après les méandres des années 1980 et 1990, aurait dû être accompagnée par un travail de pensée, de production humaine et de création de ressorts nouveaux dans la puissance de l'État de droit, la communication politique horizontale, la qualification du travail et dans la protection des ressources anthropologiques. Ce travail serait encore possible dans l'avenir. Mais les mécanismes du pays sont déjà encrassés. Les aspirations amenuisées, la douleur interminable, l'injustice foncière, les haines instituées, les attentes incompressibles et les séparations incontrôlables. Faut-il encore relever la corruption ? La dégradation de l'école et de l'université ? Les limites de l'appareil productif ? L'indicible dépendance aux champs de pétrole ? La perte du sentiment d'enfance ?

Beaucoup de catégories d'Algériens surnagent dans le leurre. Car l'opacité de la vie, du partage des ressources et des étais du pouvoir leur procure une illusion de préséance, à défaut de maturité, et la caution d'une élévation incongrue dans l'échelle sociale. Nul autre pouvoir que celui de M. Bouteflika et de son entourage occulte, davantage que les effets néfastes de la décennie noire, n'aura engagé l'avenir, la moralité et les certitudes du pays et de ses structures sociales. Car le dévouement y a été proscrit, les valeurs du travail et de l'équité galvaudées, l'accès aux libertés obturé, la plénitude sans mode d'emploi, la désirabilité insatiable, le dogme religieux dévoyé et le corps biologique totalitaire. Dans le règne des «mandats», les haines réciproques fracturent les attaches les mieux ancrées dans l'histoire des communautés et des personnes. Car les douleurs ne sont pas oubliées, faute d'être parlées et élaborées. Dans ce système sans émotions, les richesses fortuites et les alliances perverses s'accommodent des préjudices sociétaux et de la mort portée par les impulsions autodestructrices et les assassinats récurrents. Des femmes et des hommes y sont en désunion de leur filiation affective et de leur dignité. Ces occurrences comminatoires accentuent les frontières d'une improbable société.

Une improbable société

Dans l'Algérie actuelle, les transformations structurales de la société et de la famille ainsi que les modalités de définition et de qualification des statuts ne sont pas totalement lisibles. Aussi posent-elles la question des lignes de partage entre les critères normatifs, ceux d'un long processus d'habilitation, et les critères de l'assimilation, ceux de la transmission clanique ou maffieuse, tout en fragilisant les légitimités historiques individuelles et groupales et la référence de liens immatériels formés dans la culture, le rapport à l'école et la lignée du travail. De nouveaux intercesseurs se sont substitués aux marqueurs habituels -ceux du patrimoine culturel- consacrés par la puissance du corps sexuel, le pouvoir de l'argent et la binationalité, tous substrats parasitaires. Les différents systèmes de pouvoir de la scène algérienne ne perçoivent pas les effets probables de l'écrasement du gradient historique des échelles sociales et des transmissions qui les régulent. Dans les années à venir, la défection des réseaux de filtrage sociologique sera plus importante. Car les perspectives politiques, économiques et sociétales de la transformation sociale ne sont pas définies ni entrevues dans les contingences matérielles qui façonnent un succédané de la vie de millions d'êtres sans amplitude émotionnelle, sans rêves, sans capacité de parole et sans qualité de personne.

Il est possible d'en spécifier les aspects singuliers dans l'échec cumulé des politiques de l'école ou dans la désagrégation de l'université qui fonctionne davantage comme un lieu de substitution et de captation des migrations rurales que comme une source du savoir et d'accession dans l'échelle sociale. La gouvernance aveugle surplombe ou occulte les contradictions de la société et les caractéristiques superficielles qu'elle se donne où des acteurs sans culture insultent les valeurs anciennes de personnes différentes. Aussi, la délégitimation politique des classes moyennes, véritable levier du travail social, et leur précarisation économique, politique et humaine ouvre une confrontation indécidable avec les catégories les moins affranchies socialement mais parvenues à la puissance économique ou politique à la faveur d'alliances perverses ou de gages innommables. C'est le cas de rurbains reconvertis dans le commerce de bazar et dans la représentation politique de micro-partis fascistes ou intégristes.

Cette interpénétration des strates sociales altère les possibilités de cohabitation car elle s'accompagne d'un dévoiement des statuts, de dettes et de pulsions haineuses de part et d'autre. Il est possible d'en saisir la mesure, au plan sociopolitique, dans l'affrontement latent entre les affidés de l'ordre religieux, toujours en attente d'un signe de mouvement, et les militants de la cause démocratique, minés par l'égoïté et l'incertitude. Et, aussi, dans l'incapacité des régnants de projeter le devenir de l'Algérie, de s'identifier à leur société et d'en prévenir la déconstruction et les successions séparatrices porteuses d'ostracisme social, d'inégalités, de vacuité de la vie et de déchéance de l'honneur.

A suivre

*Professeur de psychologie clinique, psychologue clinicien, psychopathologue. Consultant international pour l'enfance et la famille. Directeur scientifique de la revue Champs.

Derniers ouvrages parus : «De l'épure au dessin. Génétique, clinique, psychopathologie», Médersa, 2017. «Adolescence algérienne.

Liens et cliniques», L'Harmattan, 2016.