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Le «Hirak», cérémonieux comme un spectacle de kermesse, dévastateur comme un véritable tsunami

par Abdelkader Guerine*

«Le Hirak» ou «Harak», retenez bien ce mot. Un terme arabe qui définit une mouvance populaire massive qui s'accapare de la rue dans le but de protester contre les injustices de l'autorité dirigeante. «Hirak» renvoie à une action générale, appliquée par tout le peuple au sein d'un pays et pas seulement par une partie de la population. Des marées humaines marchent dans les villes avec une manière pacifique et civique, détendue, plus placide qu'une insurrection forcée, festive et plus douce que le caractère violent d'une «intifada».

La mobilisation populaire constante depuis plus d'un mois en Algérie est un parfait exemple de ce type de manifestations. En effet, pour le 5e vendredi consécutif, les Algériens marchent massivement dans les rues de toutes les villes du pays. Des rendez-vous à travers lesquels le peuple réclame le départ du président, sans qu'il ne soit question du prolongement de son mandat qui tire à son terme prochainement. Il exige, de surcroît, l'effacement de tout le staff gouvernemental actuel, le changement radical du système avec toutes ses instances constitutionnelles et la proclamation d'une nouvelle république démocratique qui puisse garantir la liberté, la dignité et une vie décente à tous les citoyens.

Sur ce point, il est nécessaire de noter que l'Algérie est un pays assez riche par ses moyens naturels, sa superficie, sa situation géographique stratégique, sa culture variée, ses ressources minérales et son potentiel humain. Il est donc inconcevable que le pays demeure sous-développé malgré tous ces atouts, si ce n'est à cause de la mauvaise gérance d'un régime totalitaire, autoritaire, archaïque et sans vision économique pour un réel développement. Un régime fondé sur des traditions révolutionnaires pour légitimer sa position au pouvoir depuis l'indépendance du pays. Un régime conduit par une administration bureaucratique rouillée, crispée par la corruption à tous les niveaux des services et des instituions. Une gouvernance individuelle huilée par des relais composés de partis politiques aléatoires, de mouvements associatifs opportunistes, de syndicats désuets et d'organisations protocolaires sans aucun effet sur la société civile.

Le « Hirak » devient alors un devoir, un combat pour créer le changement. C'est la revendication de la paix par le moyen de la paix. Un outil de contestation inoffensif qui puise sa force de sa légitimité, de l'attrait de toutes les couches de la société et de sa forme de collectivisme spectaculaire et décontractée. Les médias du monde entier suivent cet événement de près, pas seulement à cause de l'ampleur phénoménale des rassemblements dans leur forme fantaisiste, mais également en raison des prévisions attendues de cette situation, et des conséquences directes que le changement de la politique en Algérie pourrait entraîner dans la région, en Afrique et même dans l'autre rive du bassin méditerranéen.

Le «Hirak», ça ne se décide pas, il est spontané. Comme l'orage, il se prépare discrètement, involontairement, dans le silence de la souffrance cumulée par les gens. Il se nourrit par le mal et la ?'malvie'', longtemps supportés par la masse des citoyens dans les profondeurs de la société. Sans prévenir, il se déclare soudain en déversant des vagues de foules impressionnantes, ambiantes comme un spectacle de gloire et dévastatrices comme un véritable tsunami. Les manifestants qui y prennent part sont de tous âges et de tous genres. L'art est aussi présent parmi les foules avec des représentations de sketchs significatifs, de musique et de chant qui font vibrer l'assistance, de démonstrations de peinture et plein de créations caricaturales humoristiques. Il faut avouer qu'on ne s'ennuie pas dans un « Hirak », l'atmosphère a plutôt l'air d'une kermesse authentique.

Pour le peuple, sortir dans la rue est un dernier recours pour exprimer son ras-le-bol et son mécontentement, un fait qui intervient souvent après tant d'alertes percevables dans d'autres manifestations antérieures moins importantes, dans des mouvements de grèves observées partout au quotidien, ou alors dans l'amplification de fléaux sociaux violents comme l'émigration clandestine ou la délinquance dans toutes ses formes. La mauvaise qualité de la vie, la cherté des produits nécessaires, la faiblesse du pouvoir d'achat induisent aussi à presser le citoyen à se révolter d'une manière ou d'une autre. La révolte est collective quand tous les gens expriment globalement un besoin unique avec les mêmes demandes en commun.

Révolution est le synonyme qui convient le mieux au mot « Hirak », mais cette appellation n'est pas usuelle dans les rues algériennes pendant cet événement. Révolution, ça semble officiel, académique, traînant le fardeau d'un héritage historique dont la légitimité révolutionnaire est lourde par rapport aux mesures morales du moment. Ça rime avec un conflit de force qui emploie tous les moyens. C'est un mot fort, dur, plus proche d'une situation de guerre. Or, « Hirak », qui se distingue par sa finalité tranquille, est un mode de contestation modéré qui s'exécute en douceur, sans heurts et sans agressivité. Toutefois, il est bien conseillé aux millions de participants d'être vigilants, motivés, éveillés, matures, avec une conduite civique afin de faire passer le message avec tact, en respectant la nature autour et l'étique de la morale humaine. Par ailleurs, une révolte est un projet qui se pense, un programme qui se prépare, tandis que le « Hirak » est une mobilisation naïve, intuitive et irréfléchie. C'est l'expression d'un débordement subit qui touche une population entière. « Hirak » et Révolte véhiculent le même sentiment de colère, les nuances de sens résident dans la forme de l'un et de l'autre.

Cependant, comme toutes les démonstrations populaires de cette envergure, le « Hirak » a ses lois et ses mystères. Ce n'est pas vraiment un acte fortuit. Ses règles sont les principes déterminés par ses raisons et ses objectifs, ses mystères se dévoilent un à un au cours de son déroulement. Ainsi, on remarque tous les jours des vérités qui s'éclatent, des masques qui tombent et de nouvelles décisions qui s'imposent. Ce mot se retourne largement parmi les manifestants. Il a un revers original, poétique, qui porte en lui les signes du changement et l'espoir du renouveau auquel toute la population aspire. Malgré son caractère docile et ses airs cérémonieux, le « Hirak » est une action puissante qui peut secouer les assises d'un Etat, renverser un gouvernement et faire fondre les murs érigés par une dictature.

*Ecrivain